Nous ne pouvons que constater que dans le débat en cours sur la démocratie et la réforme dans le monde Arabe, ceux qui sont les plus enclins à nier l’existence d’une identité Arabe sont en même temps les plus pressés à mettre tous ces pays ensemble lorsqu’il s’agit de les critiquer. Le mot « Arabe », en tant que désignation collective, est considéré comme opératoire tant qu’il est utilisé dans un contexte négatif.
Ceci amène d’autant plus à la question de savoir ce que l’identité Arabe signifie ces jours-ci pour ceux qui sont animés de bonnes intentions.
Je n’ai pas l’intention de ressusciter une quelconque politique identitaire. Il est bien meilleur de rester sur sa faim de construction théorique que se gaver soi-même de réponses illusoires jouant sur les émotions. Les politiques identitaires sont désastreuses. Elles masquent les différences entre forces sociales et politiques. Elles donnent au riche comme au pauvre une seule identité, et autorise le premier à parler pour le dernier, lequel sera content de partager une identité à défaut de partager la richesse nationale.
Au contraire des droits civils - qui sont les droits de tous les citoyens - et de voir leurs intérêts défendus par des organismes représentatifs, les politiques identitaires ne tolèrent que la représentation d’identités sur la base desquelles les individus sont divisés selon leur ethnie d’origine ou leur affiliation confessionnelle plutôt que sur selon leurs convictions et opinions politiques. La question de l’identité doit bien évidemment être posée. Elle doit être posée car le pouvoir qui domine aujourd’hui le monde poursuit la plus pernicieuce des politiques identitaires, imposant un affrontement des civilisations là où ce type de tension n’existait pas auparavant. Cette question doit être posée car parmi ceux qui reprennent à leur compte la politique de la seule superpuissance, un regard suspicieux est porté sur la moindre suggestion de l’existence d’une identité Arabe.
Les tentatives permanentes de réfuter une identité sont la meilleure confirmation de son existence. De telles tentatives soulignent également l’existence d’un motif inavoué pour cette réfutation [...].
Il n’y a pas lieu d’énumérer tous les points qui constituent l’identité Arabe ; ce serait « un jeu de jambes d’auto-défense ». Nous devrions plutôt nous interroger sur ce qui se cache derrière ce scepticisme vis-à-vis de l’existence réelle de l’identité Arabe. Dans ce contexte, c’est le moins que l’on puisse faire que de s’inquiéter du fait qu’en Irak, après qu’ait été reconnue une entité Kurde, il est question maintenant d’une fédération Kurdo-Sunnite-Chiite plutôt que d’une fédération Arabo-Kurde. Pourquoi les Kurdes sont-ils traités comme s’ils étaient liés par une identité basée sur une appartenance ethnique et des origines culturelles communes, ou par la certutude d’appartenir à la descendance d’un père légendaire, alors que les Arabes se voient privés d’affiliation ethnique et encore plus d’avoir une identité nationale ?
Des personnes originaires de plus d’une centaine de nationalités et avec autant d’origines culturelles et ethniques ont été fusionnées en une seul identité en Israël. C’est un precessus qui a eu lieu dans le monde d’aujourd’hui et personne n’a sourcillé. De plus, aujourd’hui, les Arabes sont invités non seulement à reconnaître Israël mais aussi à reconnaître son caractère d’état juif. Et pourtant les Arabes devraient justifier l’existence d’une identité Arabe. C’est vraiment très contradictoire.
Il n’y a aucune raison de ne pas discuter les avantages que nous gagnerions à considérer notre « Arabité » comme une identité nationale qui remplacerait les liens culturels. Beaucoup de personnes soucieuses de démocratie admettent l’existence d’une seule nation, basée sur la citoyenneté et sur la communauté d’où est sortie la nation, ou sur la communauté à partir de laquelle elle se construit.
L’existence d’une identité nationale Arabe sans citoyens bloque l’émergence d’une forme quelconque de citoyenneté capable de prendre sérieusement en charge l’objectif de la démocratie dans les états Arabes existants. Si le but d’un état est seulement de servir ses citoyens, il y a alors tentation de faire partie de ceux qui vont plutôt attendre jusqu’à ce que les nations Arabes s’unissent, retardant d’autant la tâche de démocratisation et prenant appui sur des causes nationales de façon à bloquer les droits démocratiques, les institutions, le principe de souveraineté de la loi.
Ainsi que signifie ou ne signifie pas l’idée d’adhérer à l’identité Arabe ? Et ce faisant, qu’est-ce qui est légitime, et qu’est-ce qui ne l’est pas ?
C’est assez alarmant de constater que lorsque les états Arabes ignorent leur identité Arabe ou retirent leur engagement vis-à-vis d’une nationalité Arabe transcendante, ils poursuivent leurs tentatives de consolider une identité nationale en conformité avec les frontières de l’état et qui puisse servir de fondation pour couvrir le concept de citoyenneté. Comme résultat, nous avons une désintégration dans une collection d’affiliations sectaires, régionales ou tribales produisant, au mieux, un état pour une secte ou pour des tribus plutôt qu’un état pour des citoyens. En d’autres termes, la personnalité juridique qui fait face à l’état n’est pas le citoyen individuel, mais un groupe organique de l’époque « pré-moderne ».
Comme dans beaucoup de cas les régimes dictatoriaux démolissent les structures civiles dont ils ont héritées sans proposer des structures alternatives pour établir les liens de citoyenneté, les peuples n’ont plus le choix ; lorsque ces régimes s’effondrent ou sont renversés suite à des pressions pour qu’ils se réforment, ils ne peuvent que retomber dans les seules structures sociales qui subsistent, à savoir le clan ou la secte religieuse. Ce sont les seules structures qui peuvent alors jouer le rôle d’intermédaires entre l’individu et l’état, et les seuls structures vers lesquelles le citoyen peut se tourner pour trouver support et protection, même si le prix à payer est l’abandon de son individualité, de sa liberté, de l’exercice d’une volonté politique indépendante. Ces républiques dictatoriales ont aussi utilisé le pan-Arabisme, devenu un outil idéologique de propagande pour leurs propres intérêts.
Comme il est utile d’examiner les intérêts politiques et économiques qui sont à l’origine du pan-Arabisme comme identité politique dans le monde réputé libéral qui a succédé à la première guerre mondiale, puis comme idéologie politique à la suite de la seconde guerre mondiale, et particulièrement après 1948, il est également utile d’examiner les intérêts politiques et économiques qui ont mené à la négation de l’identité Arabe, ou au moins à sa dépolitisation, dans une période où les régimes en place et l’hégémonie américaine jouent sur la parenté et les affiliations sectaires tandis que leurs opposants politisent la religion.
La tragédie est que l’identité d’un état régional, opposée à l’identité pan-Arabe, est chargée de — ou se perçoit elle-même en termes de — sa composition tribale ou sectaire et potentiellement politisable. Cela s’applique aussi dans ces instances où les frontières ont une légitimité historique et ne sont pas considérées comme un sous-produit du partitionnement colonialiste, comme c’est le cas en Egypte, au Maroc, à Bahrein et dans une certaine mesure au Liban si nous nous limitons à son statut sous l’Empire Ottoman que certains posent en principe comme favorable à la démocratie. En fait, favoriser une identité dans un état régional comme alternative à l’identité Arabe, plutôt que d’en être complémentaire exacerbe la crise des allégeances identitaires.
L’importance de l’identité Arabe ne réside pas dans le fait que c’est une expression d’une nostalgie de régimes qui en ont usé une fois comme outil de propagande. L’importance de cette identité réside plutôt dans le fait qu’elle subsiste dans la mémoire politique collective comme l’expression d’un rêve qui a vu le jour parmi les élites du monde Arabe et dans la classe moyenne au Levant dans le Croissant Fertile précisément au moment où elles succombaient à l’optimisme moderniste. Depuis, bien qu’étant conceptuellement plus ouverte, l’identité Arabe a été associée au projet moderniste de la classe moyenne, laquelle projetait l’existence d’un marché Arabe unifié et d’une économie dans les frontières d’un état Arabe uni.
Appliqué dans la réalité, ce projet d’un état Arabe uni a tenu compte de l’inclusion des peuples de non-Arabes, dont les origines réelles sont aujourd’hui obscures sauf peut-être pour les ethnologues, dans l’Arabisme de l’environnement urbain, et dans le cadre duquel il a fonctionné pour neutraliser politiquement leurs autres identités. L’Arabisme n’était pas une construction ethnique, mais plutôt une construction politique et culturelle. Comme l’Arabisme était associé au processus d’affranchissement par rapport à l’hégémonie turque, puis à la lutte contre le partitionnement du monde Arabe tel que voulu par les règles coloniales, il a gardé une place particulière dans le cœur des peuples Arabes et une puissance de mobilisation que chaque mouvement progressiste dans la région a voulu s’approprier.
Il y a plusieurs raisons pour replacer la bataille pour la démocratie dans ce contexte. C’est seulement plus tard que l’identité Arabe a été annexée pour être mise au service des idéologies conformistes qui nient les droits des minorités non-arabes, et plus le monde Arabe est fragmenté, plus ces idéologies deviennent tapageuses et exclusives, comme si la démagogie pouvait supplanter la réalité. L’identité Arabe continue à exister comme langue, histoire partagée, identité reconnue et sollicitation à la solidarité face aux interventions étrangères. Dans le contexte d’un programme démocratique, cela pourrait devenir un instrument d’unification de la majorité Arabe dans chaque état Arabe pris individuellement, dans le cadre d’une identité culturelle homogène, sans mettre de côté le caractère de l’état comme état pour tous ses citoyens — Arabes et non-Arabes traités de façon égale — et sans empiéter sur les droits culturels et collectifs des minorités non-Arabes. Une telle homogénéité irait dans le sens d’une neutralisation des différenciations sectaires dans la vie politique tout en fournissant le cadre pour la pluralité des opinions et de plateformes politiques.
Est-ce qu’une affiliation supranationale commune de l’identité Arabe serait en conflit avec la démocratie ? Pas du tout. Une telle affiliation peut encore constituer la base nécessaire pour réaliser le rêve d’une unité fédérale entre les états démocratiques, comme cela a pu se produire en Europe par exemple, même en l’absence d’une identité nationale commune. Il n’y a pas de raison qu’un tel objectif ne puisse se superposer au vieux rêve de l’unité Arabe, même si celle-ci est déconnectée du présent et ne peut plus être mise en œuvre selon la façon imaginée dans sa meilleure époque. C’était un rêve éclairé, mettant comme priorité le droit à l’autodétermination. C’était également un rêve pour le contrôle des richesses naturelles et pour exploiter ces richesses régionales au profit de tout le monde au lieu de créer un état-croupion à côté de chaque puits de pétrole.
Dépouiller l’identité de la majorité de la population de l’adjectif « Arabe » ne sert qu’à accélérer la désintégration des sociétés non seulement au profit d’affiliations sans identité, mais aussi à politiser ces identités. Au mieux ce processus produit des systèmes sectaires basés sur des quote-parts (qui de façon curieuse sont nommés « démocraties consensuelles ») s’appuyant sur des leaderships traditionnalistes et anti-démocratiques. Dans le plus mauvais des cas il est producteur de guerre civile. Mais c’est la guerre civile — froide ou chaude - qui règne dans l’un ou l’autre cas parce que la politique dans de telles sociétés — comme la discrimination, l’oppression et autres injustices — ne dépend pas d’objectifs politiques, de contre- politiques ou de l’analyse de ces politiques, mais dépend simplement d’affiliations et de puisssance de nuisance d’une affiliation par rapport à l’autre.
Ce qui permet si facilement aux puissances extérieures de neutraliser l’identité Arabe est que chaque régime a son propre lien direct et immédiat avec l’hégémonie américaine. Ce phénomène est mis en évidence par la façon dont chaque nation Arabe accorde la priorité à ses relations bilatérales avec les USA et les pays européens par rapport à ses relations avec d’autres nations Arabes. Il est également visible dans leur empressement à améliorer leurs relations Israël, toutes les fois que les circonstances le permettent, en jetant dehors leurs différences Israël comme si ces différences provenaient d’une façon ou d’une autre de leur identité Arabe.
L’identité Arabe, ici, n’est ni une cause ni un effet. C’est un phénomène lié aux groupes et à leurs politiques. Mais il n’y a aucune raison pour laquelle cette identité ne devrait pas être affirmée, pour autant que l’on se rende compte que cette identité ne contient pas toutes solutions. Le nationalisme, comme idéologie, a toujours été la propriété des mouvements politiques de droite, qui utilisent le nationalisme comme forme apparente pour des politiques identitaires, souvent avec un penchant fascisant, les exemples les plus extrêmes venant des pays européens durant le 20e siècle.
Cependant, le nationalisme est un cadre pour une appartenance qui dépasse les affiliations locales, et dans le contexte de la pensée démocratique il y a place pour affirmer une identité nationale, à condition qu’une telle affirmation favorise les processus de modernisation et de démocratisation et favorise la résistance contre la domination occidentale. Il n’y a rien de mal alors à ce que la défense de la démocratie et de la justice sociale dans le monde Arabe fasse appel à l’identité Arabe, parce que ceci aide à créer un climat d’opposition à l’hégémonie américaine, aussi bien que d’opposition à la réponse anti-Américaine fondamentaliste qui est le produit d’une opposition au modernisme lui-même.
Les démocrates arabes, ou au moins ceux qui n’attendent pas l’arrivée des chars américains, se rendent compte que la démocratie est un ensemble de valeurs dont la force est donnée par un ensemble de principes et de modes d’organisation — la rotation pacifique des gouvernements suivant un processus électoral, la séparation des pouvoirs, l’indépendance de la justice, des mécanismes pour contrôler et punir l’abus de la pouvoir, une liste de droits civiques etc... — et tout ceci représente une cause pour laquelle il faut se battre et qui doit être progressivement gagnée.
Cependant, il faut se rendre compte que la démocratie peut seulement prendre racine dans un état fondé sur la légitimité populaire, parce que sans cette condition préalable seul le despotisme peut assurer l’homogénéité de l’état. Sans ces conditions préalables, le processus de démocratisation peut déboucher sur l’éclatement du pays en petites entités distinctes. Le préalable d’une identité commune minimale parmi les citoyens est crucial pour pouvoir établir la légitimité de l’état. Cette identité permet également que l’ensemble des habitants fassent un choix parmi les programmes politiques et sociaux censés favoriser le bien-être de toute la communauté, sans que les divisions ne dégénèrent en guerre civile.
Traduction de Claude Zurback.