Christophe Guilluy est un géographe connu depuis longtemps pour ses travaux sur la dimension territoriale des inégalités. En 2006, il a publié un bon Atlas des nouvelles fractures sociales (Éditions Autrement). En 2010, son essai sur les Fractures françaises (François Bourin éditeur) attira – dit-on – la double attention de François Hollande… et de Nicolas Sarkozy. En 2014, il récidive avec un titre choc : La France périphérique. Comment on a sacrifié les classes populaires (Flammarion). Dans une France choquée par la crise politique et la percée du Front national, ce livre est présenté comme la grande révélation. Libération et Marianne, pour une fois réunis, saluent le livre « que la gauche devrait lire ».
En fait, à lire l’ouvrage, on se dit deux choses en même temps : que ce livre habile n’est pas une révélation ; que les idées parfois pertinentes qu’il propose sont enserrées dans un ensemble idéologiquement discutable et politiquement dangereux. Pour le dire autrement, il est un exemple éclairant de la manière dont une posture de gauche mal comprise peut conduire intellectuellement très loin, vers le contraire absolu d’une gauche qui n’existe historiquement que par le vecteur de l’égalité. Il ne suffit pas de décrire les inégalités pour devenir un acteur du combat pour l’égalité.
Théorie des deux France
Au départ, un lecteur de gauche a pourtant l’impression d’être en pays de connaissance. Que nous dit Guilluy ? Que les territoires contemporains sont travaillés par un double phénomène : une mondialisation capitaliste qui relance la machine à polariser et creuse les inégalités ; l’essor continu d’une métropolisation induisant la distinction entre ceux qui sont proches du cœur métropolitain et ceux qui en sont éloignés, les « in » et les « out ». Jusque-là, Guilluy énonce avec un talent et une simplicité incontestables ce que bien des chercheurs ont montré depuis quelques années.
Le chercheur Guilluy y ajoute même une touche personnelle, techniquement discutable mais intéressante. À partir d’un indicateur statistique composite qu’il appelle « indice de fragilité », le géographe sépare les territoires français en deux groupes. La « France métropolitaine » est constituée par 25 grandes aires urbaines (les villes centres et leurs banlieues), qui regroupent un peu moins de 40% de la population française ; la « France périphérique » est constituée par 90% des communes situées en dehors de ces aires urbaines et regroupe un peu plus de 60% de la population. Selon Guilluy, la France métropolitaine regroupe deux tiers « d’intégrés » (ceux qui bénéficieraient de la métropolisation), tandis que la France périphérique est composée pour les trois quarts de « populaires/fragiles » qui ne bénéficient pas des retombées de la métropolisation et de la mondialisation.
On peut discuter des instruments de mesure, des découpages statistiques et géographiques. Mais Guilluy s’installe pour l’essentiel dans l’univers bien connu des inégalités socio-territoriales. Le problème vient quand l’auteur tire de ses chiffres une interprétation de l’évolution sociale et une méthode d’action sur le social. Son idée centrale peut se résumer en cinq points : il y a désormais deux France qui s’opposent ; le vrai « peuple » des défavorisés et des dominés est avant tout dans la France périphérique (et non dans la banlieue) ; la question culturelle de « l’identité » est devenue la ligne de clivage fondamentale ; la surdité des « élites » à l’égard des catégories populaires alimente la coupure entre le bloc du « système » (PS-UMP) et le bloc de « l’anti-système » (l’abstention et le vote FN) ; la montée du Front national, comme celle de l’abstention, est « la preuve de l’émancipation par le bas d’une part majoritaire de la population ».
Cette logique ne doit pas être amendée : elle doit être déconstruite.
Une simplification idéologique
1. L’image des « deux France » est séduisante mais inadaptée. En fait elle renvoie à une étape dépassée de la dynamique sociale. Aux XIXe et XXe siècles, la polarisation des richesses (accumulation de la richesse à un pôle, de la pauvreté à un autre, explique Marx) fonctionne de façon presque « pure » sur le registre de l’opposition du « centre » et de la « périphérie ». À la limite, cela donne l’image-choc de Jean-François Gravier en 1947 : « Paris et le désert français ». Le modèle fonctionne à toutes les échelles : à l’échelle planétaire, c’est l’opposition des « développés » et du « Tiers-monde » ou de « Nord » et du « Sud ».
La dualité n’est plus de mise. La polarité fonctionne certes, plus que jamais ; mais elle fonctionne à toutes les échelles de territoire sans exception, au Nord comme au Sud. L’essentiel de la richesse mondiale reste concentrée au Nord, mais il n’y a plus « un » Nord et « un » Sud, mais « des » Nord et « des » Sud. Il n’y a pas une France métropolitaine et une France périphérique, mais une diversification croissante à l’intérieur de chacun des espaces, qu’il soit métropolitain ou extra-métropolitain. Pas « une » mais « des » France, métropolitaine comme périphérique, rurale et périurbaine comme urbaine. La volonté de simplification opérée par le géographe n’est pas fausse de façon absolue ; mais elle procède d’un parti-pris idéologique, davantage que d’une modélisation scientifique.
L’essentiel de la richesse et des opportunités sociales est concentrée dans la métropole, mais cela n’implique pas qu’elle y est également distribuée. Le fait que la Seine-Saint-Denis est située au cœur de la métropole offre à ses habitants des opportunités que n’ont pas les classes populaires des espaces non-métropolitains ; il n’en reste pas moins que ce département concentre des masses inadmissibles de population pauvre et délaissée. La pression du foncier, celle de l’endettement des ménages (pour accéder à la propriété) et la dégradation massive de l’habitat dit « social » ont relégué une part importante des classes populaires vers la périphérie de plus en plus lointaine. Mais ce n’est pas pour autant que ces territoires de lointaine périphérie sont devenus des territoires populaires, ni même des territoires où les couches populaires donnent le ton. Guilluy cite les « Bonnets rouges » bretons comme exemple de la réaction interclassiste de la France « du bas ». Peut-on dire pour autant que les « Bonnets rouges » sont un mouvement pleinement populaire du bas en haut, des manifestants jusqu’aux figures de proue ?
Le fantasme de l’immobilité
2. L’argumentation de Guilluy repose sur un glissement, d’abord imperceptible, puis massif. Au départ est la mondialisation. Non pas la « mondialité », cette interconnexion généralisée qui fait de nos destins individuels un devenir collectif, mais la « mondialisation », c’est-à-dire la manière capitaliste de gérer cette mondialité. Or ladite mondialisation est avant tout de nature économico-sociale. Mais très vite, on passe du déterminant économique à un autre qui ne l’est pas. La mondialisation, nous dit Guilluy, c’est le « multiculturalisme » et le « communautarisme ». Que l’on superpose les deux termes est en soi discutable : le premier prend acte de la diversité sans laquelle le « genre humain » est une abstraction ; le second indique le désir d’enfermer la diversité dans le cloisonnement des groupes. On pourrait se dire que la tentation « communautariste » n’est qu’une réaction de défense de groupes qui, à tort ou à raison, se sentent dépossédées par l’universalisation de la marchandise.
Ce n’est pas ce que nous dit Guilluy. Pour lui, le communautarisme n’est pas un effet pervers de la mondialisation, mais le résultat d’un projet multiculturaliste concerté des « élites ». Ce sont elles qui ont organisé la pression des flux migratoires, qui ont installé les immigrés dans les couronnes les plus proches du centre métropolitain et qui ont exilé les fractions les plus anciennes, les plus « nationales » vers les lointaines périphéries. Dès lors, les couches dominées, mises à l’écart et dénigrées, mettent au cœur de leurs attentes la question de l’identité. Dès lors, toujours selon Guilluy, s’installe une bipolarisation des attitudes, traversant les groupes sociaux, sur l’axe de l’identité : d’un côté les « multiculturalistes » de tout poil, libéraux convaincus, « bobos » socialistes, gauchistes culturels et communautaristes musulmans ; de l’autre, les catégories populaires reléguées, que l’immigration voue à la « minorité », qui se dressent contre le « modèle dominant » et qui annoncent l’émergence d’un « modèle alternatif ».
C’est là que la machine Guilluy s’emballe. Quel est ce modèle alternatif ? Il est simple à énoncer. À la base du modèle multiculturel se trouvent la mondialisation des échanges, la montée des flux matériels, immatériels et humains, la valorisation de la mobilité. À ce vertige de la mobilité, le « peuple » de la « France périphérique » oppose les vertus de l’immobilité. Au-delà de la simple « relocalisation » (projet qui n’a vraiment rien d’absurde au demeurant), Guilluy prône le retour du « village » et de la sédentarité comme modèle « universel » de l’équilibre social. Entre 1940 et 1940, le chef d’un État qui osait se dire « français », aimait à dire que « la terre, elle, ne ment pas ». Guilluy sait assez d’histoire pour ne pas vouloir aller jusque-là. Mais si l’on additionne la critique de l’immigration (le grand problème de la France contemporaine, nous dit-il), le refus du multiculturalisme qui implique la valorisation d’une culture dominante, fût-elle parée des atours de « l’universel » et l’hymne à la sédentarité, on se trouve devant une cohérence qui fait peur. Guilluy, Michéa, Finkelkraut : qui trouvera-t-on au bout de la chaîne de « l’identité » ?
Le bon peuple et le mauvais peuple
3. Géographiquement, l’argumentation de Guilluy fonctionne sur un registre binaire. Mais socialement elle est construite sur un rythme ternaire. Il y a en effet trois groupes dans cette nouvelle géographie sociale : les élites intégrées de la mondialisation et de la métropolisation ; les populations immigrées de la banlieue, qui bénéficient des miettes de la métropolisation auxquelles elles sont directement connectées ; les populations des « natifs » populaires qui sont mis à l’écart et qui bousculent le « système ».
On pouvait s’attendre à ce que Guilluy prenne le parti de la recomposition du « peuple » face aux « élites ». On avait tort, car si les élites sont globalement mauvaises (les « bobos » et leurs alliés gauchistes), il y a le bon peuple et le mauvais. Le premier, attaché à la terre, incarne l’avenir ; l’autre, métaphore de la mobilité et du mélange, doit être remis à sa place, qui ne peut être que minoritaire et dominée. Le clivage n’est plus un clivage de classe, autour de projet de société opposant dominants et dominés, oppresseurs et opprimés. Il traverse les catégories populaires elles-mêmes, autour d’un clivage qui n’est plus celui de l’égalité (fondateur du dualisme de la gauche et de la droite), mais celui de l’identité.
Qui lit l’ouvrage de Guilluy sera frappé par une curiosité linguistique : l’auteur décortique les inégalités (au pluriel), mais il ne s’intéresse ni à l’émancipation (une fois) ni à l’égalité (six fois, dont trois fois associés à des items qui la dévalorisent : « la promotion du concept de diversité sous couvert d’égalité », « l’ABC de l’égalité »). Guilluy ne croit plus à la gauche ? Normal : il ne s’intéresse plus à l’égalité. Ce dont il rêve, ce n’est pas de Français égaux et solidaires, mais de Français sédentaires, dans des « villages » qui ne sont pas les villages réels (où en est le travail paysan qui les fondait ?), mais le lieu symbolique fermé d’un groupe social réuni par une culture protectrice et uniforme.
Guilluy, en fait, ne s’intéresse pas à l’égalité. Ce n’est pas la combativité populaire qu’il attise, mais le ressentiment. Comme si, historiquement, le ressentiment n’était pas la porte ouverte aux plus grandes régressions sociales, morales et politiques. Guilluy veut, en évoquant sa France périphérique, tourner le regard vers des espaces abandonnées et ignorés. Le vouloir est louable. Mais pour valoriser cet espace, il dévalorise cet autre espace resté populaire (et massivement populaire) qui est celui de la banlieue. Et ce faisant, il oublie l’histoire. Car au fond, dans les premières décennies du XXe siècle, qu’était la banlieue sinon cet espacé relégué, abandonné, sous-équipé, méprisé (le « Far West français »). Qu’est-ce qui a permis à cet espace d’échapper à l’opprobre ? L’exaltation du ressentiment banlieusard ? C’est la conjonction de la lutte sociale, du grand rêve de l’égalité et de la mobilisation politique d’une gauche bien à gauche qui a fait que, par la conquête des statuts et de la dignité, le monde ouvrier n’a plus été tenu pour le barbare campant au porte de la cité et que la banlieue est devenue une composante de l’urbanité et pas une excroissance menaçante.
L’horizon de l’égalité estompé, il reste… le Front national. Voilà, selon Guilluy, le parti par excellence des nouvelles classes populaires. Qu’une part non négligeable des ouvriers et des employés votent Front national est hélas une réalité. Mais la majorité des catégories populaires se portent pour l’instant sur l’abstention. Et le vote FN est nourri majoritairement par des catégories aisées, aussi bien du côté de la France périphérique que du côté de la France métropolitaine.
Gully établit non sans raison un parallèle entre le sentiment d’abandon des catégories populaires et la faible représentation populaire dans les appareils des partis dits « de l’élite ». Mais l’encadrement du FN est-il populaire ? Le raisonnement de l’auteur se garde de creuser la question. Là encore, l’oubli de l’histoire est bien utile : le nazisme a séduit les ouvriers ; ce n’est pas pour autant que l’encadrement du parti et de l’État nazis faisaient la part belle aux catégories populaires.
L’identité contre l’égalité
4. C’est en cela que, si dans le propos de Guilluy tout n’est pas à rejeter en bloc, la cohérence de son propos ne peut être acceptée. Tout se passe comme si son propos se condensait dans le double refus de la métropolisation et de la mondialisation : transférer la norme sociale du centre vers la périphérie, ce qui revient à nier la métropolisation ; casser la mondialisation par la clôture des « villages ». Mais si la métropolisation s’étend, ce n’est pas d’abord parce que le capital financier a décidé qu’elle serait la norme urbaine. C’est au contraire parce que la métropole concentre les réseaux et les échanges qu’elle est devenue un enjeu majeur de la dynamique économique. Est-ce la métropolisation qui est en cause, ou le fait que le capitalisme transforme la centralité en monopole et fait de l’inégalité le ressort de la créativité, au prix de la polarité de tous les espaces, centres comme périphéries ? Est-ce la mondialité du développement humain qui est à condamner, où le fait que les forces dominantes condamnent à ne vivre la mondialité sur le double registre de la concurrence et de la gouvernance ?
Le propos de Guilluy est ouvertement politique. Il existe, dit-il, une France oubliée et méprisée, comme l’était le peuple ouvrier des siècles précédents. L’objectif est d’aider à ce que, par la conscience de sa place, cette France devienne un acteur politique capable d’imposer ses normes. Mais tout combat pour un avenir est aussi un combat contre les forces qui le contredisent. Or la manière floue dont Guilluy désigne l’adversaire légitime toutes les simplifications. De même que le « capitaliste » était l’ennemi de « l’ouvrier », comment ne peut-on en conclure que l’adversaire de la France « périphérique » est la « France métropolitaine ». Mais ce faisant, Guilluy produit une division accentuée de classes populaires déjà bien atomisées.
Et c’est là que se dessine la grande bifurcation, qui ne conduit pas Guilluy du côté de la gauche, mais du côté de son exact opposé. Faut-il diviser un peu plus le peuple sociologique ou, au contraire, faut-il promouvoir toutes les catégories populaires en peuple politique rassemblé, capable de porter un projet de société fondé non sur la clôture et l’autochtonie, mais sur l’échange et la mise en commun ? Et pour que le peuple devienne acteur historique, quelle est la médiation symbolique la plus forte, l’identité ou l’égalité ? L’identité est un piège : elle rassure en apparence ; en réalité, elle enferme. L’identité se décrète, elle est assignée, elle se met en cartes. La construction des personnes est un processus d’identification, pas la soumission à une identité. Or l’identification est un acte volontaire, inscrit dans des trajectoires sociales, ethniques, familiales. L’identification des personnes se fait par la combinaison d’appartenances multiples. Toutefois, la liberté implique que chacun se définisse par la combinaison de ses appartenances possibles, sans qu’aucune ne soit a priori considérée comme plus structurante que d’autres. L’enfermement dans une appartenance unique ou prioritaire est la voie ouverte vers le repliement communautaire, au rapport des forces, au conflit des « communautés », au nom de la nécessaire protection de leur « identité ».
L’égalité et la démocratie, pas le ressentiment
On dit parfois que, face au rouleau compresseur de l’identité, le temps est venu de revenir aux déterminations de classe. Et il est vrai que, comme d’autres, Guilluy cherche en dehors des clivages de statut les vecteurs d’une union mythique où, à rebours des rapprochements « de classe », le ressentiment du « peuple » finit par être le seul ferment d’unification. Paradoxalement, il rejoint par cette méthode ceux-là mêmes dont il se veut le grand pourfendeur. Guilluy et l’une de ses bêtes noires, le think tank Terra Nova, s’accordent ainsi sur le primat de l’enjeu « culturel », l’un pour prôner le projet de la sédentarisation qui cloisonne, l’autre pour aménager le modèle libéral de la flexibilité.
Mais on ne répondra pas à cette dérive par un « retour aux fondamentaux économiques ». Le « point de vue de classe », moins que jamais, ne saurait se réduire à un déterminisme économique. Ce qui fonde un groupe en classe n’est pas dans sa seule situation objective, mais dans le projet de société que la classe, de façon plus ou moins consciente et formalisée, met au centre de son action. Il ne s’agit donc pas de nier la dimension culturelle du conflit, mais d’en déplacer les pivots. La diversité des appartenances est la condition première de l’élaboration du commun – il n’y a pas de « commun » là où il n’y a que de « l’unique ». Mais la question centrale n’est pas alors celle des « identités » qui s’opposent, mais celle des principes fondamentaux d’une société qui fait de la libre association des individus libres, autonomes et égaux le principe moteur de l’équilibre social et de la créativité.
Auquel cas, on n’objectera pas à Guilluy et à Terra Nova leur focalisation sur le « culturel », mais la manière dont ils le font fonctionner. Dans les deux cas, les grandes absentes sont l’égalité et la démocratie. Les penser aujourd’hui ne se fait pas en répétant les mots et les pratiques du passé ; mais il n’est pas d’innovation véritable qui ne fasse pas de ces mots son alpha et son oméga.
Roger Martelli