La solidarité n’empêche pas les différences d’approche. Pour les médias du monde entier, la question de reproduire ou pas la nouvelle « une » de Charlie Hebdo s’est posée, depuis sa mise à disposition sur les réseaux sociaux, mardi 13 janvier. Avec des réponses variables.
Pour certains, la reproduction de cette couverture représentant un Mahomet en larmes est un geste de soutien revendiqué. A l’image de Libération, actuel hébergeur de la rédaction de Charlie, qui tapisse sa « une », mercredi, d’une mosaïque de couvertures de Charlie et clame « Je suis en kiosque ».
Le Monde a également reproduit la couverture, en estimant qu’« il s’agit d’un document important, porteur d’un message pacifique, selon Jérôme Fenoglio, directeur des rédactions. Le dessin n’est ni injurieux ni agressif. Nous défendons notre droit à publier n’importe quel dessin qui ne soit pas insultant. »
De leur côté, Les Inrockuptibles ont opté pour leur propre représentation du Prophète, sous le crayon de Charles Berberian – un Prophète lui aussi en larmes. « Ce personnage est autant Mahomet que les musulmans qui sont atterrés, comme nous, par ce qui s’est passé ces derniers jours, a expliqué au Monde le dessinateur. C’est la première idée qui m’est venue : représenter cette tristesse partagée par tous, exprimer cette colère sourde. Si certains veulent y voir un blasphème, tant pis : rien ne les empêchera de réagir comme ça. Je trouve fantastique la une de Charlie Hebdo de ce matin qu’a faite Luz, de par le message qu’elle véhicule et par son élégance. »
« Provocation »
D’autres médias ont voulu ménager les lecteurs que ce dessin de Luz pourrait choquer, en les avertissant, comme on le fait pour des images violentes. C’est notamment le cas, au Royaume-Uni, de The Independent ou du Guardian, qui prévient sur son site que « cet article contient l’image de la couverture du magazine, que certains peuvent trouver offensant ». Dès le 7 janvier, le Daily Telegraph avait lui choisi de flouter les dessins de Charlie.
Les médias anglo-saxons sont particulièrement divisés sur ce sujet, comme le montre un recensement effectué par le site Buzzfeed. Le New York Times a ainsi choisi de ne pas publier ce dessin, jugé offensant et qualifié de « provocation ». « En réalité, nous avons republié quelques dessins de Charlie Hebdo, a expliqué le directeur de la rédaction, Dean Baquet. Mais nous ne publions jamais de contenus intentionnellement destinés à heurter les sensibilités religieuses. »
L’interprétation du Washington Post est différente, qui a publié mardi la couverture, en jugeant qu’elle n’était pas « délibérément ou gratuitement offensante », selon son directeur, Martin Baron. USA Today, le Los Angeles Times, le Wall Street Journal, The Daily Beast et CBS News, entre autres, lui ont emboîté le pas.
Aux Etats-Unis, le débat oppose ainsi des défenseurs de la liberté d’expression – à l’image du dessinateur Art Spiegelman, qui déclarait dimanche : « Il est très hypocrite de se draper dans la liberté d’expression et ensuite de s’autocensurer au point de ne pas faire comprendre le sujet à ses lecteurs » –, à ceux qui soutiennent leur droit à condamner l’attaque contre Charlie Hebdo, sans en embrasser les idées.
« Nous ne reproduisons pas les dessins de Charlie Hebdo car nous avons peur »
Cas emblématique : au Danemark, le Jyllands-Posten, qui avait publié en 2006 des caricatures de Mahomet, puis subi une fatwa et des menaces, n’a pas publié la « une » de Charlie, par souci de sécurité. « Nous ne reproduisons pas les dessins de Charlie Hebdo car nous avons peur », a expliqué son ancien rédacteur en chef, Flemming Rose, évoquant, fataliste, une « autocensure ».
La couverture a également été occultée par les grands médias des pays musulmans et dans certains pays d’Afrique ou d’Asie. Al-Azhar, la principale autorité de l’islam sunnite basée en Egypte, avait déclaré mardi que le journal « ne sert pas la coexistence pacifique entre les peuples et entrave l’intégration des musulmans dans les sociétés européennes et occidentales ».
En revanche, en Turquie, le quotidien laïc Cumhuriyet a publié une large partie du numéro. Entièrement traduites en turc, ces quatre pages, distribuées dans un cahier central intégré au journal, reprennent l’essentiel des articles et des caricatures de Charlie, y compris sa « une ». Annoncée mardi par le rédacteur en chef de Charlie Hebdo, Gérard Biard, la publication de cet encart en Turquie a été très surveillée par les autorités islamo-conservatrices turques, qui ont souvent dénoncé les « provocations » du journal français.
Lucie Soullier
Journaliste au Monde
Alexis Delcambre
Responsable du pôle Techno-médias
Frédéric Potet
Journaliste au Monde