H’mida Ayachi, journaliste et auteur, vient de publier un essai intitulé Les Années Chadli Bendjedid 1978-1992, aux éditions Dar Socrate. Il s’agit d’une réplique en français traduite de l’arabe par Sara Haïder (journaliste et romancière). Mais cet ouvrage a été enrichi par des textes et autres témoignages inédits. Car H’mida Ayachi, dans les années 1980 et 1990, avait eu la chance, il faut le reconnaître, de rencontrer les « tenants et détenants » du pouvoir.
De longues et éloquentes entrevues avec des personnalités imposantes, agissantes et impérieuses telles que Chérif Belkacem, Chérif Messaâdia, les généraux Larbi Belkhir, Rachid Benyelles, Khaled Nezzar, les anciens chefs de gouvernement Belaïd Abdeslem, Kasdi Merbah (ancien chef de la sécurité militaire), Mouloud Hamrouche et Sid Ahmed Ghozali, le ministre de l’Intérieur Boubakar Belkaïd, les leaders islamistes Abassi Madani, Ali Belhadj, Ali Djeddi, Kamel Guemazi, Abdelkader Hachani, El Hachemi Sahnouni, Ahmed Merrani… Et puis, la rencontre, tardive, avec l’ex-président Chadli Bendjedid. Alors journaliste au quotidien El Youm, il réalisera une interview avec lui, un après-midi de 2001, chez-lui, en présence des membres de sa famille.
D’emblée, H’mida Ayachi précise à propos de cet ouvrage : « A travers ces témoignages, ces rencontres, ce vécu, j’essaye avec Les Années Chadli Bendjedid 1978-1992 de raconter ma vérité, dans l’espoir d’ouvrir aux lecteurs une voie parmi tant d’autres, une lisibilité de notre histoire en marche… ». Pour ce faire, H’mida Ayachi adoptera un historique et une didactique sur l’Algérie post-Boumediène. Un travail documentaire de par l’œil du journaliste. Un témoin oculaire, et de surcroît à… charge. Il a rencontré et entretenu une quarantaine de personnalités gravitant autour du sérail entre conflits et intrigues.
Il avait une ruse rurale
A la question portant sur le choix du président Chadli, l’auteur rétorque, non sans détails : « Chadli Bendjedid, c’est une personnalité très compliquée. Il était la victime du système. Parce qu’il était un simple militaire, un épicurien, un apolitique, sans ambitions, dans un contexte bien précis de lutte pour le pouvoir l’opposant à deux hommes forts, celui du FLN, Mohamed Salah Yahiaoui, prônant une orthodoxie ‘‘boumédienniste’’, populiste et arabo-islamiste, et Abelazziz Bouteflika, prétendant et voire ‘‘dauphin’’ légitime de Houari Boumediène.
Et entre les deux, un arbitrage tactique des services secrets (sécurité militaire) sous la férule de Kasdi Merbah, pour imposer Chadli Bendjedid. Et par conséquent, le préparer à prendre le pouvoir et devenir Président…Kasdi Merbah avait des ambitions. Il voulait être Président. Mais Chadli avait cette ruse rurale. Il a su profiter des dissensions internes. La fascination du pouvoir aidant, Chadli a créé un clan sans le savoir.
Une garde prétorienne formée de faucons. Toufik (général de l’armée algérienne et responsable du département du Renseignement et de la Sécurité, le service de renseignements algérien, depuis novembre 1990) est sa création…Chadli était un homme fort !... Il a assuré un équilibre technocrate. Les réformes, c’est Chadli. Et non pas Hamrouche. Il voulait effectuer une rupture avec le socialisme populiste. Ainsi a-t-il travaillé avec des experts.
Chadli, c’est un stratège qui a réussi à éloigner Kasdi Merbah et Chérif Messaâdia. Il est le vrai père de l’ouverture, des réformes et du multipartisme… ». Une assertion démentant et démontant les fameuses blagues circulant parmi le peuple se fendant la poire. Dans cet ouvrage, Les Années Chadli Bendjedid 1978-1992, H’mida Ayachi dans une déclinaison chronologique retrace les 14 années de règne de Chadli.
Dans le premier chapitre intitulé Les hasards de l’histoire, on y lit : « Pour trancher dans la guerre de succession faisant rage — à l’issue de la mort prématurée de Houari Boumediène, le 27 décembre 1978, à l’âge de 46 ans — Kasdi Merbah a choisi un homme qui n’a jamais désiré le pouvoir… Au début, le favori, Chadli Bendjedid, ne s’emballa pas pour cette aventure, mais Kasdi Merbah, soutenu par l’oligarchie militaire, ont exercé une telle pression qu’il finira par céder…
Kasdi Merbah a donc réussi à placer le candidat de l’armée... ». Ainsi, le choix a été porté sur un homme neutre, non impliqué dans les luttes intestines du pouvoir, et surtout le plus âgé des autres candidats. Chadli Bendjdid était aussi connu pour sa loyauté à l’endroit de Houari Boumediene. Il « bluffera » son monde en recourant à une « déboumediénisation » du système.
Une rupture avec le lourd et peut-être encombrant héritage de Boumediène. Chadli avait été sous-estimé par Kasdi Merbah, le résumant à un homme non politisé, peu cultivé, noceur… Ne voulant guère faire de la figuration ou encore être une « potiche », Chadli commençait à prendre goût au pouvoir. L’on découvrira chez lui un talent insoupçonné : celui d’exceller dans les affaires politiques.
Compromis et compromissions avec les islamistes
Chadli Bendjedid, sachant qu’il ne pouvait rivaliser avec son prédécesseur, Houari Boumédiène, sans aura ni charisme, optera pour une trajectoire antinomique. Le libéralisme, l’ouverture, facilitant les voyages pour les jeunes, la consommation… Lui, le proche et le loyal de Boumediène était devenu le fossoyeur de son legs. Il avait pris conscience, même présidant aux destinées de son pays, qu’il risquait une éjection rapide. Et ce, au grand dam de Kasdi Merbah voulant faire de lui un personnage de transition. Le « chadlisme » de façade était né. Il réussira à effectuer un rapprochement avec la France, les USA, à travers un long voyage et les pays du Golfe.
Dans le chapitre intitulé Le printemps berbère ou la guerre identitaire, l’auteur présente une des facettes sombres de Chadli Djedid : « Le Printemps berbère constituait un grand défi pour Chadli Bendjedid qui, malgré ses manœuvres pour contrer le soulèvement en Kabylie (20 avril 1980), s’était montré autoritaire, dictatorial et violent, n’hésitant pas à recourir à la torture dans les commissariats de police et les casernes des renseignements militaires… ».
Un point noir à marquer d’une pierre blanche dans l’histoire de l’Algérie. La teneur du chapitre Danse avec les islamistes porte sur le compromis et la compromission de Chadli Bendjedid avec l’islamisme. Commençant par une contradiction avec le libéralisme affiché à l’envi par Chadli Bendjedid. Un conservatisme pernicieux. L’adoption du fameux Code de la famille — de l’infamie — par le Parlement et réduisant le statut de la femme en éternelle mineure.
Le télécoranique égyptien, Cheikh El Ghazali, prêche en direct chaque semaine à la télévision étatique, c’est l’avènement de l’Omra (pèlerinage à la Mecque (Arabie Saoudite), une destination tolérée aussi pour le djihad en Afghanistan, et ce, en passant par Peshawar (Pakistan), contre les impies soviétiques.
Mahfoud Nahnah, le leader du mouvement Hamas, bien plus tard, en 1993, au siège de son parti, avouera dans une interview donnée à H’mida Ayachi cela : « Qu’il a été encouragé par les autorités afin d’enrôler des centaines de jeunes Algériens dans le djihad contre l’occupation soviétique... ». Et confirmera aussi : « Avec Chadli, l’islamisme de la clandestinité s’affiche maintenant publiquement… ». En guise de flash-back, H’mida Ayachi s’attarde sur les concessions du président Chadli Bendjedid aux islamistes pour « neutraliser » toute expression revendicative et protestataire de gauche ou encore communiste, le mouvement identitaire et culturel berbère.
D’une manière flagrante et « insolente », dix jours après l’assassinat de Kamel Amzal au campus de Ben Aknoun, le 12 novembre 1982, se tenait la toute première manifestation islamiste, au centre d’Alger, sous les auspices de Abassi Madani, Abdellatif Soltani, Ahmed Sahnoun… Ils avaient lu un manifeste comptant quatorze points portant notamment sur le pouvoir, l’abolition de la mixité, l’application de la charia, le « nettoyage » de l’appareil de l’Etat des éléments communistes.... « Le pouvoir était obligé de céder.
Ce qui motivera Bouyali à passer à l’acte. L’islamisme armé. L’attaque de l’Ecole de police de Soumaâ, en 1985… », indique H’mida Ayachi. D’autres chapitres-clés figurent dans cet essai. Comme Un Président-roi, Le raï entre en jeu, La voie vers octobre, Larbi Belkhir, un général dans l’œil du cyclone, Abassi Madani, l’homme du salut, Guerres dans les remparts de Corrodes et La fin de l’histoire.
Le livre Les Années Chadli Bendjedid 1978-1992 figure dans un projet trilogique qui comptera Les années 1962, Benbella-Boumediène et celles de 1991 au troisième mandat du président Bouteflika. Bien qu’émaillé par quelques fautes de frappe, Les Années Chadli Bendjedid 1978-1992 est un livre de chevet !-
K. Smail