C’était il y a dix mois au palais Chigi, siège du gouvernement, à Rome. Faisant visiter les lieux à son homologue français, Manuel Valls, Matteo Renzi, le président du conseil italien, en avait désigné l’une des pièces à son hôte : « Tu vois, c’est celle qu’on réserve d’habitude pour les négociations sociales. Eh bien, c’est fini, je ne vais plus perdre mon temps avec les syndicats ! »
Le premier ministre a tenu parole. Il a expédié en une demi-heure sa seule rencontre avec les organisations syndicales début octobre. Il ne s’est pas rendu non plus, comme c’est la coutume pour le chef du gouvernement, à l’assemblée générale de la Confindustria (l’équivalent du Medef) ni au rendez-vous de la finance, organisé chaque début d’automne par la fondation Ambroselli, à Cernobbio sur les bords du lac de Côme.
Habitués à plus de considération, même par des gouvernements de centre droit, les syndicats ont décidé de montrer qu’ils ont aussi du tempérament. Vendredi 12 décembre, l’Italie est en « grève générale » pour une durée de huit heures à l’appel de trois d’entre eux : la CGIL (Confederazione generale italiana del lavoro), le plus à gauche et le plus puissant, l’UIL (Unione italiana del lavoro), plus modeste et plus réformiste, et enfin l’UGL (Unione generale del lavoro), le plus à droite. La CISL (Confederazione italiana sindacato lavoratori), d’inspiration catholique, n’a pas souhaité enrôler ses troupes derrière la banderole « Comme ça, ça ne va pas », qui devait ouvrir les 54 défilés prévus dans tout le pays.
Mais « ça », c’est quoi ? L’assouplissement du code du travail, la réforme de l’administration et le projet de budget 2015. « Nous ne mésestimons pas la difficulté de faire grève dans un moment de crise », a expliqué, mardi, Susanna Camusso, secrétaire générale de la CGIL, anticipant d’éventuelles difficultés dans la mobilisation. « Ils défilent, je travaille », a fait savoir M. Renzi. Alors que l’arrêt de travail était initialement prévu le 6 décembre, à la veille d’un pont de trois jours, le premier ministre et son équipe ont laissé libre cours à leur inspiration caustique sur cette « grève aux allures de vacances ».
Sans les corps intermédiaires ni la gauche du Parti démocrate
Ce discours, entre mépris et défi, est inédit de la part d’un chef de l’exécutif de gauche, premier responsable du Parti démocrate (PD, centre gauche). Jusqu’alors, le parti et les syndicats, au premier rang desquels la CGIL, faisaient bon ménage. Les militants de l’un sont souvent les adhérents de l’autre et tout le monde se retrouve derrière le même bulletin de vote les jours d’élection. Par le passé, le PD a « recasé » des permanents et des leaders du syndicat dont il a fait des élus. Sergio Coferrati, secrétaire de la CGIL de 1990 à 2002, est ainsi devenu maire de Bologne et parlementaire européen du PD. Guglielmo Epifani, son successeur jusqu’en 2010, a brièvement été secrétaire du PD dans un moment de transition et siège comme député depuis 2013.
Mais Renzi, issu du centre et du catholicisme social, ne partage ni cause ni combat avec les responsables actuels ou passés de la CGIL. Malgré tout, ses premiers pas, au printemps, avaient été salués par les syndicats. Son soutien à la consommation, les 80 euros de ristourne mensuelle sur les impôts des Italiens les plus modestes ont remporté l’adhésion des organisations de défense des salariés, et la baisse des charges celle du patronat.
Maurizio Landini, le leader de la FIOM (la branche métallo de la CGIL), adepte d’une lutte sans merci contre les patrons sur le terrain mais ouvert à la négociation globale, lui téléphonait chaque semaine. « Depuis août, on ne se parle plus », dit-il aujourd’hui.
Poussé par la crise, confronté au taux de chômage le plus haut jamais enregistré et à la récession la plus longue depuis l’après-guerre, éperonné par les institutions européennes qui s’impatientent de réformes annoncées mais non réalisées, c’est à l’été que M. Renzi a décidé de jouer le tout pour le tout sur la réforme du marché du travail. Fort de sa popularité, dopé par son succès aux européennes de mai (41 %) et de la séduction qu’il excerce dans l’électorat de droite, il a décidé de contourner les corps intermédiaires et la gauche du PD pour présenter sa réforme.
« Atteint de thatcherite »
Avec elle, les contrats à durée indéterminée (CDI) deviennent la norme, et les droits des salariés sont indexés sur leur ancienneté dans l’entreprise. Mais surtout, l’article 18 du code du travail est supprimé. Instauré en 1970, il permet à un travailleur d’une entreprise de plus de quinze salariés, licencié sans « juste cause », de faire un recours devant un tribunal pour demander sa réintégration. Même si seules 200 personnes ont profité de cette disposition en 2013, elle est considérée comme un frein à l’embauche par certains patrons, un totem des « droits sociaux » pour une partie de la gauche et des syndicats qui revendiquent d’avoir rassemblé trois millions de personnes en 2002 dans les rues de Rome contre son abrogation par Silvio Berlusconi.
« Renzi est atteint de thatcherite », a jugé Mme Camusso cet automne. « Il n’est pas du côté des gens honnêtes », a accusé M. Landini. Devant un premier ministre cabré, les syndicats en rajoutent et exigent la réécriture du projet de budget 2015, l’extension de la ristourne fiscale aux retraités. « Je ne discuterai jamais du budget avec les syndicats, a tranché le chef du gouvernement. Le budget se discute au Parlement. S’ils le veulent, les syndicalistes peuvent se faire élire. »
Bien que votée au Sénat, la réforme du code du travail, baptisée « Jobs act », n’est encore qu’une loi de délégations dont les décrets d’application, présentés début 2015, permettront de juger l’audace. Les syndicats pensent avoir le temps d’exiger des modifications en fonction du rapport de force qui sera établi vendredi. Mais l’histoire ne plaide pas pour eux. En 1979, 6,7 millions de personnes avaient fait au moins une heure de grève. Ils n’étaient plus que 171 000 en 2009 au début de la crise. Un chiffre qui n’est jamais reparti à la hausse. Selon un sondage, seuls 15 % de la population active déclarent s’intéresser aux propositions des trois principales confédérations syndicales, dont la grosse majorité des 12 millions d’inscrits est constituée de retraités.
Prise de risque
Mais, en rompant les liens historiques de la gauche avec les syndicats, M. Renzi prend le risque de les radicaliser et de les installer dans une posture d’opposants dont ils profitent dans un contexte de gouvernement de coalition sans véritables adversaires. Le président du conseil veut jouer la carte de l’opinion, favorable aux réformes, contre le « conservatisme des syndicats » : « Je m’intéresse aux 60 millions d’Italiens qui ne défilent pas. Je ne comprends pas pourquoi on manifeste contre un gouvernement de gauche alors que personne n’a bougé contre la réforme des retraites de Mario Monti. »
En outre, le Renzi de décembre n’est plus celui du printemps. Sa popularité, assez haute pour faire des envieux (entre 45 % et 50 %), est en baisse. Ses visites dans les entreprises commencent ou finissent souvent par des jets d’œufs sur son cortège. Les institutions européennes et les agences de notation s’impatientent. Même s’il préfère mettre en avant le nombre d’emplois créés en 2014 (120 000), les Italiens ont en mémoire le taux de chômage (13,2 %, dont 44 % chez les 18-25 ans). Début novembre, des manifestations avaient réuni près d’un million de personnes dans le pays.
Philippe Ridet (Rome, correspondant)
Journaliste au Monde