- L’oppression nationale est (…)
- Les deux solitudes : nationali
- La trop brève, puis récupérée
- De la mobilisation à l’affront
- De victoire morale en défaite
- Une lutte de classe sous-jacen
- L’indépendance au temps de (…)
- La question d’un million (…)
- ANNEXE 1 : Le premier siècle
- ANNEXE 2 : Jours-personnes (…)
Contribution au débat sur la pertinence de l’indépendance nationale
Pour joindre libération nationale et émancipation sociale manque un troisième joueur : l’indépendance de classe
Dans un soucis de concentrer la pensée dans un texte le plus court possible, je distingue l’histoire vivante des relations entre libération nationale, émancipation sociale et indépendance de classe, c’est-à-dire celle dont se souviennent les plus vieux militants ayant connu le gouvernement de l’Union nationale, de l’histoire ancienne, depuis la fondation de la Confédération jusqu’à la fondation de l’Union nationale en 1936, reléguée à l’annexe 1. De plus, les explications supplémentaires et commentaires, tout comme les références, se retrouvent dans les notes en fin de texte. Un clic permet d’y accéder et un autre d’en revenir.
La défaite péquiste traîne derrière elle son cortège de pleureurs et de déprimés analystes de la fin de l’histoire du peuple québécois. Projet de la génération soixante-huitarde, l’indépendantisme aurait été rejeté par la génération précédente du conservatisme canadien-français et par la suivante de l’égocentrique néolibéralisme cosmopolite, sans compter son rejet systématique par les non-francophones. Ce défaitisme signifierait-il ou que l’oppression nationale soit en voie de disparition ou que l’indépendance nationale ne soit plus la réponse stratégique pour la contrer ?
Le problème de ce pessimisme est ailleurs. Il relève de la stratégie pour la conquête de l’indépendance. L’impressionniste analyse générationnelle et ethnique ne masque-t-elle pas une jonction jamais faite, et inavouable par les faiseurs d’opinion de ce monde car il faudrait poser l’enjeu des rapports de classe, soit celle entre la question nationale et la question sociale à l’intersection de laquelle on trouve les puissances de l’« Argent » ? Et quel est le secret de cette jonction si ce n’est que le très majoritaire prolétariat fasse de la politique selon ses intérêts tant immédiats qu’historiques. L’indépendance de classe est la clef de la jonction de l’indépendance nationale et de l’indépendance face au capital.
L’évocation historique de deux événements sportifs, ou plutôt politico-sportifs, à plus de quarante d’intervalle mais intimement liés constate l’échec de cette jonction. L’émeute du Forum en 1955 [1] ne signifiait-elle pas, par la figure emblématique de Maurice Richard, cette espérance, qui paraissait alors inatteignable, de fusion de la résistance à l’oppression et de celle à l’exploitation ? Les très longs applaudissements à son égard, lors du dernier match au Forum en 1996 [2], n’étaient-ils pas un écho de cet espoir frustré après l’échec crève-cœur du référendum de 1995 marquant la fin de la seconde période commencée en 1960 avec la mal nommée Révolution tranquille ? N’est-ce pas cette jonction qu’il faut enfin réaliser en troisième (et finale ?) période si on ne veut pas que le projet indépendantiste ne soit pas relégué au musée de l’histoire ?
L’oppression nationale est devenue l’éléphant dans la pièce
L’usage du français est en recul même à la maison [3]. L’intensité du Quebec bashing crée les conditions idéologiques pour une tentative d’assassinat de la Première ministre péquiste nouvellement élue [4]. La porte de la réforme du système fédéral pour reconnaître l’existence nationale québécoise est fermée à double tour : il n’y a aucune possibilité [5] ni volonté [6] de modifier une constitution à laquelle le Québec n’a pas adhéré. Les référendums sur l’autodétermination sont pratiquement devenus illégaux [7]. L’affaiblissement démographique [8] et économique [9] du Québec dans la Confédération effrite à ce point son rapport de force que l’axe Toronto-Calgary a remplacé celui Toronto-Montréal comme son épine dorsale économique et politique. En a résulté des bases économiques et sociales d’un Canada rentier [10] et réactionnaire [11]. Le Canada est devenu le cancre écologique du monde [12].
Les fédéralistes ont toujours pensé que la question nationale n’existait pas ou qu’elle était à la marge, gérable au sein du giron confédératif. Il est plus inquiétant de voir la jeunesse altermondialiste et même anticapitaliste [13] se rallier à cette opinion en faisant de la lutte des 1% contre les 99% un combat de classe pur sans médiation nationale comme si les frontières n’existaient plus. Cette jeunesse issue du Printemps érable, et même de la grève étudiante de 2005, a tendance à jeter l’eau sale péquiste avec le bébé national. Avec un souvenir diffus si ce n’est absent du référendum de 1995, la dernière grande bataille nationale, équipée de cours d’histoire exsangues particulièrement du point de vue national, conscient de la montée altermondialiste du début de ce siècle comme réponse globale au marché mondial faisant fi des luttes nationales sauf celles aborigènes amalgamées avec la lutte écologique, et constatant l’actuelle montée de l’ultra-nationalisme presque partout sur la planète, la jeunesse a acquis une conception ringarde ou pire encore de la lutte pour l’indépendance nationale.
La bourgeoisie canadienne [14] et même celle mondiale [15] ne font pas une telle erreur d’appréciation. Elles ont compris que le tendon d’Achille du pouvoir bourgeois au Canada est la possibilité réellement existante du peuple québécois d’en briser la base territoriale, ce à quoi aucun autre collectif national ou social, y compris la mythique classe ouvrière, ne peut raisonnablement prétendre. Pour elles, le référendum de 1995 reste un cauchemar. Si les tenants de l’altermondialiste confondent sens politique avec lutte eschatologique des multitudes sans frontières contre le capital, la bourgeoisie canadienne a gardé le sens stratégique du maintien de son hégémonie en s’alliant avec « son » prolétariat et les autres nations et nationalités opprimées contre le peuple québécois.
Le défi des anticapitalistes canadiens et québécois est de la rompre en construisant une contre-hégémonie pour renverser le pouvoir bourgeois. Il appartient aux anticapitalistes canadiens de mettre le soutien à la lutte pour l’indépendance du Québec au centre des préoccupations stratégiques du mouvement populaire canadien-anglais [16]. Au Québec, cette construction passe par la jonction de la lutte pour la libération nationale à celle pour l’émancipation sociale, pour employer la formule de Paul Rose, ce pour quoi il faut que le prolétariat conquiert son indépendance politique face aux partis bourgeois et petit-bourgeois. C’est vers cette jonction que tend, depuis la fondation de la Confédération canadienne en 1867 sur le dos de la défaite des Patriotes de 1837-1838, le peuple québécois [17].
Les deux solitudes : nationalisme catho et stalinisme anti-national
En première période, dans le contexte de la profonde crise économique de 1929, la très conservatrice et nationaliste Union nationale (UN) de Maurice Duplessis [18] a damé le pion à la confuse Action libérale nationale [19] au milieu des années 30, écartelée qu’elle était entre la question nationale, confinée à l’autonomisme, et celle sociale, balisée par la doctrine sociale de l’Église catholique [20]. Son conservatisme anti-communiste écarta l’Union nationale du gouvernement [21] durant l’antifasciste Deuxième guerre mondiale au profit des Libéraux d’Adélard Godbout [22], précurseurs réformateurs de la Révolution tranquille mais filiale du Parti libéral fédéral qui imposa la conscription contre la volonté du peuple québécois [23]. Surfant sur la sur la mobilisation contre la conscription, l’Union nationale revint sur le devant de la scène à la fin de la guerre, marginalisant le tout aussi confus Bloc populaire [24].
Côté social, en parallèle et après la mobilisation anti-conscription se déployèrent de nombreuses et dures grèves durant la Deuxième guerre [25] et dans l’après-guerre [26]. Les complétèrent la lutte contre la crise du logement de l’immédiat après-guerre [27] et celle contre les armes atomiques [28]. Leur firent écho des mobilisations des milieux intellectuels et artistiques avec Cité libre [29] et le Refus global [30]. Le nationalisme resté traditionnel des chefs anti-conscriptionnistes, malgré l’influence des ex-dirigeants de l’Action libérale nationale [31], n’a pas convergé avec l’économisme des chefs de file grévistes lesté par un stalinisme qui n’avait que faire de la question nationale (et de celle des femmes) [32]. Ces mobilisations de part et d’autres n’arrivèrent pas à combler le gouffre entre libération nationale et émancipation sociale.
La trop brève, puis récupérée, irruption politique du prolétariat
En deuxième période, dans le cadre de la prospérité des « trente glorieuses » (1945-1975) [33] coupant les racines rurales d’un Québec devenu pleinement industrialisé et urbanisé, le PQ parut d’abord surmonter tant le dilemme national entre autonomie et indépendance que celui social entre la droite et la gauche. S’appuyant tant sur l’émergent et alors confiant Québec Inc. que sur la vague mobilisatrice, à la fin des années 60, surtout prolétarienne [34] mais aussi linguistique [35], il se déclara souverainiste avec un « préjugé favorable aux travailleurs » [36]. Cette apparente clarté lui valut une majorité parlementaire rapide. Encore plus rapidement revint la confusion. La question alambiquée du référendum de 1980, fille de l’étapisme [37], révéla un PQ plus associationniste qu’indépendantiste en diapason avec un Québec Inc. effarouché par tant par la combativité prolétarienne que par les nuages sombres de la grande crise de l’État providence annonçant l’ère néolibérale [38]. Le coup fourré de 1982 [39] contre le secteur public, déclaration de guerre néolibérale contre le peuple québécois par son gouvernement national, enterra à jamais l’illusion d’un PQ de gauche, au discours près.
Qu’a été le PQ sauf une version aboutie du Bloc populaire délesté des oripeaux ecclésiaux et ruraux ? Certes, l’élan péquiste ne s’est pas enlisé au départ. Il a vite conquis la majorité parlementaire provinciale en 1976... pour mieux ensuite s’enliser. Il a dû son succès relatif à la vitalité du nouveau prolétariat soixante-huitard qui a cogné à la porte du double pouvoir en 1972 dans le cadre d’une grève que l’on qualifierait aujourd’hui de sociale [40]. Le PQ est né de la fesse nationaliste des Libéraux au moment où la « révolution tranquille » petite-bourgeoise (1960-1966) [41], modernisant tant le cadre étatique que l’idéologie dominante, se transformait en sa version prolétarienne (1966-1976) [42], voulant la libération nationale et l’émancipation sociale du peuple québécois, mais sans direction politique propre.
Profitant de l’erreur stratégique des forces dirigeantes de la révolution tranquille prolétarienne d’entreprendre la bataille sans s’être dotées de leur instrument politique conjuguant émancipation sociale et libération nationale [43], l’aile la plus nationaliste des Libéraux se constitua en « parti québécois » pour leur tirer le tapis de dessous les pieds. Ce nom même signifiait la volonté de masquer l’antagonisme de classe, alors proéminent, au profit de l’unité nationale contre le fédéral. En même temps, le nouveau parti contournait puis absorbait un Rassemblement pour l’indépendance nationale (RIN) [44] jugé trop radical par la bourgeoisie de par le fait même de son projet clairement indépendantiste lourd de potentiels débordements révolutionnaires mais qui contradictoirement restait nationaliste ou tout au moins ambigu par rapport à la question de la lutte de classe — le « rassemblement… » de qui « …pour l’indépendance nationale » [45].
Le PQ a surfé la vague un moment quasi révolutionnaire, tout en se distanciant à son profit du cul-de-sac de la stratégie terroriste, revers de la médaille de l’absence d’un parti révolutionnaire crédible, culminant dans la Crise d’octobre (1970) [46]. Il put ainsi plus facilement canaliser la révolution tranquille prolétarienne dans le cul-de-sac électoraliste rendu viable par l’étapisme instaurant le contradictoire « bon gouvernement » [47] dont la pointe fut la encore plus contradictoire « gouvernance souverainiste » [48]. Avec sa « souveraineté-association » [49] se substituant à l’indépendance nationale, avec son « préjugé favorable aux travailleurs » remplaçant le programme social-démocrate du RIN, le PQ fit se saborder un RIN à la recherche de raccourcis électoralistes et surtout peu convaincu et convainquant de la dimension d’émancipation sociale inhérente à celle de libération nationale.
Le RIN avait emprunté au Parti socialiste du Québec (PSQ) [50], scission dissidente du nouveau NPD fédéral fondé en 1963, son programme social, ayant compris que la nombreuse jeunesse baby-boomer ne carburerait pas au nationalisme traditionnel [51]. Quant au PSQ, à l’aspiration indépendantiste de la jeunesse radicalisé contre une oppression fortement ressentie, il répondit par l’ambigu « États associés » [52] similaire à la souveraineté-association péquiste. Une fois le RIN digéré, la stratégie de l’étapisme péquiste prit la place d’une stratégie de libération nationale par la rue et par les urnes pourtant crédible durant la révolution tranquille prolétarienne. L’épilogue de cet échec de la gauche politique fut l’émergence des partis maoïstes, PCO et En lutte, à la fin des années 70 alors que la domination péquiste sur les mouvements national et populaire était déjà consolidée [53]. Cet épilogue se conclut par un dernier spasme en réaction à la fois à l’adaptation du PQ au néolibéralisme et aux déviations mao-staliniennes, soit le Mouvement socialiste (MS) [54].
De la mobilisation à l’affrontement des nationalismes pour cause de prolétariat absent
La crise du « beau risque » [55] du milieu des années 80, laquelle scinda momentanément le PQ, eut pu être la fin de la deuxième période n’eut été de la contre-attaque fédéraliste. Côté bâton, la Cour suprême charcuta la Charte de la langue française (loi 101) [56]. Côté carotte, une alliance de l’aile fédéraliste québécoise et de celle des régionalistes du Canada anglais, au pouvoir tant à Québec qu’à Ottawa, tentèrent une insertion du Québec dans la nouvelle constitution canadienne « dans l’honneur et dans l’enthousiasme » [57]. Tel un boomerang, ce forcing s’acheva dans le mépris et la colère. Piqué au vif par les fédéralistes centralisateurs manipulant les dépendances et les divisions entre nations opprimées québécoise, aborigènes [58] et terre-neuvienne [59], le regroupement des gouvernements provinciaux anglophones rejeta l’Accord du Lac Meech. Suprême insulte et humiliation, la majorité du peuple anglophone rejeta l’Entente moins que minimaliste de Charlottetown lors du référendum pan-canadien de 1992 [60] rejetée aussi par le peuple québécois.
Étouffée un moment par la défaite référendaire de 1980 dans laquelle s’est engouffré, lors de la nuit des longs couteaux [61], le rapatriement unilatéral de la Constitution en 1982 et sa Charte liberticide des droits collectifs, nationaux et sociaux [62], la flamme vacillante s’embrasa de nouveau à la fin des années 1980. La riposte nationale avait commencé par des manifestations étudiantes de 1988 pour la défense de la loi 101 [63] et connut son summum lors de la St-Jean-Baptiste de 1990 le lendemain de l’officialisation de l’échec de l’Accord du Lac Meech [64].
La crise d’Oka [65] qui emboîta presque immédiatement le pas jeta une douche d’eau froide sur le bouillonnement du renouveau nationaliste pris en flagrant délit de dénigrement anti-autochtone [66] avec le concours machiavélique des fédéralistes. Pendant que ceux de Québec suscitaient une charge de la police québécoise [67] qui mit le feu au poudre tout en y laissant un mort, ceux d’Ottawa envoyèrent en première ligne un contingent québécois de l’armée [68].
Pour ensuite canaliser le choc des deux mobilisations nationales, il fallut tout l’habilité politicienne particulièrement tordue du Premier ministre Bourassa, appuyé par le chef de l’opposition Parizeau qui tend la main à « mon premier ministre » [69]. L’unité des frères ennemis derrière la bourgeoise désamorça la bombe populaire dans les arcanes de la Commission Bélanger-Campeau qui, après avoir consulté à tours de bras, alla s’échouer à Charlottetown [70] malgré une pétition de 700 000 noms, mais ratant l’objectif d’un million, réclamant un référendum immédiat sur la souveraineté [71].
De victoire morale en défaite stratégique
Certes, la résistance nationale, se combinant avec le rejet du parti au pouvoir suite à la grave crise économique du début des années 1990 [72], valut au PQ de l’indépendantiste pur laine et grand bourgeois Jacques Parizeau un retour au gouvernement en 1994 avec le deuxième plus important pourcentage de voix de son histoire... mais avec moins d’un point de pourcentage devant les Libéraux sans compter l’apparition de l’ADQ, un parti autonomiste ultralibéral issu aussi des Libéraux [73]. En bon parti nationaliste bourgeois, se méfiant comme la peste des grandes mobilisations populaires, le PQ avait laissé passer le moment de la grande colère anti-Meech même compromise par la crise d’Oka qu’un brin d’internationalisme aurait pu convertir en atout.
Il lui fallait dorénavant composé avec le Bloc québécois du conservateur mais populiste Lucien Bouchard vu comme le chef de file de la mobilisation anti-Meech. Le Bloc, fondé dans le feu de la crise de Meech, devint dès 1993 le plus important parti québécois au parlement fédéral... face à un retour en force des Libéraux centralisateurs [74]. Malgré les complications de l’échiquier des partis et la force toute relative du PQ, l’émotion et la mobilisation de l’Après-Meech rendaient incontournable un nouveau référendum. Pour faire oublier le tournant néolibéral de 1982, la direction péquiste, faute de réformes préparatoires comme entre 1976 et 1980, mit en scène une vaste consultation publique sans obligation de résultat. Malgré cette « Commission nationale sur l’avenir du Québec » [75] bien contrôlée, à laquelle participèrent plus de 50 000 personnes au début de l’hiver 1995, le gouvernement Parizeau ne put recréer l’esprit de Meech. Il lui fallut pactiser avec le Bloc et l’ADQ un projet de « partenariat » économique et politique Canada-Québec par ailleurs recommandé par la Commission [76].
La défaite du bout des ongles de 1995 [77] signala la fin de la deuxième période. L’illusion vite dissipée de la victoire morale laissa place à l’ère des coupures drastiques devant créer les perdantes « conditions gagnantes » [78]. Dans l’ornière de la défaite, le PQ, en diapason avec les Libéraux fédéraux, rallia le mouvement syndical à l’objectif du « déficit zéro » lors du Sommet socio-économique de 1996 [79]. On en vit tout l’effet démobilisant lors du vote de la dite loi de la « clarté » [80] en 2000 sans qu’aucune riposte nationale, malgré un rejet unanime de l’Assemblée nationale, ne vint troubler la paix de la rue. On venait de planter le dernier clou dans le cercueil. Il fallut bien se rendre à l’évidence que la deuxième période s’achevait avec le camp de la libération nationale et de l’émancipation sociale qui tirait encore plus de l’arrière. Ne restait plus que la consolation d’applaudir Maurice Richard lors de la fermeture du vieux forum.
Une lutte de classe sous-jacente qui ne demande qu’à surgir en plein jour
Pourtant les mauvais sondages du début de la période référendaire n’avaient cessé de s’améliorer jusqu’au jour du référendum. Un miracle semblait s’être produit. « [A]vec une pondération réaliste des répondants discrets, c’est qu’en tout début de campagne électorale, le OUI se situait aux alentours de 42%, c’est-à-dire qu’il recevait l’appui de tout juste 50% des électeurs francophones. Mais dès la dernière semaine du mois de septembre, le OUI amorce une remontée qui se poursuivra jusqu’au jour du vote : cette remontée a donc commencé avant la nomination de Lucien Bouchard comme négociateur en chef. » [81]
L’auteur pense quand même que la supplantation de Parizeau par Bouchard a pu être bénéfique. On peut en douter. Les sondages à partir de la mi-octobre ne montrent pas une continuation de la remontée du oui malgré un affaiblissement du non au profit des indécis [82]. Le mythe Bouchard est une invention médiatique, qui reflète la peur bleue des deux camps, afin de masquer la réelle clef d’interprétation de la remontée des sondages :
« En effet, jamais au cours d’une campagne politique au Québec les choses ne furent si limpides : dans le camp du NON, les forces de l’argent (chefs de grandes entreprises, milieux d’affaires, chambres de commerce, conseil du patronat, banques, capital financier, etc.) ; dans le camp du OUI, le peuple (mouvement syndical, mouvement féministe, groupes populaires, la majorité des intellectuels et des artistes, etc.). Lorsque, en début de campagne, Jacques Parizeau a dénoncé la collusion du grand patronat avec le camp du NON et le discours mesquin de certains de ses porte-parole (Beaudoin, Garcia, Dutil, etc.) qui rapetissaient le Québec souverain à la dimension d’une république de bananes, le quotidien The Gazette s’est demandé, avec une certaine anxiété, si on n’était pas en train de retourner à la lutte des classes ! » [83]
Mais ce fut un miracle passif. Il n’y eut pas de love-out pour compenser le love-in [84] illégal du camp du non. Le 24 juin 1990 était déjà loin. Même l’éphémère soulèvement après-Meech reposait essentiellement sur une forte émotion nationale loin de la soutenue mobilisation d’émancipation sociale du volet proprement prolétarien de la dite Révolution tranquille lequel féconda la montée de la libération nationale en s’y entremêlant intimement. La très minoritaire bourgeoisie rallia à elle la moitié de l’électorat d’abord grâce à l’unilatérale « vote ethnique » non francophone mais aussi grâce à l’attachement apeuré au statu-quo d’une proportion significative de francophones anglicisés, âgés, ruraux, fonctionnaires fédéraux même provinciaux ou tout simplement de la petite bourgeoisie à l’aise financièrement. La peur ne se vaincra, et le ralliement des non-francophones ne se fera, que par une mobilisation soutenue adossée à de fortes revendications sociales (et aujourd’hui écologiques) donnant un « projet de société » à l’aspiration indépendantiste.
L’indépendance au temps de l’altermondialisme... et de l’effondrement syndical
S’ouvrait la même année que la loi dite de la clarté, en 2000, la troisième période définie par l’émergence de l’altermondialisme antilibéral et écologique sur fond du nouveau cosmopolitisme de la population québécoise rangeant au musée de l’histoire les « gens du pays » et son bleu fleurdelisé. Le défi de la nouvelle génération consiste à redécouvrir et à redéfinir la lutte des Patriotes de l’époque du capitalisme montant et progressiste. Que signifie cette lutte à l’époque du capitalisme décadent et agonisant plongé depuis 2008 dans une crise de civilisation à dimensions économique, écologique et démocratique ? À retenir, cependant, la signification du drapeau tricolore soit l’unité pluri-ethnique du peuple dans le cadre d’une république indépendante.
La nouvelle période débutait en 2000 avec la Marche mondiale des femmes à initiative québécoise [85], annoncée par celle de 1995 et relayée en 2001 par la mobilisation du Sommet des peuples des Amériques [86] et en 2003 par la grande manifestation anti-guerre contre l’Irak [87]. Elle allait se dérouler au diapason de l’altermondialisme contre le néolibéralisme. Encore faudrait-il qu’elle s’enracine dans les contradictions sociales proprement québécoises et que le camp libérateur se dote, cette fois-ci, d’une direction politique émanant du sein populaire et y étant redevable. La jeunesse étudiante, en 2005, planta la semence fertile de la plus grande grève étudiante que le Québec n’eut jamais connu jusqu’alors [88]. Rebelote au carré avec le Printemps érable de 2012 [89] dans le cadre du grand soulèvement mondial des printemps indignés.
Mais quel rendez-vous manqué avec le mouvement syndical ! En 2005, le Front commun du secteur public, pourtant en processus de grèves partielles d’une journée, refuse d’envisager une grève conjointe avec le mouvement étudiant [90]. Il capitulera sans combat à la loi spéciale de retour au travail [91]. En 2010, il s’entendra à rabais avec le gouvernement sans même tenter une seule journée de grève malgré une importante manifestation [92]. En 2012, malgré un appel d’un mouvement étudiant prenant tardivement conscience de la limite de la seule grève étudiante face à un gouvernement intransigeant [93] et malgré une pression de militants syndicaux du secteur public auprès de leur direction [94], le mouvement syndical refuse le relais de la « grève sociale » pour concrétiser dans la rue un mouvement sectoriel devenant de plus en plus général avec ses concerts de casseroles exprimant son rejet de la répression. Par rapport à la grève générale illimitée et illégale de 1972, quel revirement ! La pensée unique néolibérale et une génération de reculs étaient passées par là. Quant au mythe de la jeunesse nombriliste, il en a pris pour son rhume.
La question d’un million de dollars
Jusque qu’au début de ce siècle, le trio libération nationale, émancipation sociale et indépendance de classe n’est pas arrivé à marcher du même pas. Ne s’en dégage pas moins un fil à plomb. Pendant tout ce temps, la gauche politique a cherché à proposer des alternatives qui subordonnaient la résolution de la question nationale à la question sociale quand elle ne la niait pas complètement. Non seulement n’est-elle jamais parvenue à imposer un de ses partis comme parti de l’alternance mais ses tentatives partidaires restèrent minoritaires. La petite bourgeoisie nationaliste, adossée à la bourgeoisie, a toujours réussi à damer le pion à la gauche comme dirigeante du camp populaire. On note même une dialectique entre la nébuleuse nationaliste et celle de gauche. Quand la gauche anticapitaliste, toujours réduite, a pu bénéficier d’un bref moment de conjoncture favorable de bouillonnement social pour s’imposer à la gauche modérée, souvent pour tenter de construire un parti unitaire, la petite-bourgeoisie radicale a pu elle aussi s’imposer dans sa sphère quitte à emprunter des éléments du programme social de la gauche. Une fois commencé le reflux des luttes, la gauche modérée, qui s’accommode du capitalisme, rejetait ou marginalisait la gauche anticapitaliste tout comme un phénomène semblable se produisait au sein du camp nationaliste.
Des temps d’exacerbation sociale combinant crise économique et crise nationale émergent de nouveaux partis politiques proposant de nouvelles orientations et de nouvelles stratégies. Se sont finalement imposés comme nouveau parti de l’alternance, dans le cadre du système uninominal à un tour qui n’a jamais été dépassé, des partis nationalistes composites en termes de couches sociales. Le but stratégique de la république indépendante vaincu de 1838, étouffé par la Confédération de 1867, d’abord bouillonne sous le couvercle, puis réapparaît en spasmes avant de s’imposer un siècle plus tard comme option politique avec le RIN. À chaque fois, la petite bourgeoisie nationaliste impose son hégémonie d’abord en empêchant l’émergence d’un parti nationaliste stable et durable, puis en le confinant à l’autonomisme et finalement en édulcorant l’indépendance en souveraineté-association référendaire devenu souveraineté-partenariat attendant le Godot des conditions gagnantes.
L’intensité de la crise sociale et politique au sortir de le Première guerre mondiale, plus grande que celle au sortir de la Deuxième guerre [95], posait pour la première fois depuis la révolte des Patriotes l’enjeu de l’indépendance sur fond de soulèvement social mais en l’absence de tout parti nationaliste ou de gauche. L’émergence d’un parti nationaliste vaguement réformiste [96] sur la fin de la Deuxième guerre se fait sur une base autonomiste. La révolution tranquille prolétarienne joint pour la première fois depuis 1838 émancipation sociale et libération nationale mais le national-populiste PQ tire le tapis sous les pieds de l’indépendance de classe. La grand frisson de 1995 vient à deux doigts de créer les conditions d’une dynamique permettant l’émergence d’un parti indépendantiste anticapitaliste.
Concluons par la question d’un million de dollars. Québec solidaire est-il ce parti de l’indépendance de classe qui sera mener à bien la synthèse finale entre libération nationale et émancipation sociale ? Suite au prochain article.
Marc Bonhomme, 7 juin 2014
www.marcbonhomme.com ; bonmarc videotron.ca
ANNEXE 1 : Le premier siècle après la défaite de la révolution nationale de 1837-1838
On ne saurait, pour débuter, passer sous silence, au moment de la Confédération, la lutte du « rouge » et, idéologiquement parlant, saint-simonien Médéric Lanctôt [97] qui fonda la première centrale ouvrière du Québec à Montréal à la fois pour défendre les intérêts politiques et sociaux de la classe ouvrière mais aussi comme base organisationnelle afin de s’opposer, lors de l’élection de 1867, au pacte confédérait [98]. Il faillit même l’emporter sur Georges-Étienne Cartier, le principal dirigeant confédératif au Bas-Canada devenu Québec, contre lequel il se présenta. Reste que la fondation du Canada, concoctée dans des sommets entre « pères de la Confédération », mis en place en trompant la nation en formation des Métis de la rivière Rouge par le faux don d’une province [99], fut une défaite d’un peuple « canadien » dont le noyau dirigeant s’annonçait déjà comme étant le prolétariat. La fondation du Canada marqua le déclin des « rouges » issus du mouvement des Patriotes et leur marginalisation au sein du Parti libéral. Il fallut attendre une génération pour que s’ouvre la véritable partie.
Lors des élections de 1886, sur fond de la grande crise économique 1874-1893 [100] au sein de laquelle prit corps la lutte pour la journée de travail de huit heures, la coalition Libéral/National d’Honoré Mercier [101], unissant Libéraux et Conservateurs dissidents, conquit la majorité parlementaire sur la lancée de la massive mobilisation contre la pendaison de Louis Riel [102], chef politique des Métis et de leurs alliés autochtones écrasés par la nouvelle armée canadienne à la bataille de Batoche [103] dans l’actuel Saskatchewan.
Cette émergence nationaliste avait brisé l’hégémonie du parti Conservateur consolidée depuis avant la Confédération pour paver la voie à l’hégémonie Libéral jusqu’aux élections de 1936 après l’interruption de 1892-1896 due au scandale du chemin de fer de la Baie des Chaleurs. Ce scandale créa le contexte de la mise à l’écart de la grande alliance nationaliste comprenant jusqu’aux ultramontains pour en revenir à un Parti libéral recentré écartant définitivement les « rouges » et se distanciant d’avec l’Église sans toutefois se l’aliéner [104]. En parallèle, le Parti libéral fédéral prend le pouvoir à Ottawa en 1896. Le nationaliste Parti libéral/national marginalisa la politisation du mouvement syndical alors fortement influencé par les Chevaliers du Travail — l’ancêtre du Conseil du travail de Montréal fut fondé en 1886 — qui firent élire deux députés en 1888 (Ottawa) et en 1890 (Québec) vite récupérés par les Conservateurs fédéraux et les Libéraux québécois.
La deuxième période de cette première partie se joue dans la foulée de la répercussion mondiale de la révolution russe de 1905-06 alors que l’hégémonie Libérale est déjà forte. En 1906, le parti Ouvrier (PO) fondé en 1899 [105] et issu du mouvement syndical mieux organisé mais plus modéré, très momentanément allié à l’anticapitaliste Parti socialiste fondé en 1904 et dont Albert St-Martin [106] dirigeait la branche canadienne-française, fait élire un député montréalais à Ottawa grâce à la coopération des Conservateurs qui ne présentent pas de candidat. Un autre est élu en 1909 à Québec. Tous les deux seront vite sous l’influence des Libéraux après que les dirigeants syndicaux, dont Gustave Franck, contrôlant le PO eurent expulsé les militants du Parti socialiste en 1907 suite à la violente répression de l’imposante manifestation du premier mai dont celui-ci était l’organisateur.
C’est durant cette même période que s’affirme le Libéral dissident Henri Bourassa [107], fondateur du Devoir, opposé à la participation du Canada à la guerre des Boers en Afrique du sud et à l’anglicisation des écoles du Manitoba. Après avoir siégé comme Libéral indépendant à Ottawa avant de démissionner comme député, il défait en 1908 le Premier ministre du Québec dans sa circonscription comme candidat de la Ligue nationaliste canadienne (LNC). Le programme de ce parti est basé sur « une ’’pensée sociale conservatrice teintée d’un certain progressisme’’. Son nationalisme se veut pan-canadien, fondé sur la coopération entre Canadiens français et anglais ainsi que sur le respect de la dualité linguistique et religieuse. » [108]. Ce parti remporte trois sièges en 1908, dont deux par Henri Bourassa, et un en 1912 avant de disparaître. Par la suite, la religiosité ultramontaine de Bourassa l’emporte sur son nationalisme canadien anti-britannique au point de se compromettre avec les Conservateurs qui avaient déjà auparavant favorisé la LNC.
La troisième période, alors que l’hégémonie Libérale sur le Québec est à son maximum, sera la dramatique crise de la conscription de 1917 qui se conjuguait avec la répercussion mondiale de la révolution bolchevique. Cet épisode fut à l’origine de l’étonnante motion de décembre 1917 du député Libéral Francœur [109] au parlement de Québec réclamant ni plus ni moins que la séparation du Québec [110]. Cette motion, une manœuvre finalement retirée mais qui souleva la passion, fut la synthèse politique des questions nationale et sociale à leur paroxysme, combinant la crise de la conscription — le peuple de la ville de Québec affronta l’armée en mars 1918 pendant 4 jours au prix de quatre morts et 70 blessés [111] — et l’influence de la révolution d’Octobre qui allait, au Canada, mener à la prise de contrôle de la ville de Winnipeg par le prolétariat en 1919 [112]. Malgré de nombreuses manifestations de solidarité à travers le Canada, au lieu d’organiser une grève générale de solidarité contre la forte répression qui fit deux morts, la centrale ouvrière canadienne relança le PO moribond qui ne put résister au Québec au balayage du Parti libéral fédéral qui s’était opposé opportunément à la conscription. Il aura plus de succès à Québec, avec près de 10% du vote populaire [113], mais ses trois élus passeront rapidement aux Libéraux.
Les socialistes non sectaires du Parti social-démocrate dans la tradition du dirigeant étasunien Eugene Debs, après avoir quitté le Parti socialiste qui avait rejeté le travail dans les syndicats suite à leur expérience malheureuse de collaboration avec les chefs syndicaux dans le PO de 1905-1907, reprirent du service lors du renouveau du PO de 1917-1921, puis après eux le Parti communiste (PC) fondé en 1921. Cependant, dans le reflux des années 20, les dirigeants du PO les expulsèrent en 1925 puis ce fut le PO lui-même, parce que jugé trop à gauche, qui se vit couper les fonds par le Conseil du travail de Montréal en 1929. Seul Albert St-Martin, pourtant fondateur de l’Université ouvrière, après la Première guerre, qui forma les premiers communistes francophones, refusa de rallier le nouveau PC à cause de son refus de reconnaître une section francophone en 1923 en plus d’être traité de « nationalisme chauvin ». Il en résulta que les Québécois francophones, en 1930, n’étaient qu’une cinquantaine sur 300 membres québécois du PC [114].
Au Canada anglais, contrairement au Québec, le Parti libéral a connu dans les années 1910 une longue éclipse suite à sa tentative prématurée de libre-échange avec les ÉU en 1911 et à sa tiédeur pour soutenir la grande guerre de l’Empire britannique [115]. Le belliciste et réactionnaire gouvernement de l’Union [116], dirigé par le Conservateur Borden, y facilita par réaction le rassemblement dans la rue de cette classe ouvrière fraîchement arrivée de l’Europe, dans la toute nouvelle métropole de l’Ouest canadien, avec ses traditions socialistes et déjà réunie dans le « One Big Union » [117] elle-même dérivée de l’influence des IWW [118], centrale syndicale étasunienne anarchiste à peu près complètement absente au Québec. Après le traumatisme pour elle de la grève générale de Winnipeg, la bourgeoisie canadienne favorisera le retour au pouvoir pour longtemps des Libéraux jusqu’en 1957, sauf la brève interruption de 1926 et celle de quatre ans au début de la grande crise de 1929. Ce n’est pas pour rien que le chef Libéral fut Mackenzie King [119], qui détient le record de longévité comme premier ministre, est un spécialiste des relations patronales-syndicales. Avec la crise de la conscription de la Deuxième guerre mondiale, la question nationale québécoise reprit son statut de clef de voûte de l’architecture politique canadienne. La direction des Libéraux fédéraux revint à des Québécois jusqu’à aujourd’hui à quelques courtes interruptions prêt.
Sources de l’annexe 1 :
Albert St-Martin, militant d’avant-garde (1865-1947), Claude Larivière, Éditions Albert St-Martin, 1979
Canada-Québec, Synthèse historique, Lacoursière, Provencher et Vaugeois, Renouveau pédagogique, 1978
Histoire du mouvement ouvrier au Québec, coédition CSN et CEQ, 1984
Histoire du Québec contemporain, De la Confédération à la crise, Linteau, Durocher et Robert, Boréal, 1986
Les communistes au Québec, 1936-1956, Robert Comeau et Bernard Dionne, Presse de l’Unité, 1980
Partis politiques et comportement électoral au Canada, Bickerton, Smith et Gagnon, Boréal, 1999
ANNEXE 2 : Jours-personnes non travaillées au Québec en raison des arrêts de travail, 1946-2013
[Non reproduit ici, voir l’article original]
Source : Statistique Canada, tableau CANSIM 278-0009