Dans le passé, l’école numéro 14 d’Ilovaïsk était un point de vote couru. Le grand bâtiment majestueux d’architecture néoclassique accueillait les électeurs de toute la partie sud de cette petite ville de 15 000 habitants. Il est à présent une demi-ruine. Là s’est joué, à l’été, l’un des drames les plus terribles de la guerre que se livrent Kiev et les combattants séparatistes du Donbass. Pendant dix jours, une poignée de soldats ukrainiens y ont vécu retranchés, pris au piège dans des salles de classe transformées en fortins. Leur retraite a viré au bain de sang.
La ville est aujourd’hui un bastion de la République populaire de Donetsk, l’une des nombreuses localités du Donbass appelées à voter, dimanche 2 novembre, pour des élections que seule la Russie reconnaît. Sur les huit bureaux de vote habituels de la ville, trois fonctionnent. Cela explique en partie la forte affluence aux bureaux de vote de l’école numéro 13, plus loin vers le centre.
« Il y a moins de monde que lors du référendum du 9 mai, mais beaucoup de gens sont partis de la ville », explique Nadia Fetchenko, 52 ans. L’atmosphère, surtout, a changé depuis ce vote d’autodétermination de mai. L’euphorie et l’enthousiasme du printemps se sont évanouis. « En mai, j’avais glissé mon bulletin en imaginant un avenir radieux pour la région, se souvient Nadia. Aujourd’hui, je vote simplement pour la vie, pour la paix. »
La vie de Nadia a changé durant ces six mois. La guerre est passée par là, particulièrement dure ici. Nadia a passé un mois dans la cave de son immeuble. Depuis quatre mois, elle n’a pas touché sa retraite. Nadia a eu de la chance : seules ses vitres ont sauté, alors que les destructions sont innombrables en ville. Elle sort rarement de chez elle, écrit des poèmes sur la guerre qu’elle voudrait envoyer au président ukrainien, Petro Porochenko.
Nadia vote pour Alexandre Zakhartchenko, l’actuel premier ministre de la « République populaire de Donetsk » (RPD) désigné en juillet, et surtout commandant du bataillon Oplot. « Il a prouvé sa valeur au combat, dès les tous débuts », explique Nadia. A vrai dire, personne dans ce bureau ni dans les autres de la ville n’est capable de citer le nom des deux autres candidats. Quant aux deux listes qui se disputent les 100 sièges du « conseil populaire », elles sont un mystère pour les électeurs. En réalité, les différents clans qui tiennent le Donbass se sont répartis sur ces deux listes. Le partage du pouvoir a eu lieu en amont, il n’y a pas eu de campagne électorale [1].
Dans la forme, le scrutin ressemble au référendum de mai. Sur présentation d’une carte d’identité, les électeurs peuvent voter dans le bureau de vote de leur choix dans toute la région, même s’ils viennent des territoires sous le contrôle de l’armée ukrainienne. Une procédure – une feuille à remplir – a été prévue pour empêcher les votes multiples constatés lors du référendum, mais elle implique qu’une foule de vérifications aient lieu en temps réel à Donetsk, ce qui semble assez irréaliste. Le 9 mai, les résultats avaient été annoncés avant le début théorique du dépouillement.
Dans l’entrepôt des chemins de fer, qui constituent le principal employeur de cette petite ville, le tableau est le même : une forte affluence – beaucoup de personnes âgées –, et l’espoir que « les choses changent ». « Tout va bien aller maintenant, on vote pour la paix et la stabilité », assure Iouri, 54 ans. « On espère, mais on est fatigués d’espérer », nuance sa fille Lena, qui tient la main de sa petite fille.
Un jeune homme s’avance en s’appuyant sur de mauvaises béquilles de bois. Andreï, 23 ans, combattant de la RPD, a été blessé le 17 août, lorsque les Ukrainiens ont attaqué. Lui aussi votera Zakhartchenko, pour son aura de guerrier. Lui aussi paraît un peu désabusé. « Il fallait virer les Ukrainiens, c’est certain, mais cela prendra du temps pour que la région, et surtout la ville, aillent mieux. Il faut qu’ils comprennent, à Donetsk, que ce qui préoccupe les gens ici, c’est comment ils vont passer l’hiver avec des trous dans les murs. »
Des hommes en armes patrouillent jusque devant les bâtiments, ou s’aventurent à l’intérieur, mais sans pénétrer dans les bureaux eux-mêmes. « Nous ne voulons pas perturber le vote. Aujourd’hui, c’est un Etat qui naît, il doit être légitime, explique, tout sourire, le commandant local, Alexandre. Si certains n’ont pas envie de voter, cela ne nous dérange pas. Mais ils devront accepter de vivre sous nos lois ou partir là-bas, en Ukraine. »
Alexandre ne fait plus la guerre depuis quelques semaines. Mais comme l’immense majorité des combattants, il attend que le conflit reprenne, pour prendre Marioupol, le grand port du Sud, et pourquoi pas « aller plus loin ». En attendant, il s’attache à la lente et difficile reconstruction de la ville. Il retient 66 prisonniers capturés en août, tous combattants du bataillon de volontaires ukrainiens « Donbass ». Ce sont eux qui sont employés à la reconstruction, envoyés pour combler les trous, poser des fenêtres et remonter des murs.
Les habitants qui disent ne pas vouloir voter sont peu nombreux, ou difficiles à trouver. Ou bien ils ont peur. Au marché, dans le centre de la ville, Vadim, la vingtaine, baisse la voix pour raconter : « Moi, je n’irai pas. Les gens ici sont habitués à se placer sous une autorité, quelle qu’elle soit. L’Ukraine n’est plus là, alors on vote pour la RPD. Ils ont nommé un “maire populaire” ici, un militaire, ça n’a dérangé personne. Quand je dis ça à mes amis, ils me regardent bizarrement. Les gens ici ont même oublié que nous avions été bombardés par les deux camps… » C’est l’une des particularités – déjà observée ailleurs – des quelques villes du Donbass qui ont été prises et reprises plusieurs fois par les deux belligérants : la population ne parle, et ne semble même se souvenir que des bombardements ukrainiens. Le divorce avec Kiev est profond.
Les vendeuses du marché, elles, attendent la clôture pour aller voter. Toutes sont enthousiastes. « Ça a déjà changé, ici. Il n’y a plus de toxicomanes qui traînent, d’alcooliques. » Où sont-ils passés, elles ne le savent pas. « Avant, on envoyait notre argent, nos impôts à Kiev, et on en revoyait plus la couleur », explique encore une vendeuse. « Qu’est-ce qui a changé ? intervient le gérant d’une échoppe de chaussures. Sur le marché, c’est toujours la même corruption. »
La paix espérée par les habitants d’Ilovaïsk semble lointaine. Alexandre Zakhartchenko a déjà déclaré qu’il ne reconnaissait plus l’accord de cessez-le-feu conclu le 5 septembre à Minsk, et que ses troupes attaqueraient « bientôt » Marioupol. Le scrutin du 2 novembre, lui, finit d’enterrer le processus de paix lancé dans la capitale biélorusse, qui prévoyait que Kiev et les séparatistes organisent conjointement de simples élections locales « conformes à la loi ukrainienne ».
Sur la route qui relie Donetsk à Ilovaïsk, et plus loin à la frontière russe, deux colonnes de camions militaires. De longues caisses de bois, du type de celles qui renferment des roquettes, sont visibles. La veille, à Donetsk, une autre colonne de 60 véhicules et trois camions lanceurs de roquettes Grad était arrivée. Ce 2 novembre, on a encore combattu autour de l’aéroport de Donetsk. Ce 2 novembre, la première neige de l’hiver est tombée sur le Donbass.
Benoît Vitkine
Journaliste au Monde