Depuis quelque temps, le discours sur l’Afrique dans la presse internationale, économique particulièrement, ainsi que dans les revues académiques, est en train de changer. Il n’est plus dominé par ce que l’on nomme couramment l’« afro-pessimisme » – qui permet à de nombreuses ONG dites de développement de s’adonner à la mission civilisatrice néocoloniale en Afrique. Il y a aussi désormais, avec une forte tendance à supplanter le discours « afro-pessimiste », celui « afro-optimiste » fondé sur le taux de croissance moyen du PIB de l’ensemble Afrique pendant les dix dernières années : autour de 5 %. Ce qui en fait, dans la logique économique bourgeoise, le deuxième moteur de l’économie mondiale, après l’Asie, en ces temps-ci où bon nombre d’économies du centre capitaliste traditionnel balancent entre sortie de la récession et crainte d’y retourner.
Parmi les autres preuves de cet éveil économique de l’Afrique, il y a la visibilité croissante de ces milliardaires et millionnaires africain·e·s, capitalistes assumé·e·s, qui peuvent même se contempler et être admiré·e·s désormais dans deux éditions africaines (l’anglophone est publiée à Johannesburg, la francophone à Brazzaville) du principal magazine des riches Forbes. Il y a aussi, dans ce contexte, la croissance, présentée comme exponentielle, de la classe moyenne africaine. Selon la Banque africaine de développement, un·e Africain·e sur trois appartient actuellement à la classe moyenne. Et, il en sera mieux au fil des ans. On pourrait dire, comme en amour : « aujourd’hui plus qu’hier, mais moins que demain ». Avec effet de ruissellement : plus il y aura du lait et du miel à la pointe de la pyramide (la minorité des milliardaires et millionnaires), plus il en coulera, atteignant non seulement le milieu de la pyramide (la classe moyenne), mais aussi la base (les pauvres qui appelé·e·s à monter dans la classe moyenne). Ce qui ne pourrait que rétrécir la base de la pyramide, par rapport au milieu, et ne peut être considéré comme négligeable. Cet « afro-optimisme » tourne même à l’« afro-enthousiasme » en considérant cette croissance soutenue du PIB africain, avec sa classe de milliardaires et millionnaires ainsi que sa classe moyenne, comme le prodrome d’un « temps de l’Afrique », après des siècles de domination. Comment ne pas se réjouir de l’imminence d’une Afrique émancipée. Sans perspective impérialiste ? Cependant, malgré les changements perceptibles dans presque toutes les sociétés africaines, la croissance actuellement célébrée est bien loin d’être le chemin qui mène à l’émancipation. Bien au contraire, elle ressemble plutôt à un relookage des mécanismes de la domination et des injustices sociales.
La croissance du PIB moyen de l’Afrique est indéniable, avec, pour certains pays, des taux de croissance à deux chiffres que l’on ne trouve nulle part en ce moment dans le capitalisme central. Toutefois, la croissance du PIB du Burkina Faso (7,9 en 2010, 4,2 % en 2011, 9 % en 2012, 7 % en 2013) ou de l’Éthiopie (12,6 %, 11,2 %, 8,7 %, 10,4 % pendant la même période), par exemple, ne rend pas, en matière de “développement” (social), ces économies comparables à, voire ne les rapproche même pas de celles du Danemark (1,4 %, 1,1 %, -0,4 %, 0,4 %) ou de la Suisse (3 %, 1,8 %, 1 %, 1,9 %). Ce qui peut être dit sans être un admirateur de quelque capitalisme.
En fait, la célébration actuelle de la croissance africaine, par la foultitude de griots du capitalisme, est essentiellement celle de la profitabilité des investissements, de toutes provenances, africains compris. L’Afrique étant considérée comme un espace leader en matière de retour sur investissement, principalement les investissements des transnationales, auxquelles sont souvent liés la presse spécialisée, les cabinets d’études (McKinsey et consorts), les experts académiques « endollardés » (Aimé Césaire), etc. Transnationales, accompagnées parfois par des capitaux africains, investissant principalement dans l’extractivisme qui est encore le principal moteur de la dite croissance. Ce qui maintient la plupart des économies dites africaines dans cette vieille spécialisation héritée de l’époque coloniale. Voire du temps des premiers comptoirs du capital (marchand) en Afrique, quand l’on prend par exemple le Ghana : depuis l’intérêt portugais pour l’or d’El Mina (17e siècle) auquel se sont ajoutées la production cacaoyère à partir de la colonisation et, dès la fin 2010, l’extraction pétrolière. C’est celle-ci qui a presque doublé la croissance du PIB ghanéen en quelques mois : 7,7 % en 2010 et 14,4 % en 2011. Mais, concernant les fruits de cette production pétrolière – contribuant aussi à l’aggravation du réchauffement climatique –, des salariés ghanéens du secteur se plaignaient encore récemment, par une grève, de la modicité de leurs salaires, comparés à ceux de leurs collègues expatriés.
Croissance qui profite aussi aux nouveaux accapareurs capitalistes des terres, parmi lesquels des bourgeois agropastoraux locaux, poussant ainsi des centaines de milliers de paysan·ne·s non pas vers la classe moyenne dite en expansion extraordinaire, mais, au “mieux”, vers un statut de prolétariat agricole surexploité. Y compris des enfants, comme ceux de l’Ouest éthiopien [1], qui sont ainsi privés même de la scolarité primaire à universaliser, selon les onusiens OMD (Objectifs du Millénaire pour le développement). Des terres qui produisent surtout pour l’exportation. En compatibilité avec la traditionnelle dépendance alimentaire des États africains, si bien organisée qu’elle ne cesse de se développer au fil des ans, coûtant annuellement à l’Afrique au moins 30 milliards de dollars, en ces années de croissance de son PIB. Pendant ce temps, la petite production locale est étouffée. Ce qui va empirer avec l’entrée en vigueur des Accords de partenariat économique avec l’Union européenne, un vrai marché de dupes de plus, au nom de la coopération.
Par ailleurs, au nom d’une prétendue amélioration de la croissance agricole africaine, les transnationales semencières organisent, depuis quelques années, une mise en dépendance semencière de l’Afrique, aussi bien par la vente de leurs semences génétiquement modifiées que par le brevetage du patrimoine jusqu’alors communautaire. L’Alliance pour la Révolution verte en Afrique et la Banque africaine de développement (où parmi 78 États, dont 25 non africains, cinq membres du G7 – sans compter les deux autres – détiennent 25 % du capital) sont les principales marionnettes de cette entreprise néfaste des transnationales semencières, comme Monsanto. L’un des grands actionnaires de celle-ci, n’est autre que la Fondation Bill & Melinda Gates qui, au nom d’une philanthropie participant historiquement à l’impérialisme états-unien, développe son influence sur de supposées élites africaines en charge de relayer sa propagande. Nul besoin de fournir un grand effort intellectuel pour comprendre que cette révolution verte dite africaine, un projet de Bill Gates et consorts, va en direction contraire de la lutte des peuples africains pour une souveraineté et une justice alimentaires et entreprend de l’étouffer.
Les surprofits réalisés par les différents investisseurs – aussi par le fait d’une distribution trop inégalitaire des salaires – sont massivement rapatriés, légalement et illégalement. Ceci avec la complicité des gouvernants africains. La participation de ceux-ci, en très bonne place, aux orgies de l’accumulation capitaliste est devenue leur principale raison d’être aux sommets des États qu’ils ont souvent de la peine à quitter, au mépris du bon sens. Ainsi, c’est aussi la soif inextinguible d’accumulation du capital qui explique la tentative de tripatouillage constitutionnel par Blaise Compaoré, parrain sous-régional de la FrançAfrique et de criminels (du rebelle libérien Charles Taylor aux narco-jihadistes en passant par les rebelles trafiquants ivoiriens en guerre contre le régime de Gbagbo). Pour un Compaoré balayé par le mouvement populaire, combien d’individus de la même engeance sont à l’affût, s’entêtant à espérer réussir là où celui-là a échoué. Autocrate et ploutocrate nonagénaire, Robert Mugabe prépare sa succession dynastique électorale, par son épouse Grace Mugabe. Tel autre, au Congo, n’hésite pas à agiter le spectre du bain de sang en cas d’obstruction populaire de son tripatouillage. L’Afrique n’a pas encore perdu son statut de bon terrain du vampirisme capitaliste, comme le prouvent aussi aujourd’hui les factions sud-soudanaises envoûtées par les pétro-dollars. Voire le massacre des mineurs de Marikana (août 2012) encouragé, selon certains documents, par un ancien leader syndical devenu l’un des hommes les plus riches d’Afrique du Sud et son actuel vice-président (depuis juin 2014).
La célébration actuelle de la croissance du PIB en Afrique est bien, celle de la réalisation en cours du projet que l’impérialisme néolibéral avait grosso modo concocté pour l’Afrique, qui avait commencé avec les programmes d’ajustement structurel, imposés en guise de remède à la crise de l’endettement public dans laquelle se sont retrouvés alors les États dits du Tiers-Monde ou du Sud en général, d’Afrique en l’occurrence. Avec une certaine complicité du système financier international.
Cette croissance est une consolidation de l’emprise du capital sur les sociétés africaines. Ce que ne remet pas en cause l’émergence de nouvelles puissances économiques.
En effet, tout en ayant d’une part avec les États africains, des rapports économiques relativement différentes de la tradition capitaliste/impérialiste en Afrique, au nom parfois d’une commune appartenance au “Sud”, d’autre part des relations concurrentielles avec les économies du centre capitaliste, ces nouvelles puissances ne sont nullement opposées au développement du capitalisme mondial, à sa consolidation. Bien au contraire, elles veulent se faire des meilleures places dans sa structure hiérarchisée, y compris en occupant celles des puissances traditionnelles, qui sont leurs alliées et concurrentes en même temps – la Chine (puissance émergée) étant l’un des principaux soutiens du Trésor public états-unien, avec des investissements en expansion dans une Union européenne où sévit une accentuation de l’ajustement structurel néolibéral – dit “austérité”, afin de respecter la distinction entre les sociétés européennes civilisées et démocratiques et celles de l’ancien Tiers-Monde, même si on ne les dit plus “arriérées”. Pour ces puissances capitalistes dites émergentes, les « rapports Sud-Sud », avec l’Afrique en l’occurrence, sont surtout un atout dans la marche vers la réalisation de cette ambition. Ainsi, l’Afrique s’avère encore un passage obligé pour les puissances établies et émergentes, à cause de sa particulière richesse en ressources naturelles, et aussi comme un marché aux riches potentialités. Donc, malgré l’enrobage tiers-mondiste de l’expansion africaine de ces nouvelles puissances capitalistes, elles consolident la globalisation capitaliste en Afrique. Elles participent du projet de l’impérialisme tout en l’affectant relativement par les spécificités de leur partenariat avec les États africains. Elles font du sous-impérialisme, déjà que « les relations existantes entre pays émergents sont souvent des relations de sous-impérialisme [2] » Les États africains demeurent néanmoins dépendants, non plus seulement des puissances traditionnelles. Même si à la différence des États-Unis, de la France et l’Union européenne, voire du Japon, la Chine ou l’Inde, par exemple, n’envoient pas (encore ?) des soldats protéger leurs intérêts ou leurs convoitises économiques. L’Afrique du Sud s’y est essayé en Centrafrique sous le régime chancelant de François Bozizé, mais l’armée française, traditionnelle puissance néocoloniale en Centrafrique, y a repris sa place, grâce à un mandat de la « communauté internationale ».
Cette croissance, profite évidemment aux capitalistes africain·e·s, les milliardaires et millionnaires, sortant davantage du bois ces dernières années, qui ne sont pas moins criminel·le·s que celles et ceux venant d’ailleurs. Cependant, elle n’est pas vraiment bénéfique aux peuples africains en général, aux salarié·e·s en particulier. Ne parlons pas de cette jeunesse très massivement au chômage, dont l’une des issues dans la désormais première économie africaine est l’adhésion à la secte criminelle Boko Haram. En Centrafrique, avec sa croissance de 3 % avant la crise politicienne, la pauvreté de la jeunesse s’est confessionnellement clivée en miliciens Seleka et anti-Balaka. Une organisation de la société en fonction d’un vrai intérêt général, de l’amélioration des conditions de vie des peuples, avec leur participation souveraine, n’aurait pas favorisé la tragédie d’Ebola en Guinée, au Libéria et en Sierra Leone. Ces deux derniers cas illustrant d’ailleurs la nature extravertie et superficielle des taux de croissance à deux chiffres : 15, 7 %, 10,5 %, 13,8 %, 10,2 % et 11,3 % de croissance du PIB en 2007, 2008, 2009, 2012 et en 2013 au Libéria, 15,2 % et 20,1 % en 2012 et 2013 en Sierra Leone, sans impact positif sur les pauvres et les systèmes de santé publique.
La célébration d’un boom de la classe moyenne africaine, censé accompagner la croissance économique, relève plus de l’enfumage idéologique, pour gobe-mouches du néolibéralisme. Certes qu’il y a l’émergence d’une nouvelle couche moyenne, liée aux métiers de l’informatique, de la finance et à l’affairisme, à l’instar des buppies sud-africain·e·s, dont l’une des principales qualités, pour les griots de la croissance néolibérale, est son consumérisme niais, tous azimuts. Mais, elle ne constitue qu’une minorité de la classe moyenne, sa tranche « supérieure » selon la Banque africaine de développement [3]. Le pourcentage dans la population africaine de cette tranche « supérieure » additionnée à celle dite « basse » de la classe moyenne n’est pas plus important que ce qu’il était avant l’imposition des programmes d’ajustement structurel néolibéral – avec ses gels des salaires, liquidation des entreprises d’État, licenciements, etc… C’est la tranche dite « flottante », c’est-à-dire toujours exposée à rechuter dans la pauvreté – encore très dominante dans les société africaines –, qui constitue la majorité de la dite « classe moyenne ».
Aujourd’hui, au Cap comme au Caire, à Accra et ailleurs, le niveau de vie d’une grande partie de la classe moyenne aussi est frappée par la hausse – décidée par les gouvernants locaux – des prix des hydrocarbures, entraînant celle d’autres denrées de première nécessité, des taux bancaires, etc.
Pire, cette célébration de la classe moyenne ne s’appuie aucunement sur une collecte sérieuse de données sociales. C’est plus de la désinformation. Toutefois, la Banque africaine de développement et autres officines de la même engeance peuvent être crues quand elles affirment que la croissance économique africaine s’accompagne d’un développement des inégalités et estiment que les pauvres constituent toujours près ou plus de la moitié de la population dans les sociétés africaines. Ce qui pourrait perdurer pendant des décennies décennies, si cette criminelle logique économico-sociale n’est pas stoppée.
En effet, ce n’est pas une fatalité.
Ainsi, il est, bien plus qu’auparavant, nécessaire de mettre un terme au statut de l’Afrique comme garenne pour l’accumulation de la puissance capitaliste, même quand ce serait pour l’érection future d’une Afrique puissance capitaliste que certains paraissent souhaiter. Car il n’y a pas d’émancipation réelle dans l’exploitation, la domination ou l’oppression des autres, dans le progrès écocide. Il n’y a pas à vouloir remplacer qui que ce soit dans la cabine de pilotage du train fou de la croissance capitaliste. Aujourd’hui bien plus qu’hier, au risque qu’il soit trop tard demain, il s’agit de changer de train, de rails, pour une autre destination que le développement capitaliste – foncièrement inégalitaire, injuste, oppressif, porteur de guerres, écocide – des sociétés africaines.
C’est en s’unissant dans les luttes (locales et régionales) et en cultivant la compréhension partagée et discutée des dynamiques de la nature et des sociétés, des perspectives, que les exploité·e·s, les opprimé·e·s, les opposant·e·s à l’écocide vont dynamiser la lutte pour l’émancipation de l’Afrique, en solidarité avec le même processus dans les autres régions du monde. Personne ne les émancipera à leur place. Surtout pas les partisan·e·s du capitalisme qu’ils/elles soient d’Afrique ou d’ailleurs, du Nord ou du Sud. Même quand elles/ils portent le masque syndical ou celui des luttes glorieuses du passé comme c’est le cas dans l’Afrique du Sud post-apartheid.
Jean Nanga