L’élection présidentielle, la quatrième depuis la chute de Suharto en 1998, a été particulièrement tendue car il n’y avait que deux candidats. Ils symbolisaient tous deux des attitudes très différentes à l’égard de la dictature récente en Indonésie et par rapport au développement de la démocratie.
Les deux candidats
Jokowi est gouverneur en exercice de Djakarta, ville de plus de dix millions d’habitants et capitale de l’Indonésie. C’est un phénomène politique qui s’est lancé dans les élections pour le poste de gouverneur de Djakarta en outsider relatif mais qui a gagné avec une marge confortable. On expliquait ordinairement sa popularité en pointant son bilan antérieur en tant que maire de Surakarta, une ville bien plus petite du centre de Java. À la différence de pas mal d’hommes politiques indonésiens puissants, Jokowi n’est pas le représentant d’un clan politique, ni un magnat des affaires entré en politique comme dans une activité secondaire. Son père était à la tête d’un atelier de fabrication de meubles et Jakowi, avant de se lancer en politique, avait lui-même une entreprise relativement prospère de vente de meubles. Élu, il se fit connaître comme quelqu’un de modeste, prêt à se lier aux gens ordinaires, et honnête (ce qui changeait de la corruption et du népotisme ambiants). C’est un fonctionnement politique qui est très différent de l’élitisme hautain cultivé par les hommes politiques indonésiens depuis le régime Orde Baru (Ordre nouveau) de Suharto. Cela l’a rendu très populaire. Cela lui a aussi valu d’être qualifié de « populiste », mais il y a peu de chose dans ses orientations qui rappelle, par exemple, le populisme de Sukarno, le premier président indonésien. Jokowi vise plutôt à être un technocrate libéral : moderne, efficace et, bien entendu, favorable aux entreprises.
Prabowo, son rival, ramenait par bien des aspects à l’ère Suharto. Son père était ministre de l’Economie, de la Recherche et de la Technologie au cours de la dictature de Suharto. Prabowo s’est engagé dans l’armée indonésienne en 1970, et en 1976 il s’est engagé dans Kopassus, les forces spéciales indonésiennes de sinistre réputation. L’acte fondateur d’Orde Baru fut le massacre d’au bas mot 500.000 communistes, syndicalistes et autres gens de gauche (ou réputés tels) vers la fin de 1965 et le début de 1966 [1]. Les unités destinées à former plus tard Kopassus ont joué un rôle central dans l’organisation et l’exécution de ces massacres. Depuis lors, Kopassus s’est à de multiples reprises plongé les mains dans le sang, violant les droits de l’homme dans l’ensemble du pays, y compris au cours de campagnes de contre-insurrection au Timor oriental, dans Aceh et en Papouasie. Prabowo s’est engagé dans Kopassus un an après l’invasion indonésienne du Timor oriental, qui a renversé un gouvernement populaire et progressiste dirigé par le Fretilin, le mouvement d’indépendance du Timor oriental. Cela a marqué le début d’un quart de siècle d’occupation brutale qui a fait environ 200.000 morts au Timor. Prabowo a vu dans la campagne de l’armée indonésienne contre la résistance du Timor oriental une action décisive.
Prabowo était une vedette montante de la dictature de Suharto. Les gouvernements occidentaux ont soutenu l’écrasement par Suharto de la gauche indonésienne et l’ouverture du pays au capital étranger. Pendant que les soldats indonésiens se déchaînaient dans l’ensemble du Timor et dans Aceh dans les années 1980, Prabowo recevait une formation « antiterroriste » à l’étranger. En 1980 et 1985 il a été formé aux États-Unis et en 1981 il s’est entraîné avec le GSG-9, les forces spéciales allemandes. Prabowo était l’un des enfants chéris du dictateur et en 1983 il a épousé Siti Hediati Hariyadi, fille de Suharto. Au fil des ans, il parvint au rang de lieutenant-général, alors qu’il était impliqué dans les violations des droits de l’homme en Papouasie et au Timor oriental.
La chute du régime Suharto fut aussi celle de Prabowo, au moins pour un temps. Alors que la crise de l’Asie de l’Est en 1998 touchait de plein fouet l’Indonésie, le régime Suharto a été ébranlé par des manifestations de masse contre l’inégalité économique, la pauvreté, la corruption et les abus de pouvoir. Les soldats de Prabowo ont contribué à organiser des pogroms contre la minorité chinoise du pays, essayant avec un certain succès de détourner le mécontentement contre ce bouc émissaire traditionnel. Lui-même fut directement impliqué dans l’enlèvement et la torture de militants favorables à la démocratie, y compris des membres du parti de la gauche radicale Partai Rakyar Demakrat (PDR, Parti démocratique du peuple) qui jouait un rôle important dans la lutte contre la dictature. Treize d’entre eux ne sont jamais revenus. Quand fut connue la participation de Prabowo dans les disparitions, il fut renvoyé de l’armée et partit en exil volontaire en Jordanie. Le roi Abdullah de Jordanie est un de ses amis personnels.
Après son retour en Indonésie, il a rejoint dans les affaires son frère, qui s’était enrichi en tant que copain de Suharto. Aujourd’hui Prabowo est lui-même multimillionnaire. Parmi ses biens, il y a des compagnies pétrolières, de gaz et de charbon et des plantations pour l’huile de palme. Pour Prabowo, la richesse ne suffit pas : déjà en 2004 il avait tenté en vain de devenir le candidat présidentiel du Golkar, l’ancien parti de Suharto. En 2008, il a mis sur pied son propre parti, le Gerakan Indonesia Raya ou Mouvement de la grande Indonésie (Gerindra). En 2009, il a tenté d’être candidat à la présidence mais n’a réussi qu’à obtenir la place de candidat à la vice-présidence, avec comme candidate à la présidence l’ancienne présidente Megawati Soekarnoputri, fille de Soekarno. Le ticket ne remporta que 27 % des voix et perdit face à Susilo Bambang Yudhoyono (connu dans le pays sous ses initiales SBY), autre général de l’ère Suharto.
Cette fois-ci, Prabowo est passé plus près de la victoire, remportant près de 47 % des voix. La campagne a été une lutte féroce, surtout au cours des dernières semaines. Même si Jokowi avait une avance confortable au début, Prabowo voyait son audience monter régulièrement au cours des semaines qui ont précédé l’élection. Derrière Prabowo se regroupait une coalition des forces les plus réactionnaires du pays, y compris le Golkar, plusieurs partis islamistes, le Partai Demokrat de SBY et les voyous fondamentalistes islamiques du Front Pembela Islam (FPI, Front de défense de l’Islam). La coalition de Jokowi était plus petite et a mené une campagne mal organisée qui a pourtant bénéficié de davantage de soutien à la base et du travail de bénévoles. Dans la coalition de Jokowi il y avait le parti de Megawati Soekarnoputri, le Partai Demokrasi Indonesia Perjuangan (PDI-P), parti laïque qui doit une bonne part de son audience au souvenir du père de Soekarnoputri, et le Partai Hati Nurani Rakyat, le parti d’un autre général, Wiranto, le commandant de Prabowo au cours des violences de 1998.
Jokowi doit son succès en grande partie à son image d’homme du peuple ; il a fait campagne sur des slogans le présentant comme jujur, sederhana, merakyat (honnête, modeste et proche du peuple) et Jokowi-JK adalah kita (Jokowi-JK, c’est nous). Jokowi combinait ce style populiste avec un discours technocratique sur la bonne gouvernance, la démocratie libérale (allant jusqu’à défendre l’idée de l’Indonésie comme nation composée de nombreuses cultures et religions différentes), le développement et la lutte contre la corruption. C’était un message qui plaisait aux minorités religieuses du pays (qui ont été victimes de violences croissantes de la part de milices confessionnelles comme le FPI) et aux classes moyennes urbaines qui sont mécontentes de la corruption générale et de la culture indonésienne assurant l’impunité à ceux qui violent les droits de l’homme. Cela a aussi valu à Jokowi le soutien de nombreux capitalistes, tels Sofyan Wanandi, président de l’Association du patronat indonésien. Beaucoup d’entre eux aimeraient disposer d’un gouvernement et d’un État qui soit plus professionnel et plus prévisible.
Le besoin nostalgique d’un dictateur
Prabowo jouait sur des sentiments très différents, essayant de reprendre en même temps le nationalisme populiste de Soekarno et la propagande de Suharto se décrivant en autocrate bienveillant, comme Bapak Pembangunan Republik Indonesia, le père du développement indonésien. Son équipe de campagne, composée entre autres de soldats qui avaient été sous ses ordres au cours des pogroms et des disparitions de 1998, faisait appel à des sentiments de nostalgie pour l’ère Suharto. Il peut sembler difficile d’imaginer de la nostalgie pour un régime aussi sanglant, mais de nombreux Indonésiens qui n’ont pas subi de mauvais traitements de sa part se souviennent de l’ère Orde Baru comme d’une période de stabilité et de progrès constants. Ils opposent cette période aux changements rapides et souvent inquiétants de l’ère Reformasi qui a fait suite à 1998, et éprouvent un besoin d’ordre et de direction ferme. Le régime Orde Baru était probablement l’un des gouvernements les plus corrompus au monde, mais à l’époque la censure dissimulait toute l’étendue de la rapacité de Suharto et de ses copains. Aujourd’hui les médias sont pleins d’informations sur la corruption généralisée. Les médias et le gouvernement parlent de taux de croissance du PNB record et de la croissance d’une nouvelle classe moyenne, mais pas mal de gens ne constatent pas tout cela. Par exemple, les infrastructures publiques de l’Indonésie sont parmi les pires de la région. Et en plus de la corruption le gouvernement semble se caractériser par son incompétence, incompétence qui est elle-même le fruit d’une pratique des hommes politiques et des bureaucrates de haut vol consistant à distribuer les emplois publics à leurs partisans et à leur famille.
Le camp Prabowo tablait aussi sur les attitudes xénophobes et fanatiques. Depuis plus de deux décennies les interprétations conservatrices de l’islam sont en hausse en Indonésie. Au cours des dernières semaines avant les élections ont circulé avec une insistance croissante des rumeurs et des brochures attaquant Jokowi en le déclarant non-musulman, juif, chrétien, en traitant ses partisans de « communistes », la vieille bête noire d’Orde Baru. Cette tactique a rapporté à Prabowo des voix, surtout dans les campagnes conservatrices.
En plus d’une direction ferme, Prabowo promettait la défense des intérêts des « petites gens ». Il affirmait, entre autres choses, qu’il allait mettre fin au système d’externalisation, le fait de confier une production à une entreprise tierce employant souvent les ouvriers avec des contrats précaires. Ce multimillionnaire parlait même d’une ekonomi rayat, une économie du peuple. Ce qui était pure démagogie, car sans propositions concrètes ni crédibilité, étant donné le bilan des escrocs politiques qui l’entourent et son propre bilan en tant que l’un des plus grands capitalistes du pays. Le chauvinisme et la démagogie populiste se mêlaient dans les tirades de Prabowo contre l’influence des « étrangers » en Indonésie. Ceci constituait en bonne partie une attaque contre les Indonésiens d’origine chinoise, qui dans l’imagerie raciste sont tous de riches négociants.
La division des syndicats
Au cours de ces dernières années, le syndicalisme indonésien s’est radicalisé, organisant des manifestations de masse et des grèves, avec comme points de repère deux grèves nationales impliquant des millions de salariés. Cependant Jokowi s’est aliéné beaucoup d’ouvriers de Djakarta en s’opposant à leurs revendications au cours des grandes grèves de la fin 2013, et il n’avait pas grand-chose à leur offrir dans cette campagne. Avec sa démagogie, Prabowo a essayé de capitaliser le mécontentement des ouvriers. L’externalisation, par exemple, a été l’une des cibles périodiques des mobilisations ouvrières. Prabowo a réussi à attirer des ouvriers mécontents de ne pas voir les fruits du prétendu succès économique du pays.
La Konfederasi Sericat Pekerja Indonesia (KSPI, Confédération des syndicats indonésiens) a joué un rôle de premier plan dans les mobilisations récentes. Elle est dirigée de manière assez autoritaire par le charismatique Said Iqbal, qui a passé un accord avec Prabowo, promettant de le soutenir. Cet accord était fondé sur dix revendications ouvrières et est connu sous le nom de Sepultura (Sepuluh Tuntutan Buruh dan Rakyat). Ce document promettait, entre autres, une augmentation de 30 % du salaire minimum, de l’assurance maladie et des retraites, et des logements bon marché pour les ouvriers. Said Iqbal est aussi président de la Federasi Serikat Pekerja Metal (FSPMI, Fédération indonésienne des syndicats de la métallurgie) dont la Garda Metal, revêtue d’un uniforme, a servi de service d’ordre des grandes mobilisations syndicales. Ces dernières semaines, les gens de gauche ont dû essayer de convaincre certains des activistes ouvriers avec qui ils ont travaillé depuis des années de ne pas soutenir un voyou d’Orde Baru comme Prabowo.
Ceci a mis en évidence la faiblesse de la gauche indonésienne. Orde Baru a liquidé physiquement ce qui avait été l’un des plus grands mouvements de gauche du monde. Des décennies de répression et de propagande contre les idées même vaguement de gauche ont brisé la continuité idéologique et organisationnelle. La gauche indonésienne d’aujourd’hui n’est pas seulement très réduite, elle est aussi marginalisée à cause de la stigmatisation sociale très forte qui persiste contre les idées de gauche. Elle est plus isolée de nos jours qu’au tournant du siècle, époque où l’influence du PRD était plus forte. Les vétérans de la gauche indonésienne sont le petit nombre de militants qui se sont mobilisés dans le mouvement contre la dictature au milieu et à la fin des années 1990 et qui restent à gauche.
Peu des groupes de la gauche radicale ont de véritables racines organiques dans le mouvement ouvrier. Les groupes de gauche ont été très actifs dans les mobilisations ouvrières récentes et dans l’organisation des travailleurs. Mais un énorme fossé social et culturel sépare encore les militants radicaux et les travailleurs parmi lesquels ils sont actifs. De nombreux militants de gauche, souvent d’anciens étudiants et permanents soutenus par leur organisation, ont une vie très différente de celle des ouvriers qu’ils entendent représenter. Il est rare que les ouvriers adhèrent aux groupes politiques. Souvent ce sont les organisateurs de gauche, et non les ouvriers, qui demeurent la véritable direction des organisations ouvrières qu’ils mettent sur pied. De tels syndicats « rouges » organisés par des militants radicaux demeurent relativement petits. De loin le plus grand des syndicats radicaux est le KASBI (Kongres Aliansi Serikat Buruh Indonesia ou Congrès des alliances syndicales indonésiennes) avec environ 250 000 membres. Le KSPI, lui, a près de 3 millions de membres.
Un lent rétablissement après la défaite
La gauche indonésienne dans son état actuel se caractérise bien entendu par la défaite absolue infligée par le régime Suharto à tout le mouvement progressiste et par les expériences de la crise de 1998. À l’époque le PRD, organisation n’ayant jamais dépassé quelques centaines de membres, s’est trouvé propulsé au premier rang d’un énorme mouvement de masse. Beaucoup des groupes socialistes actuels en Indonésie plongent leurs racines dans des scissions du PRD. Beaucoup d’entre eux partagent une attitude semblable à ce que Daniel Bensaïd appelait « un léninisme pressé » dans son analyse de la gauche radicale française après mai 1968. Dans les deux cas, de petits groupes de radicaux souvent jeunes se retrouvaient en position de jouer un rôle central dans des mouvements de masse, s’efforçant de trouver des voies pour diriger le mouvement dans une direction révolutionnaire. Dans les deux cas, beaucoup d’entre eux entretenaient des espoirs démesurés de révolution imminente et une prétention à un rôle d’avant-garde sans commune mesure avec leur influence sur la trajectoire du mouvement.
Les groupes de gauche indonésiens ont tenté de politiser les mouvements récents, par exemple, en mettant en avant des mots d’ordre liant activisme social et radicalisme politique. Dans différents mouvements, comme les manifestations contre la diminution des subventions pour les carburants ou en faveur des augmentations de salaires, les militants de gauche se sont par exemple servis de mots d’ordre comme « industrialisation nationale sous contrôle ouvrier ». Et dans les élections récentes un slogan d’une partie de la gauche était « rejetez les élections bourgeoises, construisez un parti du peuple ». De tels slogans demeurent abstraits en l’absence de tout acteur susceptible de les reprendre à son compte.
La gauche s’est efforcée de définir sa position sur les récentes élections. À cause de la faiblesse de la gauche et des conditions restrictives imposées aux partis politiques pour les élections, toute candidature de gauche était impossible. Au cours des dernières années, la gauche a appelé à « résister » aux élections mais elle n’a pas pu construire une véritable campagne sur ce point. De même les appels à se concentrer sur la construction d’un parti ouvrier demeurent coupés de l’actualité sociale. La seule force qui pourrait éventuellement construire un tel parti est le mouvement syndical, pas les petits groupes de propagande de la gauche. Une partie de la gauche, y compris des intellectuels et des militants indépendants, a décidé de soutenir Jokowi. Ils espèrent qu’il élargira l’espace démocratique dans le pays et permettra à la gauche de s’exprimer plus facilement à l’avenir.
Une autre partie, minime, de la gauche politique a même été séduite par la démagogie « anti-impérialiste » de Prabowo et a fait campagne pour cet homme d’affaires. Le plus surprenant a été de voir certaines des victimes des enlèvements de 1998, d’anciens membres du PRD, participer à la campagne de Prabowo et déclarer que le passé n’avait plus d’importance. Ce n’est pas seulement d’anciens membres du PRD qui ont soutenu Prabowo. Dans certaines régions, des membres du PRD ont fait campagne pour lui, allant parfois jusqu’à adhérer à son parti Gerindra. Après plusieurs tentatives infructueuses pour construire une force de gauche nationale dans la première décennie de notre siècle, le PRD s’est effondré dans le nationalisme indonésien. Aujourd’hui il semble avoir adopté l’idée que les droits de l’homme et la démocratie sont des choses d’importance secondaire dont il ne faudra se soucier qu’après que le pays se sera libéré de l’exploitation du capital étranger. Cette position rejette toute perspective d’auto-émancipation des pauvres et des exploités d’Indonésie et place son espoir dans un « sauveur venu d’en haut ».
Consciente de la nécessité d’avoir dans ces élections une orientation allant au-delà de mots d’ordre généraux, une partie de la gauche a fait campagne contre l’influence persistante des militaires dans la politique indonésienne. Façon de rejeter complètement Prabowo sans soutenir Jokowi. En lien avec d’autres organisations sociales et ouvrières, Politik Rakyat (Politique populaire) a organisé une série de commémorations de la mort de Marsinah, militante ouvrière violée et assassinée par les militaires en 1993. Après sa mort, Marsinah est devenue le symbole de différentes luttes sociales en Indonésie et de la violence de l’armée. Ces commémorations sont une tentative de lier les intérêts des ouvriers à ceux des femmes et à la lutte contre le militarisme. Ces initiatives ont remporté un certain succès, mais qui demeure limité.
Et maintenant ?
Prabowo a déclaré que sa défaite était due à la fraude électorale, mais peu de gens accordent du crédit à ses réclamations, et sa coalition a peu de chances de se maintenir. L’élection de Jokowi a de fait créé de nouveaux espoirs parmi les couches progressistes de la société indonésienne ; il n’est, après Gus Dur, que le second président indonésien représentant une prise de distance, et non une continuité, avec le régime Orde Baru. Mais Jokowi va vraisemblablement continuer le même genre de politique néolibérale que SBY. Il a déjà déclaré qu’il allait continuer à réduire les subventions sur les carburants, par exemple.
Contrairement à Prabowo, Jokowi ne devrait pas réellement diminuer davantage la démocratie. Mais il est peu vraisemblable que Jokowi tienne ses promesses comme l’engagement de poursuites contre ceux qui violent les droits de l’homme et la fin de la culture de l’impunité en Indonésie. Poursuivre une seule personne ayant violé les droits de l’homme ouvrirait la possibilité de poursuivre l’ensemble de l’ancien régime, car ces violations étaient systématiques. Bien sûr, contrairement à Prabowo, Jokowi n’a pas violé les droits de l’homme, mais il est encore entouré de gens qui l’ont fait, comme le général Wiranto. Un autre proche de Jokowi est Abdullah Mahmud Hendopriyono, l’ancien chef des services secrets indonésiens. Il est impliqué, entre autres choses, dans le meurtre en 2004 de Munir, militant en vue des droits de l’homme. Et le candidat à la vice-présidence sur le ticket Jokowi, Jusuf Kalla, est sans doute connu hors d’Indonésie puisqu’il apparaît dans le documentaire de Joshua Oppenheimer sur les assassins de 1965, The Act of Killing. On peut l’y voir approuver les assassinats et expliquer la nécessité des gangsters politiques pour « faire ce qu’il y a à faire ».
Le défi demeure, pour la gauche indonésienne, de contribuer à construire une expression politique du nouveau radicalisme ouvrier. Le travail politique en commun, au-delà des rangs clairsemés des groupes de gauche, est crucial pour cela. Là, il y a place pour un certain optimisme. Beaucoup des partisans de base de Jokowi seront déçus par lui, mais ils se sont politisés et les groupes de gauche pourraient travailler avec eux. Et une autre vague de grèves et de manifestations est bien possible en octobre et novembre, période où, comme tous les ans, on fixe de nouveau le salaire minimum. La victoire de Jokowi a représenté un moment de soulagement, mais ce n’était qu’un moment.
Alex de Jong et Zely Ariane