Certains, en voyant Indigènes, critiqueront une héroïsation des personnages et une vision quasi idyllique de la relation entre la population de la métropole - en particulier les femmes - et les soldats nord-africains. Il s’agit, en fait, d’une vision subjective parfaitement volontaire de la part du réalisateur, Rachid Bouchareb, afin de mieux dénoncer, en contrepoint, le traitement inique et raciste que connurent ces bataillons au sein de l’armée coloniale française.
Rachid Bouchareb réussit donc un film de guerre, bien joué - d’où un prix d’interprétation masculine au Festival de Cannes tout à fait mérité pour Sami Bouajila, Roschdy Zem, Sami Naceri et Jamel Debbouze -, efficace et émouvant. Le metteur en scène et producteur, Rachid Bouchareb, y a jeté toute sa force de conviction pour trouver les financements nécessaires à sa réalisation. Les soutiens du film balayent un spectre large et vont de l’État marocain à des forces politiques telles que la Ligue des droits de l’Homme.
Sincère
En réalité, le réalisateur continue, avec ténacité, un combat commencé dès ses premiers films. Facilement catalogué de cinéaste beur, Bouchareb a toujours travaillé sur les questions d’identité de l’immigration, interrogeant autant les racines de celle-ci que sa place dans la société française, la confrontant à l’aune de l’histoire des pays d’où elle vient ou de celle de France.
Pour la première fois, Rachid Bouchareb dispose de moyens importants afin d’assurer la production et la distribution. Mais il faut savoir que ce sujet lui tient réellement à cœur : en 2004 déjà, il réalisait un beau court-métrage d’animation au budget très modeste sur le massacre dont furent victimes, le 1er décembre 1945, au camp de Thiaroye, les tirailleurs sénégalais, après s’être mutinés1. Ce sujet avait déjà été traité par Sembene Ousmane, lui-même ancien tirailleur sénégalais, dans un film important, primé à Venise en 1988, mais qui fit moins de bruit alors en France qu’Indigènes aujourd’hui2.
Par l’ouverture de son film, Rachid Bouchareb choisit de faire entrer de plain-pied l’action dans la grande histoire : ces « indigènes » qui, autrefois, combattaient et tombaient furent les morts cachés des pages des manuels scolaires enseignant l’histoire des guerres de France. Aujourd’hui, Indigènes nourrit à tel point le feu de l’actualité que, pour sa sortie, Jacques Chirac a annoncé la révision des pensions militaires des anciens combattants d’Afrique. Il était temps, car la République française - qui proclame que tous les hommes naissent et demeurent égaux en droits - a traité avec la plus grande discrimination l’immigration et ses enfants. Les pensions militaires, justement, en sont un excellent exemple - comme celui du versement des retraites : « cristallisation », le mot pourrait faire penser à un joli phénomène, mais la décision, en 1959, de geler les pensions militaires de ceux qui ont formé le gros des bataillons de l’armée d’Afrique a constitué une humiliation - une de plus - infligée aux anciens combattants nés dans les anciennes colonies. Si, en vertu des lois Pasqua, les anciens combattants étrangers ayant servi dans les bataillons français ont eu droit à un titre de séjour de dix ans, la loi Chevènement de 1998 obligea le bénéficiaire à être domicilié en France, ce qui veut dire jusqu’à sa mort.
Salutaire
Parce que le Conseil d’État considérait la cristallisation comme discriminatoire, le gouvernement décida d’indexer les pensions militaires sur le pouvoir d’achat des pays d’origine, créant ainsi une nouvelle inégalité de traitement par la variation de la pension d’un ancien combattant selon le pays d’origine.
La grande vérité du film concerne 1944-1945, avec la libération de l’Italie, de la Provence, jusqu’à l’Alsace, une aventure meurtrière et victorieuse où 130 000 « indigènes » - environ 110 000 Maghrébins et 20 000 Africains -, remontant vers l’Allemagne, libéraient les populations du joug nazi. Benjamin Stora avance, pour l’ensemble des forces venant des colonies mobilisées pendant la Deuxième Guerre mondiale, le chiffre de 400 000 hommes, dont 300 000 « indigènes ».
Aujourd’hui, tandis que le gouvernement parle du rôle « positif » de la colonisation, le film rappelle, en quelques séquences bien senties, la vérité de celle-ci, par les différences de traitement entre les soldats de la métropole et ceux des colonies : courrier censuré, absence de permission, promotion illusoire, accès inégal à la nourriture... En fait, Indigènes fait la lumière sur une page de l’histoire de France que les manuels scolaires continuent de taire.
Ce film contribue à dire haut et fort qu’il est grand temps d’enseigner le fait colonial, sa vérité, et non de faire croire au rôle « civilisateur » de la colonisation, comme certains voudraient aujourd’hui l’imposer. L’impérialisme n’a jamais eu pour effet, dans son rôle de colon, que d’opprimer, asservir et spolier. En montrant les privations, les différences de traitement, le racisme, l’humiliation que l’armée française et ses officiers ont imposés à ses troupes venant des colonies, Rachid Bouchareb ouvre une brèche salutaire au vu et au su de tous. Il tend à la France le miroir de ses responsabilités, et il donne aux peuples des anciennes colonies l’image d’une mémoire jusqu’ici tue. Il est rare qu’un film ait un impact direct sur les débats d’une société et influe sur des décisions politiques. C’est le cas d’Indigènes, et tel est son mérite.
Notes
1. L’Ami y’a bon, film téléchargeable sur le site .
2. Sembene Ousmane, 6 DVD dont Camp de Thiaroye, Médiathèque des trois mondes.)