« Inutile d’interpréter laborieusement les films catastrophe dans leur rapport à une crise sociale « objective » ou même à un phantasme « objectif » de catastrophe », écrivait Jean Baudrillard en 1981. C’est dans l’autre sens qu’il faut dire que c’est « le social lui-même quis’organise selon un scénario de film de catastrophe ». Il y a peu, Libération consacrait quelques colonnes à l’analyse de films d’apocalypse, miroirs de nos anxiétés face aux pandémies. L’épidémie de virus Ebola, qui ravage plusieurs pays d’Afrique de l’Ouest, exige une critique plus radicale.
La crise actuelle n’est pas un cauchemar qui se réalise sous nos yeux, « comme dans les films catastrophe ». Elle n’est pas une anomalie, ni un accident qui aurait pris de court les organisations sanitaires ; elle n’est pas, pour reprendre la langue de bois diplomatique, un « défi » organisationnel, financier et politique lancé à la communauté internationale et aux humanitaires. C’est dans l’autre sens qu’il faut le dire : la crise Ebola est le produit de deux décennies de choix et d’actions politiques. C’est une catastrophe bien préparée, non seulement par la sape organisée des systèmes de santé africains par les réformes néolibérales, mais aussi par la mobilisation décidée des acteurs publics et privés de la santé publique pour faire advenir une nouvelle ère, celle de la santé mondiale (ou global health). Cette mobilisation, marquée depuis 2005 par une augmentation inouïe des financements pour la santé dans les pays du Sud, avait fait de l’Afrique une priorité, au nom de la sécurité sanitaire mondiale. L’heure était (re)venue des success story, de l’éradication des maladies, des belles brochures avec des visages d’enfants rieurs ; Bill Gates et Big pharma se partageaient la tribune ; on entrait dans un temps nouveau où des applications pour smartphones, des « partenariats publics-privés » et de « l’innovation responsable » allaient résoudre un à un les problèmes de santé de l’Afrique. Oubliés les dispensaires décrépis, les coupures de courant et les ruptures de stock : le monde de la santé mondiale était beau comme une publicité pour les produits laitiers. La catastrophe, qui se déroule sous nos yeux, est le produit de cette orientation sécuritaire, spectaculaire et scénarisée des politiques de santé - qui s’est faite au détriment des systèmes et des professionnels de santé africains.
La « préparation aux pandémies » a été l’un des principaux logiciels de la santé mondiale, au Nord comme au Sud, depuis les crises de Sras et de la grippe aviaire en 2003-2005. Dans le sillage de la mobilisation américaine post-11 Septembre, les crédits de recherche consacrés au « bioterrorisme » et aux « maladies émergentes » – par définition, des agents pathogènes n’existant pas encore – ont siphonné les budgets de la recherche publique, en particulier sous la présidence Bush. Contrairement à ce qu’on a pu écrire récemment, Ebola n’a jamais été négligée : depuis la première épidémie de 1976, le virus a été un formidable moyen de faire financer des recherches fondamentales en virologie (notamment la construction de laboratoires de haute sécurité dès le début des années 80) et de ringardiser le soutien aux systèmes de médecine préventive et d’action sociale « vieille école ». Pas un appel d’offres, pas un communiqué de presse sur la « biosécurité » n’oubliaient de citer le virus Ebola, tant il incarnait, avant même la présente épidémie, l’archétype de la menace émergente. Depuis vingt ans, Ebola a bien été la raison d’être (avec le Sras, la variole et la grippe aviaire) des programmes gouvernementaux consacrés à la préparation aux pandémies. Avec ses exercices de simulation grandeur nature et ses entrepôts sécurisés remplis de gants en plastique et de masques chirurgicaux, la préparation (preparedness) fut la rationalité politique du nouveau millénaire, héritée en partie des programmes militaires de la guerre froide. Elle entra en pleine lumière en 2009 lors de l’épisode de la grippe H1N1. Jamais le monde ne s’était autant préparé.
L’Afrique n’est pas restée à la marge de ces efforts. Sous l’égide de l’OMS, du Center for Diseases Control (CDC) américain ou des institutions de recherche européennes, les Etats africains se sont « préparés » avec le même enthousiasme. Le continent ne manquait pas d’experts pour les encadrer : la « chasse aux virus émergents » occupe dans plusieurs pays africains des dizaines de chercheurs internationaux et leurs partenaires locaux ; elle a permis, ces dernières années, des progrès considérables dans la connaissance des pathogènes issus d’animaux comme les chauves-souris et les grands singes, dont Ebola et le VIH. Comme en Europe, la menace de nouvelles pandémies, grippales en particulier, a motivé la mise en place de plans de préparations, qui commencent par les rituels « exercices de simulation » - des jeux de rôles scénarisés qui visent à tester, en présence des autorités jouant leur propre rôle, la réaction de l’Etat à une pandémie. A ceci près que, dans le contexte des Etats africains, la simulation était assez littérale : réunis dans une salle de séminaire, les ministres et les experts de l’OMS jouaient à simuler des interventions militaires, policières ou sanitaires dont il était clair pour tout le monde qu’elles n’étaient pas possibles en vrai, faute d’armée, de police ou de systèmes de santé. L’idée même de la preparedness trouvait une sorte d’accomplissement par l’absurde : la santé publique se résumait à la lutte simulée contre une menace fictive. Jamais l’Afrique ne s’était autant préparée ; elle ne faisait, pour ainsi dire, que ça.
La remarque serait bénigne si les plans de préparation aux pandémies grippales n’avaient pas occupé une part importante des énergies des autorités de santé en Afrique, pourtant confrontées à des urgences autrement plus urgentes - WikiLeaks nous apprend que l’ambassade des Etats-Unis en Sierra Leone s’en inquiétait en 2007. Mais c’est surtout que les exercices de simulation condensaient, sous une forme pure, le nouveau paradigme de la santé mondiale tel qu’il se manifestait en Afrique : une forme d’intervention où l’action réelle sur des maladies réelles devenait secondaire, au profit de vastes programmes spéculatifs de « surveillance virale », comme l’initiative du chasseur de virus californien Nathan Wolfe, de « traitement préventif » du VIH ou de projets de « mobile-health » qui voyaient dans les smartphones une manière d’abolir les distances, le manque de personnel et les carences des institutions africaines. « L’économie réelle », pour prendre une analogie financière, n’avait plus qu’un rapport lointain avec les profits (symboliques, mais aussi financiers) mis en jeu par les interventions pourtant largement virtuelles de la santé mondiale. Au moment où l’épidémie a bientôt autant tué qu’un petit 11 Septembre, Ebola 2014 ressemble bien à une crise - à l’éclatement d’une bulle spéculative.
« Comme dans un film catastrophe » : comme le suggère Baudrillard, réalité et fiction sont prises dans des effets de boucle. Parce que la préparation aux pandémies a fait du scénario et du jeu une technique politique à part entière, une manière « d’organiser le social », reléguant au second plan les approches préventives de la « vieille » santé publique et préparant, du même coup, le terrain à des vieilles épidémies comme le choléra (25 000 cas en 2013 en Afrique). Parce que l’avènement de la santé mondiale n’est autre que la dernière phase d’une séquence historique destructrice initiée par les plans d’ajustement structurel des années 90, qui ont réellement transformé les hôpitaux africains en décors de ruine et de rouille à la Mad Max. Mais aussi parce que le storytelling est devenu une compétence capitale, la seule qui compte, peut-être, dans le monde de la santé mondiale. Les superstars de la lutte contre les pandémies du futur, comme aux Etats-Unis le biologiste Nathan Wolfe, brouillent complètement les frontières entre fiction et réalité, action de santé publique et machine à cash : le Dr Wolfe, qui a fait carrière grâce à son travail sur les virus émergents (dont Ebola) au Cameroun, fait depuis dix ans le tour des plateaux télés pour promouvoir son projet de surveillance des pathogènes africains. Que son travail n’ait à vrai dire rien produit de tangible importe peu : son dernier livre, The Viral Storm, lui a valu une avance à six chiffres de son éditeur ; il a transformé son équipe de recherche en start-up, financée, notamment par la fondation Google, qui lui offre 1 million de dollars à chaque virus inconnu identifié ; ses conférences TED, joliment scénarisées, bouleversent les auditoires et tournent en boucle sur YouTube ; et il fut le conseiller scientifique du film d’apocalypse zombie, Je suis une légende, avec Will Smith. Sa petite firme, Metabiota Inc. s’est naturellement positionnée rapidement dans l’épidémie actuelle d’Ebola. Sur le terrain dès le mois de mai, les virologues de la start-up, fidèles à leur promesse de protéger le monde, étaient chargés par le département de la Défense américain d’organiser la « preparedness » de la Sierra Leone au moment où l’épidémie faisait rage dans la Guinée voisine : « Une success story », écrivaient-ils le 12 mai, la Sierra Leone « est préparée comme jamais ». On connaît la fin du film.
Guillaume Lachenal Maître de conférences à l’université Paris-Diderot et à Sciences-Po, chargé du cours « Global Health in Africa : Critical Perspectives »