Sur fond d’une vaste et sévère crise économique et sociale et d’une succession ininterrompue d’affaires de corruption affectant presque toutes les forces politiques ayant une représentation institutionnelle, est apparu en mars 2011 le mouvement des « indignés », suivi par des manifestations massives dans des dizaines de villes de l’État espagnol. La mobilisation sociale a mis en lumière la perte de crédibilité des principaux partis, exprimée par le slogan « ils ne nous représentent pas » et la crise de légitimité du système politique hérité de la transition post-dictature, le dit « système de la réforme » qui a abouti à la Constitution de 1978, fruit du pacte des socialistes et des communistes avec la droite issue du franquisme.
Dans l’État espagnol on est en pleine situation d’urgence sociale. L’inégalité et la pauvreté ont crû de manière alarmante. L’Organisation internationale du travail (OIT) estime que la perte d’emploi et la baisse des salaires sont les causes fondamentales de cette situation, dont le résultat concret est que le pouvoir d’achat des familles a chuté en moyenne de 17 %, perte qui va jusqu’à 43 % pour le tiers de la population qui gagne le moins.
En dépit des importantes mobilisations telles que celles de la grève générale du 29 mars 2012, les 100 000 personnes rassemblées à Madrid le 11 juillet 2012 en solidarité avec les mineurs, des « marées » blanche et verte contre la privatisation de l’enseignement et de l’éducation, des actions contre les expulsions de l’Association des victimes des hypothèques, du million et demi de signatures visant à obtenir que le Parlement débatte d’une initiative législative populaire pour un logement digne, ou de l’impressionnante mobilisation réussie des Marches pour la Dignité du 22 mars 2014, le gouvernement du Parti Populaire (PP) n’a pas cédé sur le fond. Et cela, malgré quelques victoires partielles comme celle des travailleurs des parcs et jardins et du nettoiement de la ville de Madrid contre les licenciements, le coup d’arrêt à la privatisation du système de santé dans la région de Madrid ou la victoire des associations de voisins de Gamonal, un quartier de Burgos, contre les décisions spéculatives dans leur quartier.
Une seule victoire claire et nette sur un thème central a été remportée à l’échelle de l’État : le PP a dû retirer son projet réactionnaire contre le droit des femmes à décider sur l’avortement, ce qui a provoqué la démission du ministre de la Justice. Aux yeux d’une grande partie des activistes, la lutte sociale n’atteignait pas ses objectifs parce qu’il était nécessaire de la combiner avec la lutte politico-électorale.
Dans ce contexte, où se combinent la désaffection vis-à-vis des partis institutionnels et l’incapacité de la mobilisation sociale à faire basculer la situation politique, Podemos est apparu comme un outil pour le changement aux yeux de beaucoup d’activistes sociaux et de larges secteurs de la population. Ce qui s’est confirmé aux élections européennes, aussi bien par les résultats (1 200 000 voix, soit 7,8 % des suffrages exprimés et 5 députés) que par le dynamisme dans la création de cercles et la participation aux meetings. Mais, par-dessus tout, par l’arrivée massive, à partir de ce moment, de militants de gauche et de personnes non militantes, y compris sans expérience politique, dans les cercles de Podemos.
Trois facteurs expliquent le succès de Podemos.
● En premier lieu un discours clair de dénonciation radicale des vieilles pratiques politiques antidémocratiques avec laquelle il veut rompre et un message direct et simple : il est possible d’impulser une politique alternative aux diktats de la Troïka. Des messages accompagnés par la dénonciation de la soumission à la Troïka d’une « caste » politique corrompue installée dans les rouages de l’État, cause des politiques d’austérité et de la prolongation de la crise elle-même.
● En second lieu le fait d’avoir mis sur pied une structure ouverte (et donc proche) aux citoyens permettant leur participation aux décisions de Podemos : à l’élection de ses candidats et candidates aux élections, à la définition de sa ligne politique et à l’élection des composantes de ses organes de direction, synonyme de transparence, d’horizontalité et de proximité. C’est-à-dire, donner la parole aux citoyens, au-delà des structures partidaires.
● Et en troisième lieu d’avoir travaillé et obtenu un grand écho médiatique, aussi bien dans les grands moyens de communication audiovisuelle que parmi les réseaux sociaux.
Un séisme politique
De ce fait « l’effet Podemos » a déstabilisé le panorama politique et le système de partis. Il affecte en particulier le Partido Socialista Obrero Español (PSOE) tout comme Izquierda Unida (IU). Le premier essaie de recomposer sa direction, mais en même temps il se voit contraint de montrer sa volonté d’aboutir à des pactes d’État avec le PP pour contrer la menace « rupturiste ». IU, de son côté, actuellement la plus touchée selon les sondages par l’ascension de Podemos, est en plein processus de rénovation de son équipe dirigeante, avec la volonté de converger avec Podemos, mais sans pour autant mettre en question certains aspects de sa politique institutionnelle comme sa participation au gouvernement régional andalou avec le PSOE ou son attitude tolérante vis-à-vis du gouvernement du PP en Extremadura.
À l’heure actuelle, les sondages concernant les élections générales prévues pour fin 2015, mettent en évidence des intentions de vote pour Podemos entre 18 % et 22 %, avec la possibilité de se retrouver en tête, ce qui équivaudrait à des résultats électoraux entre 25 % et 27,7 %. Podemos deviendrait ainsi la deuxième force et Pablo Iglesias est un des leaders les mieux considérés par la population.
L’hypothèse que Podemos arrive à obtenir une majorité suffisante pour arriver au gouvernement tend à devenir un cauchemar pour les « pouvoirs de fait » dans et au dehors de l’UE. L’irruption potentielle d’une force susceptible de briser l’alternance entre la droite et la social-démocratie, au pouvoir depuis ces trente dernières années, qui aspire à balayer « la caste » et à prendre un nouveau cap suffit à montrer comment la peur a changé de camp.
L’éventualité d’un accès au gouvernement de Podemos, comme de Syriza en Grèce, est une anomalie historique absolue dans les systèmes bipartites européens ; un point de rupture électoral qui reflète la grave crise politique de l’État espagnol et de l‘État grec. Mais bien qu’il s’agisse d’un point de rupture électoral, il ne faut pas oublier, en paraphrasant Marx, qu’à l’occasion, des processus de rupture sociale commencent en s’exprimant d’abord à travers des ruptures politiques (disons ici la rupture avec la caste) et qu’il ne faut pas les traiter à la légère. Dans la crise systémique que nous vivons, il est fondamental de le comprendre, parce que cela nous met face à des perspectives politiques et sociales absentes depuis des décennies.
C’est pourquoi, au-delà des limites et des contradictions que nous pouvons voir actuellement dans Podemos, ce serait une grave erreur de ne pas comprendre les dynamiques de fond et l’importance historique de son essor.
Un essor vertigineux
Avec plus de 208 000 personnes inscrites et la création en moins d’un an d’un millier de cercles qui comprennent des milliers d’activistes, on est obligé de reconnaître que Podemos a connu une croissance sans précédent. Or, Podemos naît à un moment de reflux social et d’atonie militante, à un moment où la crise ne se traduit pas en développement des dynamiques associatives, ni en adhésion aux syndicats, etc., mais où augmente l’indignation et, cependant, aussi le désespoir.
Il n’y a aucun doute que ce moment a influé sur sa structuration et sur le processus qui a abouti à l’Assemblée Citoyenne d’octobre dernier, où Podemos s’est doté d’une orientation politique et d’une structure organisationnelle, mais qui n’a pas été un congrès du genre de ceux auxquels nous sommes habitués.
Il y a eu une première phase avec une réunion de militants de tout le pays à Madrid, où ont été présentés les textes et projets de résolutions mis en débat (sans vote), et une deuxième phase, où le vote s’est fait par internet. À la première ont assisté 7 000 personnes et, lors du vote, la participation s’est élevée à 112 000 pour les documents et à 107 000 pour les structures de direction (Conseil citoyen, secrétariat général et secrétaire général).
La réussite de Podemos n’a pas seulement été de disposer d’un discours connecté avec de vastes couches de la population (comme il est arrivé en son temps au mouvement des Indignés), mais d’articuler une organisation « ouverte » dans laquelle les gens se sentent partie prenante. Cela constitue un élément important, mais qui n’est pas exempt de problèmes du point de vue démocratique, comme nous allons le voir.
Une fois passées les élections, ayant réussi à convertir l’indignation, ou au moins une partie de celle-ci, en expression politique, Podemos avait devant lui un triple défi pour se convertir en levier de transformation sociale et pas seulement en machine à gagner des élections :
• Organiser les secteurs mobilisés jusqu’alors,
• Se doter d’un programme politique concret au-delà des formulations générales,
• Convertir l’espoir qui s’était levé parmi de larges couches populaires en mobilisation sociale et en base électorale.
Ce que Podemos pourra faire face à ces défis dépendra du processus ouvert après l’Assemblée citoyenne (le congrès). Pour le moment on peut seulement dire que dans l’orientation majoritairement adoptée cette perspective est totalement absente. Mais Podemos ne va pas évoluer dans le futur proche uniquement en fonction de ce qui a été adopté par l’Assemblée, cela dépendra aussi de nouveaux événements internes et externes.
L’évolution de Podemos a été et est encore contradictoire. D’un côté, il se nourrit de secteurs qui s’organisent du fait des perspectives qu’il ouvre pour la gauche et du fait des nouvelles formes de participation et de démocratie qu’il inaugure ; parmi ceux-là, la partie la plus active s’organise dans les cercles et va devoir penser et définir des axes d’action au-delà des campagnes électorales. Mais d’un autre côté, l’équipe dirigeante essaie d’englober l’activité des cercles dans un projet politique électoral à 100 % ; cette direction a besoin de rester au-dessus et, en pratique, à l’écart de tout contrôle démocratique de l’organisation.
Qu’est-il sorti de l’Assemblée citoyenne ?
L’Assemblée citoyenne d’octobre dernier a été le moment de définir l’orientation politique – pas seulement électorale – et le modèle organisationnel. Dès lors que l’équipe dirigeante a opté pour une formule de documents alternatifs, rejetant tout droit d’amendement (la seule possibilité était de fusionner des textes), nous avons assisté à un processus faussé d’avance. Se sont mêlées l’inflation de textes (plus de 200 documents que la majorité des votants n’a même pas lus) et l’absence de débat collectif. De cette façon, la démocratie formelle, la participation de 110 000 personnes au vote par internet, a tué la démocratie réelle, qui se nourrit du processus de débat collectif. Dans Podemos, il n’existe aucun espace pour réaliser une délibération en profondeur, présupposé indispensable de la qualité démocratique, car les forums virtuels, à mon avis, sont très utiles mais ne permettent pas d’approfondir le dialogue.
En dépit de cela, en gros, il y a eu deux propositions alternatives sur le modèle organisationnel qui catalysaient, d’une certaine manière, deux projets politiques distincts pour Podemos.
► La proposition que défendait l’équipe de Pablo Iglesias et qui a remporté une large majorité, s’évertue à faire de Podemos un instrument presque exclusivement orienté vers l’accès au gouvernement à l’automne 2015. Pour ce secteur, la crise politique actuelle ne peut pas se perpétuer indéfiniment et il faut profiter de cette « fenêtre d’opportunités » avant qu’elle ne se referme. Pour y arriver ils considèrent qu’une équipe de direction monolithique et sans contestation interne est une condition sine qua non. En découle leur proposition organisationnelle où la structure organisée de Podemos (les Cercles) ne joue aucun rôle. L’équipe de direction actuelle s’appuie sur le « bonus » de légitimité de leur leader auprès de la grande majorité des inscrits à Podemos ainsi que sur le contrôle de l’équipe de presse pour faire avancer ses propositions, en passant par-dessus ce que pensent les cercles.
Ce facteur est très important, parce que le noyau dirigeant actuel considère que son rôle est indispensable, pas seulement pour construire Podemos, mais pour gagner les élections. En conséquence sa permanence et sa prééminence dans la direction constituent en soi un facteur déterminant dans chacun de leurs raisonnements. Et pour gagner les élections, ils sont convaincus que le programme doit modérer ses premières formulations (celles qu’ils ont présentées lors des élections européennes) pour parvenir à gagner le centre et disputer au PSOE la gestion du champ social-démocrate. Leur position sur le gouvernement est similaire : le noyau de Pablo Iglesias considère qu’il est la seule équipe capable de garantir que sera mené à bien le projet social et politique de Podemos.
► Le projet alternatif, à la tête duquel se trouvent les eurodéputé/es Pablo Echenique, Teresa Rodríguez et Lola Sánchez, et autour duquel ont convergé plusieurs secteurs, défendait la nécessité de structures de Podemos de bas en haut, avec des organes de direction collégiaux et pluralistes. Il donnait plus d’importance au mouvement politico-social qu’à la formule purement électorale.
Quant au document politique adopté par l’Assemblée, il contient une bonne analyse de la situation mais on n’y trouve pas la moindre proposition. L’unique message est que tout l’effort doit être centré sur la victoire aux élections législatives de fin 2015. Par conséquent, la tâche est de construire l’appareil électoral de Podemos et de ne pas mettre en jeu son prestige en participant aux élections municipales (veto qui n’existe pas pour les élections de goucernements de régions autonomes), ce qui pose un problème politique de premier plan à cause de l’importance des élections municipales dans la configuration des rapports de forces politiques. Mais à part cela, un vide profond. Peu d’éléments stratégiques, un maigre bagage programmatique et pas de réflexion ni de proposition sur le mouvement social.
Tel qu’il a été formulé, le modèle de parti sorti de l’Assemblée citoyenne est très conventionnel, hiérarchisé et dans les mains d’une élite très réduite. Bien que selon le modèle organisationnel adopté, les responsables élus de Podemos puissent être révoqués, ce modèle ne permet pas un exercice de débat démocratique ayant un pouvoir de décision dans les structures organisées de Podemos. Tout reste à la merci de ce qui est décidé au sein de la participation citoyenne par Internet dont l’opinion, n’étant pas articulée au niveau territorial, est « dominée » par le noyau dirigeant par le biais des moyens de communication, du fait que la figure de référence pour les gens est Pablo Iglesias.
De ce fait, un élément positif – la participation ouverte aux décisions – se convertit en un élément à l’efficacité démocratique douteuse dans la mesure où cela ne s’articule pas par le biais de ses espaces naturels territoriaux. C’est ainsi que ce qui peut paraître comme un espace authentiquement démocratique se traduit en espace fondé sur l’inégalité, sans aucun élément correcteur : tout le monde n’a pas le même accès aux moyens de communication de masse. De cette manière, la démocratie se convertit en plébiscite, choses qui sont dans une certaine mesure antagoniques. Par exemple, au moment d’élire les candidats aux organes de direction, le système de listes complètes implique qu’avec 75 % de voix on obtient 100 % de la représentation, ce qui normalement tombera à point pour la candidature qui sera soutenue publiquement par Pablo Iglesias.
La nature du projet
L‘Assemblée citoyenne a clos une étape et en a ouvert une autre, dont les éléments fondamentaux sont au nombre de trois : la conversion de Podemos en un parti politique centralisé et hiérarchisé au plus haut point, l’exclusion de la direction des secteurs les plus à gauche et son virage vers la préparation du triomphe électoral aux élections générales de 2015. Un objectif défini comme central et exclusif.
Ce projet sera mis en œuvre au moyen d’un modèle organisationnel centralisé et basé sur une « machine de guerre électorale », avec le leadership charismatique de Pablo Iglesias à sa tête, et au moyen de la ratification de ses décisions par le biais de mécanismes plébiscitaires, comme jusqu’à présent.
Sa stratégie passe par adapter le discours aux nécessités électorales et au « sens commun » dominant au niveau de conscience du gros de la population à laquelle il s’adresse. Il ne s’agit donc pas d’un parti de militants ni d’un parti-mouvement. Il s’agit d’un parti électoral d’un nouveau type qui ne semble pas aspirer à un ancrage territorial par le biais de la délibération interne et la participation active des Cercles à sa construction.
Podemos combine la maigre concrétisation de son projet de changement social et le réajustement continu de celui-ci en fonction des nécessités électorales et du soutien social, avec la formulation de propositions concrètes toujours plus pragmatiques destinées à chercher du soutien au sein des couches moyennes et à renforcer sa « respectabilité » en tant que force politique. En ce sens, il relègue au second plan le rapport avec les mouvements sociaux.
Le bilan provisoire qu’il convient d’en tirer est que dans ce processus est sorti vainqueur le projet que représente Pablo Iglesias et l’équipe qui a été élue pour faire partie du Conseil citoyen. Un projet qui aspire à agglutiner une majorité électorale autour de la polarisation des « gens » face à « la caste », du « peuple » face à « l’oligarchie », et qui tend à subordonner à cette polarisation l’intégration dans son discours et son programme d’autres réponses et demandes en fonction d’un critère : est-ce qu’elles aident ou non à la construction d’une unité nationale-populaire la plus large possible à fin de « gagner » les prochaines élections générales.
Or la légitime aspiration à ne pas rater la fenêtre d’opportunité qu’offrent la crise actuelle du régime et, plus encore, le déclin des deux grands partis conduit à une évolution de l’équipe dirigeante, qui tend à la modération du programme avec lequel Podemos s’est présenté aux élections européennes sur des questions clés. On cherche ainsi à apparaître comme une alternative de gouvernement « réaliste », avec le sens de la « responsabilité d’État » et dont feraient partie « les meilleurs » (les personnes expertes dans chaque domaine). La modération du programme électoral et du discours de Podemos a été parallèle à l’augmentation de ses espoirs électoraux et dans son évolution vers un modèle de comportement voisin de celui des partis « attrape-tout ».
On est passé de la recherche de la « centralité » – par la mise au premier plan de thèmes centraux qui affectent de larges couches de la population au-delà de leurs références idéologiques – à la tentative de disputer au PSOE le « centre » politique. De là, la nouvelle image social-démocrate qui est projetée pour effacer le passé plus à gauche du programme électoral des européennes. Le projet du programme économique, confié à deux professeurs d’université, est économiquement keynésien et politiquement social-démocrate. Il a été l’outil qui a permis de mener à bien l’opération. Le modèle de comportement populiste de la direction fait que dans sa relation directe et sans médiations avec l’électorat, on peut combiner des messages très différents. La stratégie populiste n’est pas seulement un « discours vide ». Les arguments et les propositions de la direction de Podemos peuvent varier selon ce qu’elle estime le plus opportun à chaque moment et nous pourrons connaître des virages en diverses directions.
Nous ne devons donc pas analyser Podemos comme une force anticapitaliste ou à vocation de le devenir mais bien comme un projet national-populaire espagnol (y compris avec les contradictions que cela lui crée en Catalogne et ailleurs), anti-néolibéral et en faveur de la rupture démocratique avec le régime de 1978. Une force qui, bien que dans sa direction, à son sommet, on n’ait pas laissé d’espace pour ceux qui défendaient d’autres propositions au cours du processus des assemblées, compte avec une pluralité de sensibilités en son sein et des activistes disposés à continuer à batailler pour « gagner » – pas seulement au plan électoral mais aussi au plan politique et social – en créant et en construisant du pouvoir populaire.
Vers l’avant
Aujourd’hui il reste à voir le résultat que donneront aussi bien le processus d’articulation interne (qui englobe l’élection des Conseils locaux et ensuite régionaux – qui s’achèvera fin janvier –, que celui des élections municipales (mai 2015), auxquels Podemos ne se présentera pas avec des candidatures propres mais au sein de candidatures d’unité populaire. L’achèvement de ces deux processus permettra d’avoir un tableau plus achevé de la réalité organisationnelle et institutionnelle de Podemos et du poids des différentes sensibilités qui en font partie.
Jusqu’à présent, le noyau dirigeant – je souligne, car je ne me réfère pas aux activistes – de Podemos maintient une ambiguïté calculée au moment de s’engager dans les initiatives de mobilisation, comme il l’a fait récemment à propos des marches pour la dignité du 29 novembre. Le seul geste mobilisateur qu’ait fait le nouveau Conseil citoyen (organe de direction large) a été d’appeler à une manifestation le 31 janvier en défense de Podemos contre les attaques de la droite, comme moyen de mesurer le soutien social dont il dispose. Une manifestation dont les modalités restent à définir et que, pour notre part, nous essaierons de transformer en dénonciation de la corruption et des politiques antisociales à réaliser unitairement avec d’autres forces, car une simple auto-affirmation de Podemos ne mènera pas loin.
Mais au-delà, le phénomène Podemos a déclenché l’apparition au sein des Comisiones Obreras (CCOO) d’un courant critique, Ganemos-CCOO, qui a lancé un manifeste signé par 1001 délégué.e.s syndicaux. Ganemos-CCOO exige une régénération du syndicalisme, la démission du secrétaire général, s’oppose au dialogue social et se réclame d’un syndicalisme de lutte. Reste à voir ce que peut être son évolution, mais on ne s’aventure guère à pointer le fait que le phénomène Podemos – comme expression de la crise politique et sociale – va bien au-delà du strict cadre électoral qui constitue actuellement son projet dominant.
Le rôle de Izquierda Anticapitalista
Podemos catalyse et agglutine des milliers d’activistes qui voient dans cette force politique un instrument utile pour faire tomber le régime de la réforme et affronter la Troïka. Izquierda Anticapitalista (IA), qui a participé au lancement de l’initiative, au-delà des importantes divergences qu’elle a avec l’évolution actuelle de la direction, ne peut pas et ne doit pas baisser les bras dans la construction de cette alternative.
Podemos constitue, de loin, la meilleure initiative qu’a pu impulser la gauche radicale depuis des années dans l’État espagnol. C’est pourquoi il est nécessaire de suivre le travail de construction et de développement de cette organisation, en recherchant la convergence en son sein avec d’autres secteurs et sensibilités avec lesquels on puisse arriver à se mettre d’accord en fonction des questions qui apparaîtront à l’avenir, comme la démocratie interne, la participation politique à partir d’en bas, le pari pour un programme de rupture et l’insertion dans les mouvements sociaux.
Plus encore, sauf nouvelles dynamiques qu’à ce jour on ne peut prévoir, travailler à la consolidation des cercles de Podemos, à son ancrage dans les mouvements sociaux et dans les mobilisations contre les politiques actuelles, constitue le meilleur antidote pour éviter que Podemos reste limité à une pure machinerie électorale ou subordonné à ses élus.
Rien n’est écrit d’avance. Podemos, au cas où il arriverait au gouvernement, sera soumis à de multiples tensions et pressions du fait de la marge de manœuvre étroite qu’ont les politiques de changement, y compris réformistes, dans l’actuel contexte de crise. Podemos ne va pas tarder à se voir contraint de choisir entre se soumettre « par réalisme » au diktat des marchés ou défendre avec la mobilisation sociale un programme de rupture avec eux. On ne peut pas non plus écarter la possibilité qu’une victoire électorale de Podemos alimente une reprise de la mobilisation sociale contre l’establishment politique et économique, ce qui ouvrirait l’espace à un front de pression populaire en faveur d’un changement favorable au peuple et pour que le gouvernement ne cède pas au chantage des pouvoirs financiers.
C’est pourquoi, au-delà de ses contradictions, Podemos est l’espace prioritaire pour avancer vers la rupture avec le régime de 1978 et l’austérité de la Troïka. Podemos est le projet que doivent impulser les anticapitalistes de l’État espagnol. La référence de Podemos la plus forte dans la société, c’est qu’il représente un mouvement de rupture plus qu’un possible gestionnaire « sain » du système.
Convertir Podemos en outil de transformation sociale nécessaire ne va pas être un travail facile. Face à l’impasse de la mobilisation sociale, les attentes électorales pèsent lourd et des difficultés existent à alimenter la vie et le fonctionnement des structures de Podemos. Il reste à commencer à construire une organisation musclée capable de faire face aux enjeux actuels et mettre un frein aux dynamiques élitistes impulsées par l’actuelle direction de Podemos, qui laissent peu d’espace à la participation militante.
Pour les anticapitalistes il est fondamental de comprendre que, pour que Podemos aille dans la bonne direction, il est nécessaire d’animer son fonctionnement collectif et d’arriver à l’engager dans les dynamiques sociales. L’objectif est de le convertir en une organisation capable de répondre aux besoins des gens et d’impulser la mobilisation et l’auto-organisation des opprimé-e-s. Y arriver supposera un effort redoublé pour IA sur différents terrains. Par exemple, sans vouloir être exhaustif, impulser le travail collectif pour consolider les militants anticapitalistes comme cadres politiques de Podemos, capables de comprendre la situation politique et les enjeux qu’elle présente, d’avoir la souplesse suffisante pour réagir à un processus changeant et de développer des initiatives politiques tant au niveau du mouvement social que des institutions.
Concrètement, vu que le règlement intérieur de Podemos interdit qu’en son sein existent des partis d’envergure nationale, IA va devoir modifier sa forme juridique. La stratégie d’impulser la mobilisation et l’auto-organisation des opprimés implique que les anticapitalistes créent un espace de travail et d’élaboration qui permette de générer des idées, de la cohésion et des propositions. Mais elle suppose aussi de la faire avec ces secteurs qui au sein de Podemos partagent les objectifs de démocratisation et de renforcement des propositions de gauche.
Les difficultés du moment et les contradictions existant dans Podemos n’échappent à personne. La solution n’est ni de les fuir ni de s’adapter à la dynamique dominante, mais de maintenir la tension nécessaire. C’est la seule garantie pour avancer dans la construction d’une alternative anticapitaliste. Les progrès sur ce chemin sont importants non seulement en raison de la situation dans l’État espagnol. Le succès de Podemos aux élections européennes et le développement fulgurant qui s’en est suivi ont eu un écho important et constituent un sujet de réflexion dans la gauche anticapitaliste européenne. Les pas qui seront faits dans l’État espagnol auront aussi de l’importance pour ces secteurs, engagés dans la construction d’alternatives politiques anticapitalistes dans toute l’Europe.
Manuel Garí, Madrid, le 9 décembre 2014