Les faits
Dimanche 25 mai, Syriza (36,34 %) remporte une victoire historique. Manquant de peu d’obtenir une majorité absolue des sièges, la Coalition de gauche radicale annonce la formation d’un gouvernement « anti-austérité ».
Le contexte
Avec les soutiens de Podemos, du Front de gauche, de Die Linke, du puissant syndicat allemand DGB, etc., le gouvernement grec emmené par Alexis Tsipras n’est pas isolé en Europe au sujet de la renégociation de la dette, en dépit des réactions intransigeantes de la troïka, des marchés financiers et des caciques austéritaires.
En lui donnant une large majorité, les électeurs grecs ont conféré un mandat clair à Syriza pour sortir leur pays du carcan de l’austérité. À quels obstacles la Coalition de la gauche radicale aura-t-elle à faire face ?
Susan George À présent, les difficultés commencent. Notre joie de dimanche soir doit nous rester chevillée au corps, car rien ne sera facile pour Syriza, pour la Grèce et pour ceux et celles, en Europe, qui les soutiennent. Stathis Kouvelakis, membre du comité central de Syriza et professeur de théorie politique au King’s College de Londres, nous lance déjà un seau d’eau sinon froide du moins tiède avec son analyse des résultats. Il constate un déficit de voix dans les deux grands centres urbains d’Athènes et Thessalonique et un écart moins important que prévu avec Nouvelle Démocratie. Surtout, les caisses seront bien plus vides que prévu avant même que les ministres Syriza ne s’asseyent dans leurs fauteuils. Les recettes de l’État s’effondrent. Ainsi le programme, toujours selon Kouvelakis, « reposait sur des estimations largement surévaluées ». C’est dire si le gouvernement Syriza va avoir besoin de notre soutien, car on sait déjà avec quelle hostilité il sera traité par la Bundesbank et d’autres puissants adversaires.
Étienne Balibar Il faut dire un mot de la portée historique de la victoire de Syriza. C’est la première fois qu’une force populaire se trouve en mesure de remettre en question la « gouvernance » qui domine l’Europe depuis le tournant « néolibéral ». Cette rupture se produit dans un « petit pays », mais dont l’expérience résonne partout. D’autre part, l’Europe est un système, en sorte que tout changement sur le « front grec » va affecter l’ensemble. Dès que le gouvernement Tsipras va soulever les questions pour lesquelles il a été élu, c’est tout le paysage politique européen qui va muter, et les conflits vont surgir. D’où les obstacles puissants auxquels il va se heurter. Ceux-ci viendront à la fois de l’extérieur et de l’intérieur. On peut s’attendre à un « niet » de la part des forces emmenées par le gouvernement allemand et par la Commission de Bruxelles. Et cela alors même que l’effet désastreux des politiques monétaristes est désormais largement reconnu. D’où la question cruciale : jusqu’où d’autres gouvernements sont-ils disposés à aller pour reconnaître leur erreur ? À quoi s’ajoutent des obstacles internes : une partie de la société grecque a continué d’organiser la corruption ; elle ne se tiendra pas pour battue, au besoin en ayant recours à des provocations d’extrême droite. Entre les deux, il y a de multiples liens. Par exemple, l’évasion fiscale. Si les gouvernements grecs n’ont « jamais réussi » à la combattre, c’est qu’ils n’en avaient aucune intention. Mais le problème se pose dans toute l’Europe, comme l’a manifesté au grand jour le scandale LuxLeaks.
Francis Wurtz Tout d’abord, il ne faut pas négliger les obstacles au changement en Grèce même ! La droite y reste forte et elle est foncièrement réactionnaire : l’ancien premier ministre a d’ailleurs refusé de participer à la passation de pouvoir. L’extrême droite y est franchement néonazie. Quant aux riches et aux trafiquants qui y ont prospéré grâce au clientélisme pratiqué sous tous les régimes précédents, ils ont beaucoup à craindre du sévère programme anticorruption du nouveau gouvernement. Ils ne vont donc pas faciliter la tâche à Syriza… Mais je veux surtout m’arrêter sur la dimension européenne du bras de fer auquel vont être contraints l’équipe d’Alexis Tsipras et le peuple grec en général. Il faut mesurer la profondeur de la rupture que représente cette sorte d’insurrection démocratique grecque avec les tables de la loi de l’actuelle construction européenne (les traités, directives, règlements, pactes…) et la pensée unique qui les sous-tend ! Les ayatollahs de l’Europe libérale et autoritaire se débarrasseraient volontiers de la Grèce depuis cinq ans s’ils ne craignaient la déstabilisation de toute la zone euro. Or, voilà que c’est ce peuple qui ouvre la brèche dans leur forteresse ! Jusqu’ici, ils tablaient sur la force de l’idée qu’« il n’y a pas d’alternative » à l’austérité ni aux « réformes » (du marché du travail, du secteur public, du système de retraites…), au point que les pays récalcitrants étaient menacés de sanctions, voire mis sous tutelle (la troïka). Cette prétention vient de voler en éclats ! Les voilà placés devant leurs responsabilités : ou ils acceptent d’entrer dans un processus de remise en cause de leurs dogmes (négociation de la dette, annulation du mémorandum sur les mesures d’austérité…), ou ils prennent le risque d’un clash aux conséquences imprévisibles, tant en Grèce qu’en Europe, notamment du Sud. Les obstacles à franchir sont donc considérables pour les nouvelles autorités grecques, mais les dirigeants européens sont loin d’être tout-puissants dans les confrontations à venir. Des succès peuvent être arrachés pour le peuple grec, et, partant, pour les peuples européens.
Quelles perspectives la victoire de Syriza ouvre-t-elle pour les peuples européens ?
Étienne Balibar Des perspectives considérables, mais qu’il faut éviter de noyer sous la rhétorique, car nous sommes au début d’une période difficile. Reste que le problème de l’austérité est commun à toute l’Europe, et que l’élection grecque engendre l’espoir d’un renouveau démocratique général. Il résonnera particulièrement dans des pays comme le nôtre où des forces avaient été élues pour inverser le cours néolibéral et se sont empressées de tourner casaque, soit parce qu’elles avaient sous-estimé la puissance des obstacles, soit parce qu’en leur sein les intérêts privés étaient en réalité prévalents. Mais cette situation a son équivalent partout, elle a produit le « condominium » socialiste conservateur qui aujourd’hui domine l’UE et va se trouver ébranlé. À cela s’ajoute un fait crucial : l’ébranlement des dogmes et des rapports de forces ne vient pas de l’extrême droite, mais de la gauche « radicale ». C’est peut-être là que gît, en fait, le plus grand espoir pour les peuples européens, en tant que – dans leur diversité – ils sont liés par une histoire et un intérêt communs. Il est fondamental que Syriza ait fait campagne pour une autre Europe, en fait contre le populisme et le nationalisme.
Francis Wurtz La victoire éclatante de Syriza est ce que les forces de gauche authentiques espéraient. D’abord, parce que la dévastation et les humiliations imposées au peuple grec par l’Union européenne étaient insupportables et qu’on ne peut, comme progressiste, que se réjouir de ce formidable sursaut de dignité et de souveraineté populaire ! Ensuite, parce que les aspirations qui viennent de s’exprimer avec succès en Grèce rejoignent celles de la majorité des Européens. Souvenons-nous de notre propre expérience de 2005 contre le traité constitutionnel ! Mais eux, cette fois, en gagnant, ils ouvrent la voie, brisent des tabous et réveillent l’espoir. C’est pourquoi le « peuple de gauche » se sent solidaire et veut que Syriza réussisse. Cette large sympathie est le principal atout de la gauche grecque dans ses difficiles négociations avec Bruxelles. Je ne parlerai pas pour autant d’« effet domino » dans les autres pays européens : il n’y a rien d’automatique. Beaucoup dépendra de l’intelligence politique de la gauche dans chaque pays. L’expérience de Syriza peut servir de source d’inspiration : la politique de rassemblement, l’investissement du terrain social, la capacité d’éviter les pièges du gauchisme qui isole et l’ouverture sur la gauche européenne ont grandement contribué à ce succès retentissant.
Susan George La victoire de Syriza offre aux Européens d’Espagne, de France et d’ailleurs une leçon politique pratique et pragmatique de la plus haute importance. Elle est très simple : l’unité paie. Le meilleur programme au monde, le plus progressiste, le plus « lendemains-qui-chantent » restera sur le papier si l’on n’arrive pas à se faire élire, et l’on ne se fera pas élire si, à la gauche du Parti socialiste, nous ne sommes pas unis. La pitoyable volte-face de François Hollande montre qu’il a compris cette vérité première. Lui qui a toujours refusé de recevoir Alexis Tsipras voudrait maintenant faire croire qu’il a toujours été solidaire de la démarche de Syriza. Il craint à juste titre de disparaître comme le nouveau parti de Papandréou ou de connaître le sort du Pasok, son interlocuteur grec de toujours, désormais réduit à 5 % des suffrages. À nous de comprendre et d’agir selon le modèle de Syriza qui marche. Malgré leur situation désespérante, les Grecs n’ont pas été tentés par Aube dorée. Si nous lui offrons le visage de l’unité, le peuple français sera lui aussi moins tenté par le Front national.
Quelles solidarités construire, en France et en Europe, avec le mouvement d’émancipation grec ?
Francis Wurtz La victoire de Syriza change la nature des luttes des progressistes européens pour « refonder » l’euro et l’Europe ! Jusqu’ici, les idées que nous défendons pouvaient paraître abstraites, voire utopiques. Dorénavant, des débats de fond vont être ouverts à partir du cas grec. Exemple : Tsipras demande que le service de la dette baisse de 4,5 % du PIB à 2 % pour financer les urgences humanitaires et relancer l’économie du pays. Quoi de plus légitime ? Mais comment financer ces objectifs ? Posons la question : à quoi vont servir les plus de 1 000 milliards d’euros (soit l’équivalent de la moitié des richesses produites en France en une année) que la Banque centrale européenne s’apprête à injecter dans l’économie européenne en rachetant des titres de dette ? C’est le moment de relancer notre proposition d’un « crédit sélectif » : cet argent quasi gratuit doit aller exclusivement à des investissements socialement utiles. C’est vital pour la Grèce et c’est nécessaire dans toute l’Europe. Je pense que c’est au travers d’actions et de débats concrets de ce type que grandira la solidarité réciproque et durable dont les Grecs ont besoin pour réussir, et nous avec eux.
Susan George Dans cette situation difficile, il faudra faire confiance. Syriza est seul juge de ce qu’il a à faire, que les mesures qu’il choisit d’appliquer nous fassent plaisir ou non. Il saura mesurer ses contraintes mieux que quiconque. Ce n’est pas à nous de lui prodiguer des conseils – sauf s’il les demande – mais de suivre ses indications sur la meilleure manière de l’aider à traverser ce maquis de mauvaises volontés qui souhaiteront ardemment son échec et ne seront pas à court de moyens pour le provoquer. Cela leur permettrait de clamer que « l’on a tout essayé », que seules l’orthodoxie, l’austérité et la loi du marché peuvent indiquer le bon chemin. Avant tout et quoi qu’il arrive, soutenons Syriza dans ses difficiles négociations sur la dette. En allemand, le mot « schuld » veut dire « dette » mais aussi « faute ». La dette, c’est le péché et elle doit être punie. L’Allemagne a oublié que son succès économique après la Seconde Guerre mondiale repose largement sur la remise de ses dettes et les aides prodiguées par les pays alliés. Elle prétend oublier qu’elle n’a jamais payé les réparations qu’elle devait à la Grèce et qui lui sont encore dues ! À nous de rappeler ces faits à bon escient. Nous avons aussi à déconstruire les mythes néolibéraux répandus par tant de politiciens et tant de médias car leurs « solutions » d’austérité, de privatisations, des budgets en parfait équilibre ne peuvent rien résoudre. Les recettes néolibérales sont nocives pour les peuples et augmentent le chaos climatique et la destruction de l’environnement.
Étienne Balibar Nos solidarités doivent être aussi larges que possible. D’abord il faut éviter les surenchères inutiles. L’enjeu n’est pas de commencer un « printemps rouge européen ». C’est de créer un rapport de forces sur des lignes claires. Il faut renforcer l’Europe des peuples au détriment de l’Europe des banques. Ce qui veut dire aussi que tous les peuples doivent être mobilisés : j’entends surtout parler de ceux de l’Europe du Sud, mais je voudrais insister sur ceux de l’Europe du Nord, et en particulier les Allemands, à qui on doit pouvoir expliquer que l’argument du « contribuable » ne tient pas la route. Plus que jamais, faisons de la politique démocratique européenne à travers les frontières.
ENTRETIENS CROISÉS RÉALISÉS PAR PIERRE CHAILLAN ET JÉRÔME SKALSKI