2011 : une révolution inachevée
On définit habituellement une révolution comme le moment où simultanément :
• ceux d’en bas ne veulent plus « vivre comme auparavant »,
• ceux d’en haut ne peuvent plus « maintenir leur domination sous une forme inchangée »,
• et que de cette double impossibilité débouche « l’irruption violente des masses dans le domaine où se règlent leurs propres destinées » (1) ;
Si on retient une telle définition, la période s’étendant en Tunisie entre le 17 décembre 2010 et le 14 janvier 2011 a incontestablement été une révolution.
La vague partie de la jeunesse des régions déshéritées de l’intérieur du pays a été rapidement relayée par des syndicalistes souvent eux-mêmes étroitement lié-e-s à diverses associations. Il en a résulté un basculement de la centrale syndicale UGTT en faveur de la lutte contre le régime.
Face à l’extension du mouvement, Ben Ali a été lâché par les secteurs décisifs de la bourgeoisie tunisienne et de l’impérialisme.
Tout cela a rendu possible un départ de Ben Ali au bout de 29 jours avec un coût relativement limité en vies humaines.
Mais l’enthousiasme accompagnant le début de ce processus a contribué à masquer deux grandes faiblesses :
• une auto-organisation des plus réduites (2) ;
• l’incapacité de la gauche à proposer une alternative politique.
Cette double limite a rendu possible un blocage rapide du processus révolutionnaire par des politiciens issus de l’ancien régime, symbolisé par l’accession de Beji Caïd Essebsi au poste de Premier ministre le 27 février 2011 (3).
Dans ce cadre, l’essentiel de l’appareil d’État est resté inchangé, ainsi que la politique économique et sociale en vigueur sous Ben Ali. Comme l’écrit Fathi Chamkhi : « abattre la dictature est une chose, renverser le régime en est une autre » (4).
À l’automne 2011, le bilan tiré par une partie de celles et ceux qui ont fait la révolution est emprunt d’amertume : certes la liberté d’expression et d’organisation a été arrachée, mais progressivement les mêmes policiers font leur réapparition et il n’y a aucune amélioration des conditions de vie de la population.
Lors des élections du 23 octobre 2011, la moitié de la population s’abstient (dont nombre de jeunes et d’électeurs potentiels de gauche). Simultanément une partie des électeurs appartenant aux classes populaires se tournent vers les islamistes d’Ennahdha.
L’installation du pouvoir islamiste
Suite aux élections d’octobre 2011, le gouvernement dirigé par Ennahdha prend ses fonctions le 24 décembre 2011. Deux petits partis participent au pouvoir (5), d’où le nom de troïka qui lui est donné.
Pendant un peu plus de deux ans, les Tunisien-ne-s vont devoir faire face à :
• une islamisation rampante de la société, avec notamment des attaques contre les libertés ainsi que les droits des femmes ;
• une utilisation des mosquées comme lieu de propagande politique et de recrutement pour les courants les plus extrémistes ;
• un noyautage systématique de l’appareil d’État par Ennahdha ;
• une accélération de la politique néolibérale ;
• le développement de la violence politique étatique et para-étatique par le biais de milices islamistes.
Trois grandes alternatives politiques se dessinent :
1) Essebsi se propose de revenir au pouvoir après les prochaines élections. Il fonde à cet effet le parti Nidaa Tounes début 2012, dans lequel se retrouvent de nombreux anciens du parti de Ben Ali ainsi que d’autres militants issus du centre voire de la gauche ;
2) Le Front populaire, constitué en octobre 2012, se veut une alternative à Ennahdha et à Nidaa Tounes. Mais le Front ne constitue pas une perspective concrète immédiate : d’une part, la démarche du Front ne peut pas s’appuyer sur un processus d’auto-organisation, d’autre part le Front a des forces limitées, est peu homogène et a souvent une démarche hésitante.
3) L’UGTT n’est pas candidate au pouvoir. Elle voudrait par contre contraindre le gouvernement Ennahdha à abandonner le pouvoir en douceur. L’UGTT propose à cet effet, dès le 18 juin 2012, la recherche d’un vaste consensus entre toutes les forces politiques pour y parvenir (6).
Aucune de ces trois possibilités n’étant en mesure de constituer une alternative immédiate, les islamistes ont les mains libres pour s’attaquer aux résistances populaires, à l’UGTT et à la gauche :
• fin novembre 2012, la police réprime à la chevrotine le soulèvement populaire de Siliana (7) ;
• le 4 décembre 2012, le siège national de l’UGTT est attaqué par les milices islamistes ;
• le 6 février 2013 Chokri Belaïd, l’un des principaux leaders du Front populaire, est assassiné ;
• le 25 juillet 2013, Mohamed Brahmi, un second dirigeant national du Front, est également assassiné.
Le départ du gouvernement Ennahdha comme exigence immédiate (8)
L’assassinat de Chokri Belaïd, le 6 février 2013, avait déjà mis en avant ce mot d’ordre. Mais, Ennahdha avait finalement réussi à s’en tirer à bon compte : certes, le Premier ministre Jebali avait fini par prendre la porte 19 février, mais le 13 mars, un autre dirigeant d’Ennahdha était revenu par la fenêtre (9). Résultat : la politique antérieure a continué à s’appliquer.
Face à l’incompétence notoire du gouvernement et au mécontentement d’une partie croissante de la population, la bourgeoisie tunisienne a commencé à souhaiter un départ d’Ennahdha du pouvoir. Il en a été de même du côté des grandes puissances impérialistes qui ont décrété, fin juin, un embargo financier sur la Tunisie. Cette évolution a été renforcée avec le débarquement du président Mohamed Morsi en Égypte le 3 juillet 2013.
Suite à l’assassinat de Mohamed Brahmi le 25 juillet 2013, Ennahdha se retrouve complètement isolé et son départ immédiat du pouvoir est très largement majoritaire au sein de la population tunisienne. Reste à savoir quelle force pourrait remplacer le gouvernement dirigé par les islamistes.
Un pouvoir s’appuyant ou reposant sur l’auto-organisation de la population n’est pas concrètement à l’ordre du jour :
• même après l’assassinat de Mohamed Brahmi, aucun comité populaire ne s’est réellement mis en place ;
• le Front populaire reste une force hétérogène, hésitante et de taille limitée.
Du côté des forces les plus structurées :
• contrairement à l’Egypte, l’armée n’est pas candidate au pouvoir,
• il en va de même de l’UGTT.
Face à l’absence d’autre alternative concrète, deux regroupements voient successivement le jour :
• Le premier se constitue le lendemain de l’assassinat de Brahmi sous le nom de Front de salut national (FSN). Il rassemble l’essentiel des partis politiques opposés à Ennahdha – dont Nidaa Tounes et malheureusement le Front populaire (10), ainsi que diverses organisations, dont notamment l’UGET , l’UDC et l’ATFD . (11)
Le FSN veut imposer à la fois la démission de l’Assemblée nationale constituante et le départ du gouvernement. Succéderait à ce dernier un gouvernement dont les membres ne dépendraient pas des différents partis. Ce gouvernement provisoire serait chargé de prendre une série de mesures d’urgence dont la lutte contre les violences islamistes et l’organisation des prochaines élections.
• Le second regroupement est formé par quatre organisations, d’où son nom de « quartet » : l’UGTT, la Ligue tunisienne des droits de l’homme, l’Ordre des avocats … et le syndicat patronal UTICA.
À la différence du FSN, ce « quartet » veut que le remplacement du gouvernement islamiste par un « gouvernement de technocrates » résulte d’un « dialogue national » entre toutes les forces, y compris Ennhahdha, dans la continuité de ce que propose inlassablement l’UGTT depuis le 18 juin 2012 (12).
Pour y parvenir, le quartet fait un pas en direction d’Ennahdha en ne demandant pas la démission de l’Assemblée nationale constituante. Mais celle-ci doit en contrepartie finir l’écriture de la nouvelle Constitution et la voter avant la fin de l’année.
Le 5 octobre 2013, après de multiples atermoiements, Ennahdha finit par décider de sortir de la maison avant que le toit ne lui tombe sur la tête. Ce parti déclare accepter les exigences du « quartet ». Le FSN entre alors progressivement en sommeil (13).
La politique issue du « dialogue national »
Le 26 janvier 2014, la nouvelle Constitution est enfin votée par une Assemblée nationale constituante où Ennahdha détient 41 % des sièges. Contrairement à ce qui avait été longtemps redouté, cette Constitution ne contient aucun recul par rapport à celle antérieurement en vigueur :
• pas de référence à la loi islamique (chariaa) ;
• pas de remise en cause du statut juridique des femmes (Code de statut personnel).
Mieux, certaines avancées figurent dans la nouvelle Constitution, par exemple la liberté de conscience, l’interdiction pour un religieux de rendre possible l’élimination physique de quelqu’un en le qualifiant d’apostat (takfir).
Le 29 janvier, le gouvernement Ennahdha cède comme prévu la place au gouvernement de « technocrates ».
La plupart des nouveaux ministres sont très liés aux institutions financières internationales et aux multinationales. Ils accélèrent la politique néolibérale, et l’embargo financier international est levé.
Autres symboles de la volonté d’assurer une continuité avec le passé :
• le nouveau Premier ministre Jomaâ participait au gouvernement précédent,
• l’ancien ministre de l’Intérieur est maintenu dans son poste,
• le ministre des Affaires religieuses est un islamiste notoire,
• un ancien benaliste reçoit le portefeuille de la Justice, des Droits de l’homme et de la Justice transitionnelle.
En ce qui le concerne, le Front populaire déclare : « Le gouvernement Jomaâ est un gouvernement auquel nous avons refusé de voter la confiance. Ce gouvernement n’est pas notre gouvernement, même si nous n’appelons pas aujourd’hui à sa chute. » (14)
Des mesures sur lesquelles ce nouveau gouvernement avait été mandaté sont progressivement mises en œuvre : actions policières et militaires contre les violences islamistes, remise en cause de certaines nominations partisanes dans l’administration, neutralisation politique d’une grande partie des mosquées, organisation avant la fin 2014 des élections législatives et présidentielles.
Les élections de l’automne 2014 et leurs suites possibles
Les législatives auront lieu le 26 octobre et les présidentielles le 23 novembre. En ce qui concerne les législatives, un sondage publié début juillet 2014 indiquait les tendances suivantes (15) :
• un recul important d’Ennahdha, mais qui restait néanmoins à la seconde place avec 22 % des suffrages (contre 37 % en 2011),
• une relative stagnation du Front populaire à 7 %, qui se maintenait à la troisième place,
• dans ces conditions, Nidaa Tounes se retrouvait très largement en tête avec 45 % des suffrages.
Si le vote se passait dans ces conditions, le gouvernement qui sortirait des urnes serait donc dirigé par Nidaa Tounes. Trois orientations sont imaginables pour ce parti :
• soit se limiter à récupérer un nombre croissant d’anciens du parti de Ben Ali,
• soit revenir à son jeu d’alliances précédent en renouant avec les partis du centre dont il s’est éloigné récemment (16),
• soit être le pivot d’une large coalition incluant Ennahdha (17), solution qui semble avoir les faveurs d’une partie au moins des gouvernements occidentaux.
Quelle que soit la formule retenue, Nidaa Tounes et les grandes puissances considèrent la période ouverte fin 2010 comme une simple parenthèse qu’il conviendrait aujourd’hui de refermer. Les conditions leur semblent réunies pour une stabilisation néolibérale de la Tunisie, débarrassée de ses aspects dictatoriaux et mafieux de l’époque Ben Ali.
Reste à savoir si celles et ceux qui ont été les forces motrices de la révolution seront en capacité de se mobiliser efficacement contre une telle politique qui n’apporte aucune réponse à deux des principaux mots d’ordre de la révolution de 2011 : la justice sociale et la dignité.
Face à l’aggravation constante des conditions matérielles d’existence de la population, l’attitude de l’UGTT va être déterminante :
• Va-t-elle chercher à ne pas gêner le nouveau gouvernement ainsi que le patronat avec qui elle s’est alliée depuis plus un an pour forcer Ennahdha à quitter le pouvoir ?
• Va-t-elle au contraire faire de la défense des intérêts des salarié-e-s le cœur de son activité, comme le demandent nombre de ses militant-e-s ?
Reste également à connaître la situation du Front populaire au lendemain des élections
Pour autant qu’il soit possible de se fier aux sondages disponibles début juillet 2014, le poids électoral du Front semble avoir peu évolué depuis sa proclamation le 7 octobre 2012 :
• il n’a jamais dépassé 10 % dans les sondages, même après l’assassinat de deux de ses leaders,
• le Front pesait dans le sondage publié en juillet trois fois moins qu’Ennahdha et six fois moins que Nidaa Tounes.
Le Front populaire pourrait néanmoins disposer à l’Assemblée de plus du double de députés que le total obtenu en 2011 par les organisations l’ayant constitué.
La période post-électorale constituera une période cruciale pour le Front populaire. Il devra en effet articuler :
• son action au sein des institutions,
• sa capacité à être utile au développement des inévitables et nécessaires luttes sociales,
• la clarification de son orientation et de son projet de société,
• sa construction en tant qu’organisation.
Notes :
1. Lénine, la Faillite de la Deuxième Internationale (https://www.marxists.org/francais/lenin/works/1915/05/19150500c.htm) ; Léon Trotski, Histoire de la révolution russe (tome 1, p. 3, Le Seuil ; http://www.marxists.org/francais/trotsky/livres/hrrusse/hrr00.htm)
2. Revue internationale de l’Union syndicale Solidaires (automne 2012) pages 48-49, 98 et 102-103 ; http://orta.pagesperso-orange.fr/solidint/revues/revue-8.htm
3. Beji Caïd Essebsi a été successivement ministre de l’Intérieur, de la Défense et des Affaires étrangères sous Bourguiba, puis président de la Chambre des députés de entre 1990 et 1991.
4. Fathi Chamkhi est porte-parole de RAID (Attac et Cadtm en Tunisie). Il est membre à ce titre de la direction nationale du Front populaire. Son article « L’an IV de la révolution tunisienne : bilan et perpsectives » a été publié par Europe solidaire sans frontières : http://www.europe-solidaire.org/spip.php?article32819
5. Les deux alliés d’Ennahdha étaient d’une part le Congrès pour la République (CPR) de Moncef Marzouki à qui a été attribué le poste honorifique de président de la République, d’autre part Ettakatol (ex-FDTL et actuelle section de l’Internationale socialiste) de Moustapha Ben Jafaar qui s’est retrouvé Président de l’Assemblée nationale constituante.
6. Revue internationale de l’Union syndicale Solidaires (automne 2012) pages 65-66.
7. Cette ville moyenne de l’intérieur du pays avait été paralysée par une grève générale reconductible demandant notamment le départ du gouverneur.
8. Sur la période de l’automne 2012 à septembre 2013, voir le dossier paru dans Inprecor n° 597 de septembre 2013.
9. A posteriori, le porte-parole du Front populaire reconnaîtra que son organisation avait sous-estimé la possibilité de se débarrasser du gouvernement dirigé par Ennahdha au lendemain de l’assassinat de Chokri Belaïd : « franchement on ne s’attendait pas à une telle mobilisation populaire. Le 8 février, jour de l’inhumation du martyr, on n’était pas prêts ni sur le plan politique, ni de l’organisation pour déposer la Troïka. Jebali est certes parti, mais son gouvernement est resté ».
10. Un nombre croissant de militant-e-s estimeront par la suite que la participation du Front populaire à ce Front de salut avait constitué une erreur (voir à ce sujet le bilan critique tiré par la LGO en septembre 2013 : http://www.npa2009.org/node/39596)
11. Union générale des étudiants de Tunisie ; Union des diplômés-chômeurs ; Association tunisienne des femmes démocrates.
12. L’UGTT était revenue une nouvelle fois à la charge quelques jours avant l’assassinat de Mohamed Brahmi et donc la formation du FSN.
13. Contrairement aux espérances initiales de certaines de ses composantes, le FSN ne présentera pas de candidats aux élections de l’automne 2014. En ce qui la concerne, la Ligue de la gauche ouvrière (LGO) a décidé de se retirer du FSN lors de son congrès de septembre 2013 par un vote à 80 %, cf. l’Anticapitaliste n° 48 de novembre 2013 : http://www.npa2009.org/node/39596
14. À une abstention près, l’ensemble des députés d’Ennahdha a voté la confiance au gouvernement Jomaâ. D’autres partis ont eu une attitude pour le moins ambiguë : c’est par exemple le cas des élu-e-s de Massar (lointain héritier du PC tunisien) dont une a voté la confiance, deux se sont abstenus, un quatrième s’est absenté lors du vote... Sur le positionnement du Front populaire, voir : http://www.europe-solidaire.org/spip.php?article31234
16. La coalition Union pour la Tunisie (UPT), dont Nidaa Tounes était de loin la première force, a volé en éclats. En étaient également membres : le parti centriste Joumhouri d’Ahmed Néjib Chebbi et trois petits partis ayant des origines à gauche – Massar (lointain héritier du PC tunisien), le PS (anciennement PSG, scission de 2006 du PCOT), le PTPD (courant de filiation marxiste-léniniste ayant refusé de participer en 2012 à la formation du Front populaire).
17. Dès août 2013, des rencontres ont eu lieu entre Essebsi (Nidaa Tounes) et Ghannouchi (Ennahdha).