Quelle est la situation du Liban aujourd’hui ?
Le pays a été dévasté par l’agression israélienne. Les bombardements avaient pour but de terroriser, c’est pourquoi de nombreuses cibles civiles sont tombées et de nombreuses familles ont été décimées. Des supermarchés, des usines de mouchoirs, des verreries ont été prises pour cibles... Des infrastructures publiques ont été visées : ponts, relais de radio, télé et téléphone portable, centrales électriques…
Economiquement, la Guerre de juillet a été aussi destructrice que 15 ans de guerre civile… Les pertes s’élèvent à 9,5 milliards de dollars (selon une estimation du Conseil supérieur pour la reconstruction et le développement, instance mise en place suite à la guerre civile de 1975-1990), soit 40% du PIB annuel. Quant à la croissance, qui devait se monter à environ 6% pour 2006, elle sera probablement nulle. Ces pertes économiques se voient à l’œil nu ; elles sont beaucoup plus graves au Sud. Les destructions frappent par leur caractère systématique et extrêmement étendu, de même que par leur précision (parfois seul un étage d’un immeuble a été pris pour cible, parfois un pont gigantesque est tombé tel quel). Chaque cible touchée l’a été volontairement.
Politiquement, le pays est écartelé. Il était sorti divisé de l’assassinat de l’ex-premier ministre (ultralibéral et nationaliste) Rafic Hariri, principalement sur la question des rapports extérieurs : garder une relation étroite avec la Syrie (comme le veut le Hezbollah), ou s’en éloigner autant que possible, et pour cela se rapprocher s’il le faut des Etats-Unis. Cette dernière position est défendue par la majorité parlementaire actuelle, une large coalition intégrant les courants de la droite sunnite et chrétienne, ainsi que la gauche institutionnelle et les néolibéraux.
Après le retrait des troupes syriennes, l’objectif d’Israël et des Etats-Unis était d’écraser le Hezbollah en visant la population civile, son principal soutien. Partages-tu l’avis que la prise de soldats en otage a servi de prétexte à Israël ?
Bien sûr, tout le monde est d’accord là-dessus. Les Israéliens, avec l’appui des Américains, avaient avant tout en tête l’affaiblissement du Hezbollah. On peut seulement se demander si l’agression israélienne aurait été aussi violente sans l’enlèvement de ses soldats ? De même, si le Hezbollah n’avait pas opposé une telle résistance, les Israéliens auraient-ils stoppé plus tôt leur offensive ? A quel point les Israéliens avaient-ils prémédité la destruction économique du Liban ? En effet, plusieurs usines appartenant à des entreprises libanaises ou arabes – en concurrence avec des entreprises israéliennes en Irak – ont été bombardées. Voilà des questions qui divisent les Libanais-es.
Dans un contexte plus large, quelle est la signification de cette dernière guerre du Liban ?
Le président Bush a décrit le Liban comme un troisième front contre le terrorisme, un nouveau front dans cette « guerre globale » qui justifie la politique impérialiste des Etats-Unis et la montée de la répression à l’intérieur du pays. Ce nouveau front a aussi servi de banc d’essai pour l’utilisation d’un certain nombre d’armes prohibées par les conventions internationales, présumées utiles dans la lutte anti-guérilla. C’est un premier élément pour comprendre le soutien sans faille apporté par les Etats-Unis aux Israéliens.
Un deuxième élément a trait à la guerre psychologique que se livrent le bloc israélo-américain et le pouvoir iranien, son enjeu étant la définition des frontières de la sphère d’influence iranienne dans le cadre du « Grand Moyen-Orient ». Viennent se greffer là-dessus d’autres intérêts : ceux des élites économiques libanaises, mais aussi ceux des Européens, en particulier des Français.
En effet, on assiste à une Union Sacrée derrière le gouvernement libanais depuis l’assassinat de Rafic Hariri, qui inclut la gauche traditionnelle et même une partie de l’ancienne gauche révolutionnaire. Or ce gouvernement est ultralibéral, brade progressivement la quasi-totalité des services et infrastructures publiques libanais, s’endette, veut adhérer à l’Organisation Mondiale du Commerce, etc. Depuis la crise suscitée par l’assassinat de Hariri, il a rencontré très peu d’oppositions.
Il y a fort à parier que cette guerre augmentera encore ses marges de manœuvre : on parle déjà de privatisation de la reconstruction – le président du Conseil supérieur de la reconstruction a démissionné, considérant que sa mission a été attribuée à des entités privées ! –, mais aussi du nettoyage des côtes libanaises… De nombreuses entreprises qui profitent de ces politiques sont des multinationales, dont les capitaux sont principalement libanais et français, ainsi que de nombreuses multinationales occidentales (on peut citer Holcim).
Il est difficile pour nous de saisir les contradictions dans laquelle se débat le Hezbollah. En même temps qu’il met en question la légitimité du gouvernement libanais, il participe à des ministères-clés pour la mise en place des politiques néolibérales.
Le Hezbollah est un parti populaire, mais c’est aussi le parti d’une élite qui défend ses intérêts, ainsi que les intérêts de son allié principal, l’Iran, et de son allié secondaire, la Syrie. Il participe au gouvernement, parce qu’il soutient les politiques économiques que ce dernier mène et ne peut se permettre d’en être écarté. D’un autre côté, il a deux désaccords majeurs avec la majorité parlementaire avec laquelle il cohabite au pouvoir : les alliances avec la Syrie et l’Iran, ainsi que son propre armement (que son chef disait récemment « éternel comme les Evangiles et le Coran »).
Sur ces deux questions, il est isolé au sein du gouvernement, puisque celui-ci exclut d’autres partis pro-syriens Il demande donc la démission du gouvernement actuel pour former un nouveau gouvernement plus large, qui inclurait des partis susceptibles de le soutenir sur ces deux questions, en particulier le courant patriotique libre du général Aoun et les partisans de l’ancien Ministre de l’intérieur Sleimane Frangié. Mais il voudrait poursuivre les mêmes politiques économiques…