Entre 2010 et 2012, des braconniers ont tué 100 000 éléphants d’Afrique pour leur ivoire, d’après une nouvelle étude qui fournit la première estimation fiable de l’impact de l’abattage illégal des pachydermes à l’échelle du continent africain. Cette étude dirigée par George Wittemyer, de l’Université d’État du Colorado, montre que le taux moyen annuel d’animaux tués illégalement dépasse la capacité de renouvellement des populations d’éléphants, dont les effectifs diminuent.
Selon Wittemyer et ses collègues, en 2011, le taux d’abattage illégal à l’échelle du continent a atteint le niveau record de 8 %, ce qui correspond à 40 000 éléphants tués, et signifie qu’un éléphant d’Afrique sur douze a été tué par un braconnier cette année-là. C’est un tragique retour en arrière : très important dans les années 1980, le braconnage avait diminué dans les années 1990, et repart à nouveau aujourd’hui.
Les chercheurs estiment qu’en l’absence de braconnage, les populations d’éléphants augmenteraient en moyenne de 4,2 % par an du fait de la reproduction. Sur la période 2010-2012, le taux moyen d’abattage illégal a été de 6,8 % par an, soit environ 34 000 éléphants tués par an, et a donc entraîné une baisse de l’effectif de l’espèce, évaluée à 3 % pour la seule année 2011. Même si l’abattage semble avoir diminué en 2012 et 2013, il reste trop massif pour permettre le renouvellement des populations. En Afrique centrale, la région la plus affectée, la population d’éléphants a diminué des deux tiers dans la décennie 2002-2012.
Le braconnage représente donc une menace pour l’avenir de l’espèce : « Notre analyse met en évidence le tribut élevé que le commerce illégal de l’ivoire impose aux éléphants d’Afrique, et suggère que la pression démographique exercée par la chasse illicite dépasse la capacité intrinsèque de reproduction de l’espèce »,résument les auteurs de l’étude, publiée en accès libre dans Pnas, la revue de l’académie des sciences américaine.
Sur le site de la réserve nationale de Samburu, au Kenya, que Wittemyer et ses collègues ont étudiée intensivement depuis 1998, l’abattage illégal a nettement augmenté depuis 2008 et il est fortement corrélé avec le prix de l’ivoire au marché noir, ainsi qu’avec le nombre de saisies d’ivoire destiné à la Chine. Les observations montrent que quand le prix de l’ivoire dépasse 30 dollars le kilo, le braconnage commence à augmenter. Or, ce prix a atteint 150 dollars dans la période récente. « Tant que le prix de l’ivoire sera élevé, il y aura toujours des éléments criminels prêts à chasser les éléphants », dit Wittemyer, cité par l’AFP.
Ce constat n’est pas nouveau. La situation actuelle rappelle celle des années 1970-80, pendant lesquelles l’ivoire était très apprécié. Les prix avaient ensuite baissé, à la suite d’importantes campagnes d’opinion, et l’abattage illégal avait diminué. Mais ces dernières années, les massacres spectaculaires d’éléphants se sont multipliés. En 2012, au Cameroun, des centaines d’éléphants ont été abattus avec des armes automatiques dans le parc national de Boubandjida.
Au Zimbabwe, en 2013, près de 300 éléphants ont été empoisonnés au cyanure dans le parc de Hwange. On pourrait citer de nombreux autres exemples. Restait à évaluer quantitativement l’ampleur du phénomène, ce qui est bien sûr difficile, s’agissant d’une activité illicite.
L’étude de Wittemyer, la plus complète qui ait été réalisée à l’échelle du continent africain, montre que la menace sur les éléphants d’Afrique a de nouveau augmenté à partir de 2008-2009, sous la pression de la demande d’ivoire, venant principalement de Chine et d’autres pays d’Asie. Cette évolution n’est pas une surprise, mais elle n’avait pas été démontrée rigoureusement. « Personne jusqu’ici n’avait publié de chiffres reposant sur une base scientifique à l’échelle du continent, dit Wittemyer, interrogé dans National Geographic. Les gens ont avancé des chiffres basés sur des suppositions. (Notre étude) donne la première estimation solide au niveau de l’Afrique. »
Wittemyer et ses collègues sont toutefois partis d’une analyse locale, sur deux réserves kenyanes adjacentes, celle de Samburu et celle de Buffalo Springs, couvrant un espace de 220 kilomètres carrés. À partir de 1998, les chercheurs ont surveillé une population d’un millier d’éléphants (509 femelles et 425 mâles) identifiés individuellement. Au début de l’étude, les abattages illégaux étaient rares : « Nous perdions un grand mâle par an, et la population restait stable », dit Wittemyer dans Science.
Mais tout a changé en 2009, lorsque les braconniers ont commencé à abattre les éléphants en masse. La proportion d’éléphants tués illégalement est passée de 0,6 % en 1998 à 8 % en 2011. Pour les années 2009-2012, le taux cumulé d’éléphants victimes du braconnage dans la population de Samburu approche les 21 %, ce qui est plus que pour les dix années précédentes (1998-2008). En 2011, plus de la moitié des éléphants retrouvés morts étaient victimes du braconnage. En 2000, la population étudiée comptait 38 mâles de plus de 30 ans, ils n’étaient plus que 12 en 2011.
Alors que cette population était équilibrée au début de l’étude, elle souffre désormais d’un déficit de mâles dans la force de l’âge, les sex-ratios sont fortement asymétriques, des familles sont décimées et le nombre d’orphelins a augmenté. Des résultats préliminaires pour 2013 montrent que même si le braconnage est en baisse, il reste à un niveau menaçant pour l’équilibre démographique des éléphants.
Michel de Pracontal