Ce sont rapidement des centaines puis des milliers de soldats, appelés et engagés, qui apposent leurs noms en bas du texte de l’Appel des Cent. En face, la riposte du pouvoir et de la hiérarchie est hésitante. Les sanctions suscitent des réactions, les mutations offrent de nouvelles opportunités à ceux qui sont envoyés dans d’autres unités. Cela va donner une répression différenciée et modérée avec une tentative de black-out sur le développement du mouvement. Et quelques réformettes, fin août 74, du Ministre Soufflet pour tenter de faire baisser la pression. Résultat nul. Le 10 septembre, 150 soldats sortent en manifestation dans les rues de Draguignan en reprenant une partie des mots d’ordre de l’Appel des Cent.
Muté fin juin pour avoir signé et fait signer l’Appel à Offenburg (11e RA – régiment d’artillerie – en RFA), je suis muté au 19e RA de Draguignan. Bien que théoriquement surveillé par un officier de la Sécurité militaire, je m’engage immédiatement dans une nouvelle campagne de signatures. Formant un groupe d’une dizaine de jeunes appelés révoltés dont plusieurs originaires des Antilles, nous décidons de faire signer l’Appel par la majorité de soldats. Les Antillais sont les cibles privilégiées d’une hiérarchie largement imprégnée d’idées réactionnaires, de racisme « cultivé » tout au long d’une guerre d’Algérie qui nourrit encore largement les mémoires et les comportements.
Chaque semaine, notre liste s’allonge et des appelés arrivant à Draguignan début août demandent à tue-tête : « Où est-ce qu’on signe l’Appel des Cent ? » La collecte des signatures facilite les discussions avec les soldats. Au cours de ce même été, des prisonniers en révolte montent sur les toits des prisons pour exiger l’amélioration de leurs conditions de détention. L’idée de « faire plus » commence à émerger et fait son chemin chez les soldats. Entre occuper l’armurerie, saboter des engins et d’autres suggestions, il va falloir choisir la bonne initiative…
Des discussions avec les camarades du FCR me convainquent qu’une manifestation serait le plus pertinent. Reste à convaincre les soldats et à organiser la chose. Fin août, nous atteignons les 200 signatures, auxquelles viennent s’ajouter une grande majorité des Antillais signataires d’un texte dénonçant leur situation particulière.
Pendant ma « perme » du week-end du 7 et 8 septembre, je tape, maquette et imprime le « quatre pages » qui contient l’Appel des Cent, les 200 signataires et un texte signé « les Antillais du 19e RA » dénonçant les conditions qui leur sont faites dans la caserne. Le lundi matin, retour à la caserne. Le soir, lors d’une réunion de la vingtaine de soldats les plus impliqués dans la mobilisation, nous décidons de distribuer le « quatre pages » dans l’ensemble des chambrées et nous nous donnons rendez-vous au foyer après le déjeuner. La décision d’une éventuelle action plus « offensive » est repoussée au lendemain. L’idée d’une manifestation fait son chemin dans les esprits. Reste à avoir suffisamment de « candidats » pour le défilé. Et à déterminer le jour et l’heure. La présence possible de journalistes pourrait emporter la décision.
Décision et manifestation
Le lendemain matin dans la caserne, suite à la diffusion des tracts, l’effervescence est à la fois grande et sourde. Tout le monde vaque à ses activités comme si de rien n’était. Après le déjeuner, chacun se dirige vers le foyer. De 12 heures à 15 heures, c’est, après le repas du midi, la pause pour cause de chaleur méditerranéenne. Et donc un temps pendant lequel la hiérarchie est invisible et ne peut exercer de pression directe sur les appelés. Peu à peu le foyer se remplit. Il s’agit maintenant d’organiser la discussion et de prendre rapidement une décision. Impossible de reculer. On se retrouve à une trentaine autour de quelques tables dans un coin du foyer.
Je propose de sortir en manifestation, dans la rue, lors de la pause du début d’après-midi. A condition d’être suffisamment nombreux, bien sûr. Quelques interventions de copains pour approuver, un vote à mains levées et nous nous répartissons les différents bâtiments, chambrées pour appeler au rassemblement à 13h30 devant le foyer. Selon la formule consacrée, quelques minutes qui durent des heures. Nous passons de chambre en chambre, dans les ateliers, les bureaux où chacun se réfugie aux heures chaudes. Et puis les soldats arrivent, un peu au compte-gouttes, devant le foyer. Dix, puis vingt, puis cinquante, puis on ne compte plus. On se sent suffisamment nombreux pour y aller. A quelques-uns des animateurs, nous marchons en tête, écartant de notre chemin l’adjudant de service qui tente, modérément, de nous interdire de sortir. Notre détermination ne couvre pas complètement notre angoisse, mais suffit à nous faire dédaigner la faible résistance d’une hiérarchie qui ne se doute encore de rien.
Une fois sortis de la caserne, il faut quelques centaines de mètres avant que des mots d’ordre commencent à sortir de nos gorges. L’apparition de journalistes et de photographes aide à nous libérer : « la solde à 1000 francs », « quartiers libres en civil », « faites l’amour, pas la guerre », « non au racisme ». Nous traversons la ville jusqu’à la sous-préfecture, boostés par la présence d’une équipe de FR3. Le sit-in devant la sous-préfecture fournit l’occasion à la hiérarchie de recoller au peloton et de tenter de nous faire sagement rentrer dans la caserne. Mais les manifestants résistent aux pressions et nous repartons vers le vieux centre en continuant à crier nos slogans pendant que des civils rejoignent le cortège, toujours suivis par voiture et camion des gradés qui, à défaut de nous ramener au bercail, tentent de contrôler l’itinéraire.
Finalement, il faut bien se résoudre à rentrer. Une dernière halte à l’entrée met la hiérarchie en transe et nous permet de décider de finir par un tour dans la caserne pour appeler ceux qui ne sont pas sortis à nous rejoindre. Maigre succès, mais belle trouille des gradés quand nous repassons devant la porte d’entrée…
Après la « dispersion », chacun retourne dans sa chambrée et nous sommes convoqués à 18 heures pour rencontrer le colonel responsable de la région militaire. Tentative de reprise en main : au moment où le colonel entre dans la salle, le « garde-à-vous » d’usage retentit, censé nous faire lever de nos chaises. Une moitié résiste. Suit une belle leçon de morale militaire qui s’attire en retour un déroulé des revendications des soldats : brimades, injustices, « permes » à la tête du client, racisme, etc. La soirée est agitée entre rencontres avec les journalistes, visionnage collectif du journal de FR3 et discussions sans fin. Et la nuit, courte.
Une répression ciblée
Le lendemain, la tension est montée de plusieurs crans. Je suis convoqué au poste de police de la caserne, mis dans une voiture et emmené au camp militaire de Canjuers. Là, nous nous retrouvons à neuf soldats, triés sur la base de rapports de la Sécurité militaire et de la hiérarchie de la caserne. Nous sommes tous interrogés par des policiers sur la préparation et le déroulement de la manifestation. Formé aux règles de sécurité de la Ligue, je refuse toute déclaration, malgré l’alternance de flatteries et de menaces.
La manifestation fait la une de toute la presse écrite et les commentaires, c’est-à-dire, pour l’essentiel, des condamnations de cette opération subversive, vont durer plusieurs semaines. Mais médias et gouvernement sont bien obligés de reconnaître qu’il y a des problèmes dans l’armée. Au bout de quelques jours, nous sommes dispersés dans différentes casernes de France avec pour au moins trois (Serge Ravet, Alex Taurus et moi), soixante jours d’arrêts de rigueur, c’est-à-dire théoriquement d’emprisonnement en caserne. Je me retrouve au camp militaire de La Courtine dans le Massif central (« célèbre » pour la mutinerie des soldats russes en 1917).
La presse a largement couvert la manifestation et les débats sur le service militaire, la place de l’armée dans la France des années 70 s’étalent à longueur de colonnes. Dans le même temps, des dizaines de comités s’emparent de l’écho de la manifestation. Le lendemain de la manifestation, le soldat Jean Fournel, du 22e BCA (bataillon de chasseurs alpins) de Nice, sort du rang lors du « lever des couleurs » pour protester contre l’arrestation d’un autre soldat qui avait fait signer l’Appel des cent. L’action prévue comme collective se transforme en acte isolé. Mis aux arrêts et inculpé devant le TPFA de Marseille pour « incitation à commettre des actions contraires à la discipline » et « refus d’obéissance », il est, le 13 novembre, lourdement condamné à un an de prison dont six mois fermes, malgré le soutien de l’ensemble du mouvement ouvrier.
Le gouvernement espérait donner ainsi un signe un coup d’arrêt à la montée des révoltes. Le hasard me fit croiser Fournel aux Baumettes, quelques mois plus tard. Mais j’en sortirais plus rapidement.
Vers un procès…
Le 10 novembre, le commandant du camp de La Courtine m’octroie 15 jours de permission hors quota et je prends le train à Clermont-Ferrand. Arrivé à la gare d’Austerlitz, je suis appelé au bureau des « objets trouvés » qui, à l’heure tardive de mon arrivée, est basculé sur le commissariat de police. Où je me rends tranquillement et suis littéralement kidnappé par les flics. De là, avec une vague copie de mandat d’amener, je suis transporté, dans la nuit, menotté, dans un « panier à salades » et présenté au petit matin devant un juge d’instruction qui m’annonce que ce sera un « beau » procès. De là, direction Les Baumettes et le rituel de la prison : inventaire, remise de la ceinture, des lacets et mise en cellule, à l’isolement. En fait, dans une cellule contiguë de celles de mes co-accusés, Ravet et Taurus.
A partir de là, c’est la vie en prison entrecoupée de visites chez le juge, de ma compagne qui vient de Paris une fois par semaine, d’une camarade de Marseille et d’Antoine Comte, jeune avocat travaillant notamment pour la LCR. Chez le juge, l’ambiance s’est dégradée depuis que j’ai refusé de « coopérer » à la préparation de son « beau procès ». Et ce, d’autant plus qu’au fil des séances, les témoignages de soldats mettant en évidence mon rôle dans l’organisation de la manifestation s’empilent sur son bureau. Dehors, le soutien se développe. Pétitions, motions de soutien de dizaines de structures syndicales, meetings, manifestations scandent une mobilisation qui ne cesse de s’amplifier. Tout le mouvement ouvrier, bon gré mal gré pour certains, se retrouve dans la défense des soldats emprisonnés, dans les revendications qui montent des casernes. Dans les jours qui précèdent le procès, meetings et manifestations se multiplient.
…Qui tourne à la débâcle
Le procès arrive presque comme un soulagement. Fortement mélangé de stress. Le 7 janvier, nous nous retrouvons face à un TPFA caricatural : un juge borgne, un autre manchot et le dernier, visage fermé et oreilles décollées. La salle d’audience est pleine à craquer, bourrée par des flics, des militaires présents pour empêcher nos soutiens de faire nombre.
Cela commence par la lecture de l’acte d’accusation. L’accusation a retenu que le tract, la manifestation n’ont rien de spontanés. Taurus, le camarade antillais, est décrit comme « un des plus hargneux, rédacteur du tract concernant les antillais mais n’est pas le chef ». Ravet, « hargneux a incité les soldats à manifester et joué un rôle déterminant », Pelletier « a mené une action d’agitation qui s’est révélée déterminante au sein du 19e RA ». Dans la foulée, je fais une déclaration qui ramasse en quelques minutes la dénonciation des conditions de vie à la caserne, les brimades, le racisme, l’embrigadement qui explique la révolte des appelés.
Pour faire bonne mesure, je dénonce l’utilisation de l’armée pour briser les grèves [1], rappelle le Chili et le rôle des appelés lors de la tentative de putsch des généraux pendant la guerre d’Algérie. C’est ce que le Président appellera les « explications psychologiques des événements ». Ravet et Taurus apportent leur soutien à ma déclaration. Le décor est planté, croyons-nous. En fait l’audition des témoins appelés par l’accusation est une véritable déroute : la quasi totalité d’entre eux revient sur leurs prétendus témoignages à charge en expliquant qu’ils ont menti volontairement pour venir témoigner en notre faveur, être accusés à nos cotés.
Stupeur dans la salle et l’un de mes avocats, Me Jouffa, de demander à « Monsieur le Commissaire du gouvernement, s’il maintient l’accusation ? » Le reste du procès consiste pour l’essentiel en un défilé de personnalités représentant toute la gauche (de Hernu, futur ministre des armées de Mitterrand, aux représentants du PCF, de la CGT, de la CFDT et de la Ligue des droits de l’Homme et à Roger Garaudy), qui affirment leur soutien aux accusés et aux revendications des soldats. Au total, le procès tourne à la déroute pour le gouvernement et nous ne sommes condamnés qu’à des peines de principe, couvrant la durée de nos détentions préventives. Après le jugement Marcel Manville, avocat de Taurus, ôtant sa robe, entraîne l’assistance dans une Internationale, inédite en ces lieux.
Ce succès, appuyé sur des mobilisations dans les casernes et dans la rue, signe l’arrêt de mort de la juridiction des TPFA. Mais surtout, il sera un formidable encouragement aux luttes des soldats. Dans la foulée, leurs manifestations se multiplient : Karlsruhe, Nancy, Verdun, Lunéville (rassemblement à l’intérieur de la caserne) et présence de 200 soldats en uniforme à la manifestation du Premier mai à Paris.
Le gouvernement répond par quelque mesurettes, mais fait le gros dos en préparant une phase ultérieure de répression. En effet, les débats sur l’armée se développent en même temps qu’est mise en avant l’idée de syndicats de soldats. Cette fausse bonne idée favorisera les divisions parmi les soldats, le mouvement ouvrier (CGT contre, CFDT en soutien puis en recul), préparant une offensive de répression tout azimut de septembre 1975 au début 1976, avec la saisine de la Cour de sûreté de l’État qui statuera sur un non-lieu en 1978. Mais pour le pouvoir, l’essentiel était acquis : un repli du mouvement sur la défensive et des actions locales, avec une répression moins visible. Les comités se maintiendront jusqu’à la fin des années 1970, pour disparaître ensuite progressivement.
La dernière mobilisation se déroulera à l’occasion de la suppression en 1997, par le gouvernement de gauche, du service militaire « remplacé » par la JAPD, Journée d’appel de préparation à la défense : ce sera celle des « Sans Nous » , victimes de la période de transition imposant un service militaire de 10 mois jusqu’en 2003, à laquelle leur mobilisation mettra fin en réalité dès 2001.
Robert Pelletier
Bibliographie
– Dossier M… comme militaire, Bernard Docre et Patrick Mars, Editions Alain Moreau, 1979.
– Le mouvement des soldats : les comités de soldats et l’antimilitarisme révolutionnaire, Robert Pelletier et Serge Ravet, François Maspero, Paris, 1976.
– Le procès de Draguignan, collectif, Editions du Rocher, 1975.
– L’apparition et l’extension des comités de soldats en France dans les années 70 (mai 1974-mars 1976), Antoine Rauzy, Université de Paris I, Mémoire de maîtrise d’histoire, janvier 1999, http://www.preavis.net/formation-mr/Dive...