La sortie du livre Le déni des cultures d’Hugues Lagrange, un chercheur au CNRS inconnu du grand public jusque-là, a créé un buzz médiatique plus qu’étonnant pour un livre de sociologie. « Un chercheur lance le débat sur l’impact de l’immigration dans les quartiers ghettoïsés » titrait en pleine page Le Monde , avant même la sortie du livre.
Puis le sociologue a été invité au 20 heures de France 2, aux matinales de France Inter et de France Culture. Une émission chez Taddeï a été consacrée exclusivement à ce livre « incontournable ». Ensuite, presque tous les magazines et les journaux s’y sont collés. Et les librairies ont été prises d’assaut... Mais qu’est-ce que ce livre peut bien « briser » comme « tabou » pour mériter une telle excitation ?
La thèse d’Hugues Lagrange
« La plupart des hypothèses visant à expliquer la dérive des quartiers sensibles (chômage, délitement de l’autorité...) font l’impasse sur sa dimension culturelle », résume Hugues Lagrange, qui veut remettre les causes culturelles et familiales au centre du jeu.
Pour en arriver là, le directeur de recherche au CNRS et professeur à Sciences-Po a croisé des données sur les performances scolaires et des informations personnelles et familiales de plus de 4 000 élèves rencontrés entre 1999 et 2006 dans la banlieue parisienne avec des fichiers de police, pour savoir lesquels, parmi eux, ont été verbalisés pour infraction.
En découle une série de conclusions qui, aux dires de l’auteur, bousculent « le politiquement correct », mais riment tout de même étrangement avec le discours politique dominant. « Au sein de chacun des milieux sociaux, les risques d’implication dans la délinquance sont extrêmement variables selon l’origine culturelle des familles. » Et de préciser que, dans un même quartier populaire, « les adolescents éduqués dans des familles du Sahel sont trois à quatre fois plus impliqués comme auteurs de délits que les adolescents élevés dans des familles autochtones ; et ceux qui sont éduqués dans des familles maghrébines, deux fois plus ».
L’auteur consacre ensuite tout un chapitre aux difficultés particulières rencontrées par les jeunes Noirs d’Afrique de l’Ouest. Selon lui, s’ils sont plus nombreux à commettre des délits, c’est que le décrochage scolaire intervient pour eux de manière encore plus précoce, dès les premières classes de primaire. Moins stimulés dans leur éducation parentale, notamment pour développer des compétences en narration et en repérage dans l’espace, ils seraient candidats à l’échec et aux « inconduites ».
Parmi même des familles africaines, le sociologue établit des distinctions. Les jeunes immigrés « de la forêt » : originaires des pays du golfe de Guinée (Côte d’Ivoire, Bénin, Togo, Ghana, etc.) : rencontreraient moins de difficultés sociales que les jeunes originaires du Sahel (Mali, Sénégal, etc.). Ces derniers seraient davantage handicapés du fait qu’ils sont issus de familles globalement moins qualifiées, aux fratries trop larges, aux pères qui : quand ils ne sont pas polygames : sont de toute façon devenus « indignes » en perdant le statut social qu’ils avaient avant de migrer et qui, pour compenser, seraient d’un autoritarisme dévastateur pour l’éducation de leurs fils. Dans ces familles, la mère, moins insérée et souvent beaucoup plus jeune que son mari (et donc soumise à lui, mais aussi à ses fils) n’aurait pas l’occasion d’exercer pleinement son rôle éducatif, ce qui serait catastrophique pour la réussite scolaire des enfants et les amènerait à la délinquance. Ainsi il explique les « inconduites » de ces Noirs venus du Sahel, par l’introduction « dans notre univers, de pans entiers de coutumes lointaines, souvent rurales, très décalées ».
A en croire Lagrange, et les médias qui l’ont souvent annoncé comme un briseur de tabou, pas de doute, cette lecture est un scoop. « Il vaut mieux dire les choses, même si elles nous gênent » était titrée l’interview dans Le Monde du 14 septembre. Bref, d’après l’auteur, le plus gros défaut de la France aujourd’hui, c’est qu’elle se berce de refrains antiracistes et refuse la réalité !
Des universitaires répondent
Du côté des sociologues, quelques-uns ont tenté de se faire entendre pour s’opposer frontalement à ce discours. Laurent Mucchielli, directeur de recherches au CNRS et coauteur de La violence des jeunes en question (éd. Champ social, 2009) a tout de suite tiré la sonnette d’alarme, dans le même numéro du Monde du 14 septembre (qui lui avait réservé une vignette dans la pleine page), en dénonçant « l’ethnicisation des analyses sociologiques et la double généralisation des travaux d’Hugues Lagrange : des familles polygames à l’ensemble des familles et des quartiers les plus en difficulté à l’ensemble de l’Ile-de-France ou de la France ».
Didier Fassin (anthropologue, Les nouvelles frontières de la société française , éd. La Découverte) et Eric Fassin (sociologue et chroniqueur à Regards) ont signé une tribune dans Le Monde du 30 septembre. Choqués de voir un spécialiste en sciences sociales invoquer les mêmes arguments culturels que les conservateurs, ils jugent que « dénoncer le déni des cultures, pour expliquer les problèmes sociaux par « l’origine culturelle », c’est donc bien contribuer au déni des discriminations ». Ainsi, le problème, ce n’est pas « nous », c’est « eux » ! Pratique, en effet, en ces temps d’agonie du politique.
Plus tard, Laurent Mucchielli et Eric Fassin, de plus en plus étonnés par les envolées médiatiques de leur confrère sur « l’importance de la polygamie », ont dénoncé dans la presse : le premier dans France Soir, le second sur Mediapart : les incohérences scientifiques des arguments d’Hugues Lagrange. Ce dernier a, en effet, annoncé deux statistiques dans une interview au Nouvel observateur [1] et encore une autre dans 20 Minutes [2]. « Les chiffres peuvent-ils ainsi être manipulés, au gré des besoins ? Comment déterminer alors si la polygamie est un problème, ou non ? La comparaison entre l’entretien qu’a accordé Hugues Lagrange à 20 Minutes et celui publié par le Nouvel observateur le même jour laisse songeur : le discours change du tout au tout », dénonce Eric Fassin dans son billet « Polygamie : Le Point et la fabrication sociologico-médiatique d’une panique morale », publié dans son blog sur Mediapart.
Sur le site de Laurent Mucchielli, constatant également la dérive scientifico-médiatique soulevée par le livre, Véronique de Rudder, sociologue et chercheuse au CNRS, s’interroge sur « la réhabilitation de la lecture « culturalisante » des réalités sociales et des problèmes sociaux, que la recherche contemporaine a pourtant en grande partie invalidée... Depuis les années 1960 et 1970, en effet, la sociologie et l’anthropologie ont abondamment montré que la culture ne pouvait irrémédiablement plus être isolée comme une réalité en-soi, indifférente aux interdépendances et aux interactions sociales, économiques, politiques, etc . »
Et de conclure : « l’espoir de trouver dans les « pratiques culturelles » : innées ou acquises : des plus pauvres, des plus ségrégés, des plus discriminés la source de leur malheur est ancien et sans cesse résurgent. Car il n’est pas aisé de renoncer à l’avantage matériel et moral de s’exonérer de toute responsabilité dans l’extravagante inégalité, en termes de « chances de vie », qui frappe certains de nos contemporains... Et il est véritablement rentable, de ce double point de vue, de se déclarer vertueusement « désolé » de « devoir constater » que la culture des pauvres les maintient dans la pauvreté, celle des délinquants dans la délinquance, celle des Africains dans leur africanité, celle des Roms dans leur romanité … »
Le pavé dans la mare du Déni des cultures reprend ainsi davantage un refrain éculé et n’apporte rien de « nouveau », explique-t-elle, à « ce qui se répète ad nauseam et sur tous les tons, du café du commerce aux bancs de l’Assemblée nationale et jusqu’au sommet de l’Etat ».
Au contraire la « culture des immigrés » est depuis très longtemps un objet instrumentalisé, par les politiques publiques de droite comme de gauche, à l’instar des « femmes-relais », ou des grands frères dans les cités. Et ce « choix », il faudra un jour l’admettre, n’a conduit qu’à des échecs.
Sabrina Kassa