Au mois de juin 2014, après avoir pris Mossoul, l’Etat islamique (EI) occupa le consulat turc de cette ville et prit en otage 49 employés du consulat, dont 46 citoyens turcs. Un scandale politique qui, grâce à l’interdiction d’informer sur le sujet, fut vite étouffé. A la veille des élections présidentielles (NdT : turques), le gouvernement fit tout pour empêcher que la crise soit discutée devant l’opinion publique, et, ceci faisant, consacra tous ses efforts à embrouiller le fait que la crise était effectivement le fruit d’une série d’erreurs politiques graves ayant des lourdes conséquences. C’est pour la même raison que le sauvetage des captifs fut présenté, non pas comme une opération de sauver ce qui peut l’être, mais bien comme une victoire diplomatique. Certes, le sauvetage des captifs pris en otage par une organisation terroriste féroce telle l’est l’EI ne peut être qu’une bonne nouvelle. En revanche, les questions, tout comme le contenu des négociations, ainsi que les promesses faites à l’EI par l’AKP (NdT : au pouvoir en Turquie), demeurent des questions à être clarifiées.
Alliance avec l’EI contre la mouvance PKK
Disons-le ouvertement : pour l’AKP, l’EI n’est pas un élément à soutenir, encore moins à s’allier avec, ceci à cause de son idéologie, à cause de sa stratégie politique et militaire et au fait qu’il lui fait la guerre (il est en conflit avec tous les autres éléments de l’opposition syrienne avec qui l’AKP avait fait l’alliance lors de la guerre civile syrienne). Il est donc un adversaire et non pas un allié. Mais cette organisation, par son confessionnalisme fondamentaliste, est aussi ennemie du gouvernement irakien à majorité chiite, ainsi que du PKK laïc. Et ces deux derniers sont également considérés comme des ennemis par l’AKP...
C’est ce qui complique les relations avec l’EI : cette dernière est tantôt considérée comme adversaire, tantôt le moindre mal. Cette relation tendue eut comme conséquence que l’EI menaça ouvertement la Turquie, en déclarant que cette dernière devrait payer le coût si elle n’évacuait pas la Mausolée de Suleyman Shah (qui se trouve en territoire syrien). Immédiatement après cette menace, eut lieu l’attaque de Nigde (NdT : une équipe de présumés membres de l’EI se rendant de Hatay, à la frontière syrienne, à Istanbul afin d’y commettre un attentat, fut interceptée par la gendarmerie turque près de Nigde en Anataolie et ouvrit le feu, tuant 3 gendarmes). Il est évident que la Turquie se fit comprendre sur la compétence opérationnelle de l’EI. A la suite de cette attaque, la tension entre la Turquie et l’EI se poursuivît, les positions de l’EI furent visées par des tirs d’artillerie, sous prétexte de balles en provenance de l’autre côté de la frontière.
En tout cas, il ne faut pas oublier que l’EI est considérée comme instrument effectif visant à opprimer le projet d’autonomie démocratique lancée à Rojava (NdT : c’est le Kurdistan syrien). Dès le début de la guerre civile syrienne, le gouvernement AKP fit un effort considérable pour empêcher la réalisation de ce projet et pour faire exclure le PYD (parti frère du PKK au Kurdistan syrien) de l’opposition syrienne à laquelle AKP fournissait du soutien. De même, ce dernier coopéra avec le PDK (NdT : parti du gouverneur de Kurdistan irakien M.Barzani) en vue de « décontaminer » les Kurdes syriens de l’influence du PKK.
La fermeture des frontières entre Rojava et le Kurdistan irakien résulta donc, à la fois des demandes de la Turquie auprès du PDK, et du désir de celui-ci d’anéantir ce modèle politique alternatif. De surcroît, les forces de défenses mises à pied dans les trois cantons de Rojava – à savoir, les YPG (unités miliaires du PYD) – étaient considérées comme une menace sérieuse. Cela fut dans ce contexte que la Turquie facilita les passages frontaliers de l’EI et qu’elle mena des négociations avec lui, alors que ce dernier faisait la guerre avec la YPG. En plus, le déplacementdes soldats, ainsi que de véhicules blindés fut possible grâce la tranquillité accordée à l’EI.
Les Etats Unis ont repris le sol irakien alors qu’ils s’en étaient retirés en 2011
Suite à l’attaque de l’Administration régionale kurde (NdT : en Irak, dirigée par Barzani) par l’EI, la Turquie est maintenant à un point décisif. Elle a deux choix : soit elle va se mettre en accord avec tous les Kurdes, soit le problème de l’EI – qui constitue un menace pour la Turquie aussi – va persister en s’aggravant.
En revanche, à cause de sa perception qui réduit la question kurde à une simple question de sécurité, ainsi que des relations « privées » établies avec les éléments sunnites de l’Irak, la Turquie, malgré l’appel lancé par Barzani, n’a pas offert de fournitures militaires et techniques. Pourtant, on sait très bien que l’Iran, immédiatement après les attentats de l’EI sur son sol, s’était précipité pour doter de munition les pechmergas (milices kurdes de l’Administration régionale kurde en Irak).
Par ailleurs, le PKK a mobilisé tous les éléments de YPG et HPG (NdT : unités militaires) pour faire la guerre aux côtés des pechmergas. Ainsi, l’organisation (le PKK) a acquis un prestige inouï dans le Kurdistan irakien. La Turquie, quant à elle, a vu ses relations établies si méticuleusement avec l’Administration régionale kurde minées gravement, si ce n’est ébranlées, à cause d’une tel défaut de raisonnement stratégique. De plus, la menace de l’EI, ciblant aussi l’alliance occidentale et ses intérêts, a fait intervenir les États-Unis. Ainsi, ces derniers ont repris le sol irakien, alors qu’ils s’en étaient retirés en 2011. L’avancée de l’EI a été empêchée par les bombardements aériens américains. Les Américains se sont vite mis à l’organisation d’une coalition vaste contre l’EI.
La Turquie, avec le prétexte des otages, est restée à l’écart de cette coalition. C’est même à ce moment qu’elle s’était mise d’accord avec l’EI et que les otages ont été libérés. Même si les détails sont inconnus, il semble qu’ils l’aient été en contrepartie de la libération de militants de l’EI détenus par la Turquie.
Si Kobanê tombe, les forces démocratiques seront ébranlées
L’offensive lancée par l’EI contre le canton de Kobanê, juste après l’échange de prisonniers avec la Turquie, a soulevé d’autres doutes : est-ce que la Turquie tourne l’EI vers les Kurdes qu’elle considérait comme un menace plus sérieuse ? Il est évident que les États-Unis, ainsi que leurs alliés qui ont monté une coalition anti-EI (avec la participation des États arabes conservateurs) et qui ont lancé une offensive aérienne en Syrie, sont mécontents de ce projet de l’auto-administration démocratique et séculaire. Le fait que l’offensive ne cible pas les éléments de l’EI en est une preuve.
La présente bataille de Kobanê est l’étape la plus critique de la partie d’échecs en cours. Si Kobanê tombe, toutes les forces démocratiques de la région seront gravement ébranlées. La solidarité pour l’empêcher s’impose plus urgemment que jamais.
Erhan Kelesoglu, Maître de conférence, Université d’Istanbul, Faculté de Sciences Politiques, Département de Relations Internationales.