Aux Etats-Unis, le cas de Michael Brown, un adolescent noir, non armé et tué de six balles par un policier blanc, n’est pas isolé. Des scandales similaires ont eu lieu au cours des vingt dernières années. Les policiers américains tuent en moyenne 400 personnes par an (très souvent en situation de légitime défense), bien plus que les polices européennes. Le droit au port d’armes y est plus étendu et rend le métier de policier plus dangereux. En outre, les « règles d’engagement » (usage du pistolet) sont bien moins strictes qu’en Europe.
La mort de Michael Brown, le 9 août 2014, a déclenché un mouvement de protestation qui dure depuis presque deux semaines à Ferguson (Missouri), avec plus de 160 arrestations, un couvre-feu, et l’intervention de la garde nationale. La violence de la répression des manifestations à Ferguson est à replacer dans un contexte institutionnel. Il y a plus de 18’000 services de police aux Etats-Unis, répartis entre la ville, le comté, l’Etat et le gouvernement fédéral. Chacun a sa hiérarchie, son budget, ses moyens humains. Ce sont les policiers de chaque ville qui gèrent les émeutes, sans qu’ils y soient formés. Composées de personnels souvent issus de l’armée et préoccupées par les armes que peuvent posséder les criminels, les polices américaines dépensent des sommes considérables dans du matériel militaire (lance-grenades, mitrailleuses, véhicules blindés, etc.) qu’ils utilisent quand la situation les dépasse. Les manifestations ne sont pas considérées comme un mode légitime d’expression politique aux Etats-Unis et leur répression les réduits à l’émeute, sans que le message politique soit entendu.
En 1932, une manifestation de vétérans a été réprimée par une charge de cavalerie, baïonnette au canon, menée par le général MacArthur, faisant quatre morts et plus de mille blessés. Lors du mouvement des droits civiques dans les années 1960, les jeunes Blancs qui avaient rejoint les manifestations au côté des Noirs ont été sidérés par la violence de la répression policière. La répression du mouvement Occupy (lutte contre les inégalités sociales et économiques), en 2011, a été brutale, le symbole étant le gazage d’étudiants assis à l’université de UC-Davis (Californie).
Selon la police, le « crime » de Michael Brown est d’avoir traversé la rue en dehors du passage piéton. Les polices américaines en sont venues à s’intéresser à des infractions aussi vénielles parce qu’elles ont une approche statistique de leur métier. Grâce à des logiciels de cartographie, les policiers identifient des zones criminogènes et allouent les moyens humains, avec pour mission d’arrêter autant de « suspects potentiels » que possible.
Tous les individus commettant des infractions, même mineures, sont arrêtés « préventivement », avant qu’ils ne commettent un crime plus grave, comme le prédisent les statistiques. Pressés par la logique des indicateurs de performance, les policiers contrôlent et fouillent massivement les jeunes hommes des minorités raciales.
Cette stratégie, bien que controversée, est soutenue par l’ensemble de la classe politique. Conjuguée à l’incarcération de masse, elle est efficace pour lutter contre le crime. Même Bill de Blasio, le nouveau maire de New York, qui a fait campagne contre cette stratégie policière, est dans l’ambiguïté. Il a rappelé William Bratton, le légendaire chef de la police de Rudy Giuliani, ancien maire de New York (1994-2001), avec pour mission de préserver l’efficacité de la police tout en essayant d’en amender les effets les plus iniques sur la vie des jeunes Noirs.
Depuis 1993, la criminalité s’est effondrée dans les villes américaines, alors que la population carcérale a été multipliée par cinq en vingt ans. Aujourd’hui, plus de 2,2 millions de personnes sont en prison, dont 45% sont noires. L’incarcération de masse a des effets terribles dans les quartiers noirs, où les enfants grandissent sans père ni tissu communautaire, où les ex-détenus sont exclus du marché du travail, et où la moitié des adolescents noirs sans diplôme ira en prison au cours de sa vie adulte. La prison est devenue une expérience structurante de la vie de générations entières d’hommes noirs américains.
A la vue de ces changements, pourquoi n’y a-t-il pas davantage de manifestations et d’émeutes raciales massives contre ce régime policier pénal ? Alors que les scandales de Noirs sans armes qui se font tuer sont récurrents, la dernière émeute remonte à 1992 à Los Angeles.
Il y a trois raisons : la ségrégation résidentielle limite les contacts « à risque » entre Noirs et Blancs ; la décentralisation des budgets et des compétences municipales permet la cooptation des élites noires dans le système de pouvoir local ; et la constitution d’une classe moyenne noire légitime l’ordre racial. Ces forces ont limité le mécontentement envers l’emprise de la police et de la prison sur la vie des Noirs. Mais au cours des années 2000, ces forces se sont affaiblies.
Ferguson est une banlieue résidentielle historiquement blanche, devenue noire durant les années 1980. Mais le pouvoir local est resté aux mains des Blancs. La police est à 90% blanche. Les emplois publics et les subventions municipales n’ont pas profité à la majorité noire. De plus, les Noirs, à Ferguson et ailleurs, ont connu, durant les années 2000, une illusion de prospérité financée par des prêts hypothécaires à risque (subprimes), après des décennies de discriminations sur le marché du crédit. Le salaire médian des familles noires a stagné durant cette période, et les écarts de patrimoine entre Blancs et Noirs se sont accrus. Les coûts de l’éducation, de la santé et du logement ont augmenté, devenant hors de portée des familles avec deux revenus moyens. Enfin, la revalorisation foncière des villes américaines depuis 1990 et le déplacement de la pauvreté vers les banlieues ont déstabilisé le tissu historique des organisations locales de soutien aux pauvres. Pour les Noirs américains, c’est l’ensemble des forces de légitimation du système social qui s’est érodé durant les années 2000.
Si la ségrégation entre quartiers noirs et quartiers blancs a légèrement diminué, une re-ségrégation massive d’institutions comme l’école et la prison est intervenue. Les études montrent que, au contact avec la société blanche, comprenant l’ampleur des inégalités, la classe moyenne noire a perdu ses illusions quant à une marche progressive vers l’intégration raciale. Les seuls Noirs qui croient à l’intégration sont ceux qui n’ont aucun contact avec les Blancs.
On peut faire l’hypothèse que les événements de Ferguson révèlent l’émergence d’un nouveau type d’émeute raciale. Les historiens distinguent celles qui sont liées à la formation du ghetto noir et à la lutte pour l’espace urbain durant les années 1910-1950 de celles des années 1960-1970, davantage centrées sur la pauvreté, la violence policière et le pillage des magasins du ghetto n’appartenant pas aux Noirs (à des juifs dans les années 1960, à des Coréens en 1992). A Ferguson, les pillages semblent secondaires. Les émeutes sont la mise en cause politique radicale, inédite depuis le mouvement des droits civiques, de la légitimité de la violence publique et de l’état pénal qui s’exercent contre les Noirs américains.
François Bonnet et Clement Thery