Robert Pelletier – Comment l’Algérie s’est-elle inscrite dans vos parcours militants ?
Clara : Un peu comme une évidence et comme conséquence de notre vécu quotidien chez Renault, où les travailleurs algériens étaient nombreux, de 3000 à 4000 selon les périodes à Billancourt, et très présents dans les luttes. Nos mandats syndicaux (tous deux délégués du personnel, moi dans le 1er collège « ouvriers-employés ») nous permettaient de circuler dans l’usine et de côtoyer ainsi délégués et militants algériens et d’apprécier leur dynamisme. Nos rapports étaient chaleureux. Mon inclinaison naturelle pour « tout ce qui venait d’ailleurs » faisait le reste… Outre leur combativité, les militants algériens avaient une fibre anticolonialiste que nous partagions. Ma participation, à leurs côtés, à des congrès syndicaux de la métallurgie dans les années 1950 m’a conforté dans cette appréciation.
Henri : Nos positionnements, moi trotskyste, Clara au PCF mais anticolonialiste, nous ont permis de nouer des rapports politiques personnalisés avec les militants. Depuis le 8 mai 4195, les massacres du Constantinois, il existait une rupture entre la « gauche » (le PCF) et les militants de l’indépendance de l’Algérie, des tensions importantes, un climat parfois tendu entre les membres du MTLD et les algériens membres du PCF. Une complicité s’est alors installée entre nous dans les instances syndicales. Nous tentions de préserver les rapports entre ces différents courants et avec les Français dans l’usine. Cette écoute allait bien au-delà de notre action syndicale.
Dans le livre, on a le sentiment d’une particularité Renault dans les rapports entre le PCF, pour la « paix en Algérie » et la CGT de Renault, où le mot d’ordre de l’indépendance était fort.
Clara : En fait, non. Les deux étaient pour l’essentiel sur la même position : « paix en Algérie ». Cependant, dans certains secteurs de l’usine, à forte concentration d’Algériens, des tracts évoquant la reconnaissance de l’indépendance ont paru. Mais cela est resté minoritaire, localisé sauf à la fin de la guerre. L’indépendance était, au mieux, absente. L’assumer publiquement, la défendre dans le parti vous mettait à l’index, suscitant parfois des campagnes calomnieuses, et mises à l écart des responsabilités.
Henri : Dans la CGT Renault, la commission nord-africaine assurait un travail de syndicalisation des Algériens et maghrébins et était un lieu d’échanges et de confrontation avec la direction du syndicat, soucieuse de ne pas « abriter » une activité qui aurait pu entraîner une répression de la part des autorités. La revendication d’indépendance était « naturelle » en son sein. Pour les élections professionnelles s’instaurait une « négociation » pour la répartition des mandats de délégués du personnel entre la direction de la CGT et les militants du MTLD.
Comment s’est opérée la rupture entre la gauche française et le mouvement nationaliste algérien ?
Henri : Beaucoup d’algériens, adhérents du MTLD ou non, considéraient que le 8 mai 1945 constituait le véritable début de la guerre d’Algérie. La connivence entre De Gaulle et le gouvernement à participation SFIO et PCF à cette époque a provoqué, une première rupture avec les Algériens indépendantistes. A ce climat de défiance est venu s’ajouter le communiqué de presse du bureau politique du PCF du 8 novembre 1954, qui semait le doute sur les initiateurs du déclenchement de l’insurrection. Le vote des pouvoirs spéciaux en 1956, réclamés par le gouvernement à présidence socialiste de Guy Mollet, approuvé par la quasi totalité de l’expression politique à l’Assemblée nationale, PCF inclus, a provoqué la véritable rupture. Des militants du PCF ont soutenu individuellement des activités « illégales » des Algériens, à titre politique ou dans les rapports personnels dans l’usine, dans le quartier.
Dans ce contexte, comment les Algériens se sont-ils organisés ?
Henri : L’organisation des Algériens autour du FLN s’est structurée chez Renault en avril 1956. Mais elle n’a pas débouché pour autant sur une scission dans le mouvement syndical. Les deux parties, CGT-PCF d’un coté, indépendantistes de l’autre, ont maintenu l’unité syndicale contre vents et marées. Certes, le vote des pouvoirs spéciaux par le PCF a été un véritable électrochoc qui a agi sur les militants comme un révélateur. Mais la décision de s’organiser de façon de autonome n’a pas entraîné un départ de la CGT. L’AGTA (Association générale des travailleurs algériens) créée dans la foulée regroupait surtout des militants de la CGT, mais aussi de la CFTC. Les propositions de candidatures aux élections professionnelles étaient faites par cette structure.
Quel impact a eu à Renault le 17 octobre 1961 ?
Clara : La méconnaissance des massacres, la relation mensongère et calomnieuse des médias explique la faiblesse des réactions. Le lendemain, une centaine d’Algériens ne se sont pas présentés à l’usine. Massacrés ? Arrêtés ? Expulsés ? Les proches de ces absents tentèrent de s’informer. Leurs femmes sont intervenues auprès du syndicat CGT, du comité d’entreprise, en quête d’informations et de soutien.
Que sont devenus ces militants ?
Henri : Un certain nombre de militants, parmi ceux qui avaient le plus de responsabilités, sont repartis en Algérie après l’indépendance. Leur lutte ne se limitait pas à cette seule question. Leur questionnement politique portait aussi sur le socialisme dans un pays débarrassé des colons qui en étaient propriétaires. Ils y sont retournés pour le mettre en œuvre et certains ont même occupé des postes de responsabilité dans l’appareil d’Etat. Mais la majorité des salariés est restée en France.
En conclusion, retour sur le titre : l’Algérie au cœur, pour vous qu’est ce que cela signifie ?
Henri et Clara : Les liens chaleureux avec ces militants côtoyés si longtemps. Ils représentent une époque avec une dimension humaine forte. Ce fut une parenthèse jamais refermée. On nous pose souvent la question « ne regrettez vous pas votre action quand on voit ce qu’est devenu l’Algérie, les violences, la montée de l’intégrisme religieux, la véritable guerre entrainant des dizaines de milliers de morts, etc. » ? Eh bien non, nous ne renions pas le passé et recommencerions s’il le fallait. Le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes est toujours d’actualité.
Propos recueillis par Robert Pelletier