Partie I : 4 août 1914, une guerre mondiale impérialiste commence
Mardi 4 août 1914 au matin, l’armée allemande envahit la Belgique neutre.
L’après-midi de ce mardi 4 août, le Reichstag à Berlin, l’Assemblée nationale à Paris se réunissent pour voter les crédits de guerre.
Alors que la veille, lors de la réunion des 110 députés de la fraction socialiste au Reichstag, Hugo Haase, le président du Parti social démocrate d’Allemagne(SPD) a voté avec 13 autres le refus des crédits de guerre, cet après-midi là il monte à la tribune pour annoncer que le SPD votera les crédits de guerre, « à l’heure du danger, nous n’abandonnons pas notre propre patrie. » A Paris, les députés socialistes, dans une euphorie jacobine pour la défense de la Patrie en danger, contre l’empereur Guillaume II et les princes allemands, votent les crédits de guerre et délèguent leurs dirigeants pour participer au nouveau gouvernement.
Alors que tous les partis socialistes d’Europe ont mené durant tout le mois de juillet des manifestations contre la guerre et pour la paix, contre le bellicisme des impérialistes, contre l’aventurisme de l’Empire austro-hongrois, contre l’alliance française avec l’autocratie tsariste russe, les socialistes allemands et français se rallient à leurs bourgeoisies respectives, faisant fi de l’engagement solennel qu’ils avaient pris deux ans auparavant lors du Congrès extraordinaire de l’Internationale à Bâle de faire la guerre à la guerre.
« Prolétaires de tous les pays, unissez-vous ! » est devenu « Prolétaires de tous les pays, entretuez-vous ! ».
Lisant la nouvelle dans le Vorwärts dans son exil en Autriche, Lénine croit d’abord que ce numéro du quotidien social-démocrate de Berlin est un faux produit par l’Etat-major allemand.
Le futur dirigeant du Parti communiste allemand, Hugo Eberlein raconte ce mardi 4 août dans ses souvenirs :
« Au sortir du travail, je me dépêchais d’aller chez la camarade Rosa (Luxemburg). Elle était couchée sur le divan et pleurait. “Je vais me tirer une balle dans la tête, ce sera la meilleure protestation contre la trahison du Parti et cela ramènera peut-être quand même les masses des travailleurs à la raison.”
Naturellement, je lui ai déconseillé un tel geste. Nous avons parlé de notre position sur la question, si nous devions démissionner du Parti ou protester publiquement contre la décision du Parti, etc. mais nous n’arrivions à aucun résultat. Elle revenait toujours à ses pensées de suicide.
Ce soir-là, je suis encore allé chez Franz Mehring, qui de rage contre la trahison du Parti, n’arrêtait pas de marcher à grandes enjambées d’un bout à l’autre de la chambre. Je lui ai demandé d’aller chez Rosa et de la détourner de son projet. » [1]
Dans son excellent livre, Un siècle de guerres, politique, conflits et société depuis 1914, l’historien canadien Gabriel Kolko écrit que sans la guerre de 14-18, la Révolution russe de 1917 n’aurait pas eu lieu, ni la séparation des partis communistes de la social-démocratie, ni la Révolution allemande de 1918-1923, et que l’enrôlement de masses de jeunes hommes tant dans les partis communistes que dans le nazisme s’expliquait aussi par la brutalisation de toute une génération par les horreurs de cette guerre. [2]
Cela est évident. Mais la Première Guerre mondiale aurait-elle pu ne pas avoir lieu ? Et surtout, cette guerre ne plonge-t-elle pas ses racines dans les mêmes causes que la lutte de classes et les luttes politiques d’avant 1914 ou d’après 1918, c’est-à-dire la transformation des entreprises en trusts gigantesques aux investissements à travers les continents, et des états capitalistes en états impérialistes en concurrence pour le partage et le repartage du monde ?
Le présent article sert de rappel historique pour poser le cadre général.
La marche à la guerre 1873-1914
Le Traité de Versailles de 1919, dicté par les vainqueurs, déclarait que « la guerre leur avait été imposée par l’agression de l’Allemagne et de ses alliés. »
Dans son dossier spécial du 19 décembre 2013, le magazine L’Hebdo, par la plume de Chantal Tauxe, écrivait : « Les derniers travaux des historiens qui paraissent à l’occasion du centenaire (…) s’attachent à montrer à quel point l’enchaînement fatal des évènements (…) échappa aux gouvernements. »
Non. Vraiment pas !
Cela fait quand même quelques décennies que les historiens les plus sérieux de tous les pays sont arrivés à la conclusion que, loin d’avoir trébuché sans le vouloir dans une guerre imprévue et encore moins imaginée, toutes les grandes puissances ont en réalité pris la responsabilité de la déclencher. Le professeur d’Oxford, R.J.W. Evans, le rappelle judicieusement dans sa recension des derniers livres parus pour le centenaire : « Le chemin à la guerre, un processus immensément complexe et s’étirant sur une longue période, a été pavé de responsabilité partagée. » (New York Review of Books, 6 février 2014). Et son collègue de Cambridge, un des auteurs de ces ouvrages, Christopher Clark [3], écrit « …la guerre de 1914-1918 a été la conséquence des relations entre un groupe de puissances qui, chacune, étaient disposées à recourir à la force pour défendre leurs intérêts… » (El Pais, 16 janvier 2014)
• Après la grave crise économique internationale de 1873, les années 1880 sont caractérisées par une relative stagnation économique. Elles voient la course aux colonies, le partage du monde pauvre et précapitaliste entre les grandes puissances, illustré par la Conférence internationale de Berlin en 1884-85 qui découpe l’Afrique entre les puissances européennes.
Le boom économique dès les années 1890 voit une industrialisation rapide, un progrès technologique impressionnant, la généralisation du moteur électrique et de la lumière électrique, le téléphone, la radio, les progrès de l’utilisation du pétrole, les progrès de la chimie industrielle pour les colorants, la pharmacie, puis les engrais agricoles, les débuts de l’automobile, le moteur Diesel, le moteur à explosion Otto, les turbines à gaz, les débuts de l’aviation…
Les nouveaux grands trusts et nouvelles grandes banques élargissent à la planète entière leur rayon d’action, d’investissements, de pillage des matières premières, de profits et surprofits. La concurrence capitaliste, entre capitalistes des métropoles, se joue sur le marché mondial tout entier avec comme enjeu partage et repartage du monde. Le capitalisme est entré dans son stade impérialiste.
Loin d’avoir été imprévue et un « coup de tonnerre dans un ciel bleu », la Première Guerre mondiale a été préparée et annoncée depuis le début du XXe siècle : Une guerre opposant l’alliance franco-russe, avec la Serbie, contre les trois empire « centraux » Allemagne/Autriche-Hongrie/Empire ottoman. Ce qui est resté inconnu jusqu’au dernier moment, c’est la position de l’Italie, nominalement alliée à l’Allemagne et l’Autriche-Hongrie depuis 1882 mais opposée à l’Empire turc par sa conquête de la Libye en 1911 et des Iles du Dodécanèse en 1912 ; et surtout la position du Royaume-Uni, lié par aucune alliance, et qui a laissé penser jusqu’au dernier moment qu’il pourrait rester neutre.
Cette guerre qui est dans tous les esprits menace donc d’éclater plusieurs fois avant 1914. C’est pourquoi les partis socialistes de la IIe Internationale mènent une campagne contre la guerre et pour la paix qui culmine dans le Congrès extraordinaire de Bâle en novembre 1912.
• En 1871, après la guerre franco-allemande, Marx avait prévu que l’annexion de l’Alsace-Lorraine par l’Allemagne allait jeter la France dans l’alliance avec la Russie. Effectivement, en 1894, la France conclut une alliance militaire avec la Russie par laquelle chacune des deux parties s’engage à entrer en guerre immédiatement si l’autre est attaquée. Cette alliance vise l’Allemagne en la menaçant d’une guerre sur deux fronts. La paranoïa impérialiste allemande est ainsi justifiée de se craindre encerclée. La gauche radicale et socialiste française n’aura de cesse de dénoncer cet accord « contre nature » d’une république démocratique avec l’absolutisme tsariste, contre-révolutionnaire et « prison de peuples ».
• En 1898, les Etats-Unis, tard venus à la table du partage des colonies, se taillent leur propre empire colonial en enlevant à l’Espagne ses dernières colonies lointaines, Cuba, Porto Rico, Philippines. Cela par le moyen d’une rapide guerre navale à longue distance.
• Depuis 1900, la course aux armements a été générale. Cela signifiait que chaque gouvernement, chaque Etat-Major, assumait le risque que ces armements soient utilisés. En réalité, chaque puissance en préparait bel et bien l’utilisation. Pour beaucoup d’acteurs et beaucoup d’observateurs, cette guerre parut de plus en plus « inévitable ».
« Entre 1850 et 1913, les grandes puissances quintuplèrent leurs dépenses en armements pour leurs armées de terre. Rien qu’entre 1908 et 1913, elles augmentèrent de près de 50% – environ 30% en Angleterre, 53% en Russie, 69% en Allemagne, 86% en France. Au cours de ces cinq années, l’accroissement des dépenses navales fut encore plus fort, allant de près de 45% en Allemagne et 60% en Angleterre jusqu’à 160% en Russie. » [4]
• De février 1904 à septembre 1905, a lieu la guerre russo-japonaise. Pour les observateurs les plus clairvoyants, elle offrit une prescience de ce que sera la Première Guerre mondiale : Nombre de morts en peu de temps sans précédent (elle a fait 100’000 morts), ravages de la mitrailleuse et de l’artillerie sur les fantassins et la cavalerie, longue durée d’opérations dévastatrices sur un petit territoire, guerre des tranchées, batailles navales à grande distance.
C’était la première fois depuis des siècles qu’une puissance asiatique battait une grande puissance européenne. Le Japon semblait récemment sorti du Moyen Age depuis sa Révolution de Meiji de 1868. Il avait été modernisé par un effort volontariste, l’envoi d’étudiants et de missions d’études en Occident, la modernisation de son armée par des conseillers allemands, la création d’une marine de guerre moderne avec l’aide de conseillers britanniques.
En 1894-95, le Japon avait battu la Chine et lui avait enlevé Taïwan et la péninsule de Liaodong à l’Est de Pékin, et surtout il lui avait enlevé la suzeraineté sur le royaume de Corée. Mais la Russie, l’Allemagne et la France l’avaient forcé à rendre la péninsule de Liaodong. Les Russes y établirent leur base navale de Port-Arthur à l’extrémité de la péninsule (auj. le port de Dalian) et projetaient d’y faire arriver le train Transsibérien alors en pleine construction. Dès 1897, la flotte russe du Pacifique, basée à Vladivostok, se déplaçait à Port-Arthur. Japon et Russie n’arrivèrent pas à s’entendre sur leurs prétentions respectives sur la Mandchourie et la Corée. Le Japon déclencha subitement la guerre. Les Japonais détruisirent la flotte russe, battirent l’armée russe de Mandchourie, forcèrent Port Arthur à se rendre, conquirent la Mandchourie et anéantirent à Tsoushima la flotte russe de la Baltique qui avait fait 33’000 km pour rejoindre Vladivostok. Le président des Etats-Unis, Théodore Roosevelt, offrit sa médiation et le 5 septembre 1905 était signée la Paix de Portsmouth : La péninsule de Liaodong, la Mandchourie, et la Corée revenaient au Japon. A la Russie était épargné de devoir payer une indemnité. Entre-temps, les pertes russes et le discrédit de son régime avaient provoqué l’éclatement de la Révolution russe de 1905.
En 1910, le Japon annexait la Corée.
• L’Allemagne, qui n’avait alors qu’une petite marine de guerre, côtière et baltique, négligeable, se lance, à partir de la Loi maritime de 1899, dans un ambitieux programme de construction de grands vaisseaux de guerre modernes qui lui donne, en 1914, la deuxième marine de guerre du monde derrière celle du Royaume-Uni.
Le SPD n’a cessé de dénoncer ce programme naval prétentieux et coûteux.
Cette marine de guerre ne peut manifestement servir à rien d’autre qu’à contester à la Royal Navy son hégémonie sur les Océans. C’est ainsi que cela fut immédiatement perçu à Londres, comme un danger vital, comme une menace à éliminer. L’Amirauté britannique accéléra ses propres programmes de construction, et Londres se rapprocha des adversaires de l’Allemagne.
De 1909 à 1914, l’Allemagne met en service 17 cuirassés et 7 grands croiseurs cuirassés, auxquels elle rajoute deux cuirassés encore plus grands en 1916 et un croiseur cuirassé en 1917. De 1903 à 1916, elle met en service 59 croiseurs et 45 sous-marins. De 1916 à 1918, elle lance 281 sous-marins quand elle mène dans l’Atlantique la guerre sous-marine pour couper les approvisionnements du Royaume-Uni et ses transports avec Etats-Unis et Canada. Ses navires incorporent des innovations techniques remarquables : blindage meilleur, poudre dans des cartouches métalliques au lieu de sacs de tissu, excellente optique de visée (Zeiss Iéna).
hmsdreadnoughtLe Royaume-Uni, lui, dispose d’une abondante flotte plus ancienne en tant que puissance marine hégémonique depuis le XVIIIe siècle. Entre 1906 et 1915, la Royal Navy met en service 28 cuirassés,10 croiseurs de bataille, 49 croiseurs et, entre 1900 et 1915 136 sous-marins. Entre 1916 et 1918, la Royal Navy y rajoute 7 cuirassés, 2 croiseurs de bataille, 17 croiseurs et 110 sous-marins.
En 1909, les spécialistes calculaient, au vu des programmes des chantiers navals, que le rapport des forces naval le meilleur pour l’Allemagne serait en automne 1914.[5]
• La guerre entre l’Allemagne et la France semble prête d’éclater en 1905 quand l’empereur allemand Guillaume II visite Tanger pour y déclarer, contre les appétits de la France, le roi du Maroc souverain indépendant, et en 1911 quand le croiseur allemand Panther séjourne dans le port d’Agadir.
La France dut accepter en 1909 de céder une place aux Maroc aux entreprises allemandes.
• Les guerres des nations balkaniques chrétiennes, Serbie, Grèce, Bulgarie, pour se libérer de l’Empire ottoman, offrent l’occasion à la Russie, qui les parraine et qui les arme, à l’Italie, la France, le Royaume-Uni, de se partager l’empire ottoman lui-même. L’Allemagne, par contre, mise sur la préservation de cet empire sous une espèce de protectorat allemand. Elle conseille l’armée turque depuis les années 1880.
• Lors de la première crise bosnienne, en 1908, quand l’Autriche-Hongrie annexe la Bosnie-Herzégovine contre la volonté de la Serbie, la Russie veut mobiliser mais un avertissement allemand la fait reculer.
• En octobre 1912, durant la Première guerre balkanique, la Russie parraine, et arme, avec des armes françaises aussi, l’offensive de la Serbie, de la Bulgarie, de la Grèce, tandis que l’Empire ottoman est soutenu, et armé, par l’Allemagne.
• En décembre 1913, l’Allemagne envoie le général Liman von Sanders à Constantinople pour commander le corps d’armée turc des détroits. Cela crée une crise internationale car c’est perçu par la Russie et la France comme une provocation. Le gouvernement russe tient en février 1914 un conseil de guerre qui discute ouvertement de déclencher une guerre contre l’Allemagne. La flotte de la Mer Noire russe est mise en état de préparation et un plan d’opérations est défini pour débarquer à Constantinople le 5e jour (M + 5) après la mobilisation générale.
La Russie resserre encore son patronage de la Serbie et la réarme généreusement. Les socialistes serbes dénoncent l’alliance avec l’autocratie tsariste.
• L’Empire ottoman a commandé aux chantiers navals britanniques deux grands cuirassés modernes qui doivent lui être livrés en été 1914 : le Reshadieh et le Sultan Osman. Le programme de constructions navales russe, très ambitieux, est, lui, plus en retard. L’arrivée en Mer Noire de ces deux cuirassés turcs bloquerait le projet russe de conquête des détroits turcs par où passent les exportations russes du blé ukrainien.
• Dès 1906, la France et le Royaume-Uni établissent des pourparlers d’Etats-majors secrets dirigés contre l’Allemagne, mais sans conclure de traité formel, encore moins public.
• En 1906, le chef de l’Etat-major allemand, von Schlieffen, met au point un plan d’opérations afin de gagner rapidement une guerre sur deux fronts : Profitant que la Russie met plus long à mobiliser, une offensive éclair massive à travers la Belgique et contournant Paris par le Nord-Ouest pour encercler les armées françaises et faire capituler la France. Puis un déplacement rapide des troupes par chemin de fer vers la Prusse orientale et la Pologne pour battre les armées russes.
• En 1911, encore secrétaire au Home Office (ministre de l’intérieur), Winston Churchill adresse à son gouvernement, après discussion avec le général Henry H.Wilson, directeur des opérations au War Office, un mémorandum dans lequel il explique que l’invasion éclair de la Belgique par les armées allemandes obligera le Royaume-Uni à entrer en guerre. Que les armées françaises seront débordées et en retraite à partir du 20e jour mais que les armées alliées, française et britannique, réussiront à stopper l’avance allemande au 40e jour. C’est effectivement ce qui se produira en août-septembre 1914. [6]
Nommé en novembre 1911 Premier Lord de l’Amirauté, Churchill rappelle l’amiral Fischer, l’artisan en 1906 du nouveau Dreadnought, (le grand cuirassé moderne d’un seul calibre de grands canons propulsé par des turbines à gaz) de sa retraite et prépare systématiquement la Royal Navy à la guerre contre l’Allemagne.
• Le 24 juin 1914, le gouvernement allemand protestera auprès de Londres contre les rumeurs d’entretiens navals anglo-russes.
• En novembre 1912, le secrétaire au Foreign Office, Sir Edward Grey, et l’ambassadeur de France à Londres, Paul Cambon, signent un accord naval secret qui prévoit que pour permettre à la marine française de se concentrer en Méditerranée, la Royal Navy s’engage à assurer la sécurité de sa côte de la Manche. Cet accord ne sera jamais communiqué ni au cabinet encore moins à la Chambre des Communes.
En juin 1914, les accords secrets anglo-français prévoient que si la guerre éclate, une Force expéditionnaire britannique (BEF) de six divisions prend position sur le flanc gauche du dispositif français. L’accord est si détaillé que les cantonnements de chaque unité britannique sont prévus. Mais l’accord est caché au gouvernement britannique.
Le gouvernement de Londres ne déclarera jamais quelle attitude il adopterait face à l’Allemagne. C’était faire miroiter à l’Allemagne l’espoir que le Royaume-Uni resterait neutre en cas de guerre européenne. C’était donc comme l’attirer dans un piège.
Si le Royaume-Uni n’avait pas offert cette alliance et réassurance secrète à la France, celle-ci n’aurait probablement pas osé pousser la Russie à la guerre, et si la France n’avait pas offert son encouragement à la Russie, celle-ci n’aurait pas pu se permettre un bellicisme si téméraire face à l’Autriche-Hongrie et à l’Empire ottoman, en excitant les officiers serbes les plus aventuristes.
Le Royaume-Uni, le plus grand maître du monde en 1914, a joué sa partie de « perfide Albion » pour régler son compte au concurrent allemand nouveau venu en dressant patiemment une alliance contre l’Allemagne.
• L’historien allemand Fritz Fischer a fait sensation en 1961 en réunissant par une recherche minutieuse toutes les preuves que l’Allemagne impériale avait bel et bien prétendu à une hégémonie mondiale.[7]
Mais il n’a pas convaincu les spécialistes que l’Allemagne avait plus de responsabilités dans le déclenchement de la guerre que les autres puissances. Toutes voulaient en découdre militairement, sûres d’une victoire rapide grâce à leur supériorité militaire acquise par deux décennies de courses aux armements.
Le compte à rebours vers la guerre : juillet 1914
L’exacte chronologie est importante à ce propos car elle dément les plaintes nationalistes des uns d’avoir été agressés par les autres. Tous les dirigeants impérialistes voulaient cette fois en découdre.
• Le 28 juin 1914, Gavrilo Princip, un jeune nationaliste serbe de 19 ans, assassine à Sarajevo le prince héritier de l’Empire d’Autriche-Hongrie, François Ferdinand, et sa femme Sophie. Le petit groupe de conjurés ont été aidés et armés par les services secrets serbes dirigés par les officiers les plus violemment nationalistes, sans feu vert du gouvernement de Belgrade qui est plus modéré, mais avec encouragements de l’ambassadeur russe Nicolai Hartwig, le panslaviste boutefeu des Balkans.
L’Allemagne encourage le gouvernement de Vienne à mener une action punitive rapide contre la Serbie, accompagnée de la publication d’un dossier prouvant les responsabilités d’officiers des services secrets serbes, pour mettre les puissances devant un fait accompli.
Paralysée par les réticences du premier ministre hongrois, István Tisza, l’Autriche-Hongrie tarde pour finalement adresser, le 23 juillet, un ultimatum au gouvernement serbe que ce dernier ne devrait pas pouvoir accepter.
• Durant cinq semaines, les historiens ont reconstitué que dans chaque capitale, les éléments les plus guerriers ont systématiquement contourné, induit en erreur, et manipulé, les éléments relativement plus modérés :
– Le ministre des affaires étrangères austro-hongrois Berchtold et le chef de l’Etat-Major Conrad von Hötzendorf ont ainsi vaincu les réticences de Tisza et de l’empereur François Joseph Ier (1830-1848-1916).
– Le ministre de la guerre allemand Falkenhayn et le chef d’Etat-Major von Moltke ont ainsi traité l’empereur Guillaume II en exploitant les tergiversations du Chancelier impérial Bethmann von Hollweg.
– Le ministre des affaires étrangères de Russie, Sergei Sazonov, le ministre de la guerre Soukhomlinov et le chef d’Etat-Major Yanoushkévitch ont ainsi mis devant des faits accomplis le tsar Nicolas II et sa cour pro-allemande.
– Le président de la République française Raymond Poincaré, le ministre des armées Adolphe Messimy et le chef de l’Etat-Major Joseph Joffre ont ainsi réussi à entraîner le président du Conseil René Viviani, réticent, et se libérer de la menace d’un gouvernement pacifiste qui réunirait les radicaux et les socialistes sous la direction du leader radical Joseph Caillaux, notoirement opposé à la confrontation avec l’Allemagne, et le leader socialiste Jean Jaurès. [8]
– Le Premier lord de l’Amirauté, Winston Churchill et le chef d’Etat-Major Sir Henry Wilson ont ainsi contourné le roi George V et la majorité du cabinet libéral, et de sa base parlementaire bien plus pacifiste que les conservateurs de l’opposition, en profitant du double jeu sibyllin du secrétaire au Foreign Office Sir Edward Grey.
• Du 20 au 23 juillet, le président de la République française, Raymond Poincaré et le Président du Conseil des ministres, René Viviani, socialiste « indépendant », sont à Saint-Pétersbourg pour se concerter avec le gouvernement russe. Ils ont débarqué du cuirassé Jean Bart, la plus récente acquisition de la marine de guerre française. Cette visite avait été fixée en janvier 1914, lors de la crise Liman von Sanders. A la Chambre des députés, Jean Jaurès s’est opposé à ce voyage. On ne sait pas ce qui s’est dit lors de ces entretiens mais les Français n’ont cessé d’inciter les Russes à la dureté et à la guerre.
L’ambassadeur de France à Saint-Pétersbourg, Maurice Paléologue, avait été nommé en janvier 1914. Le président du Conseil des ministres d’alors, Gaston Doumergue, lui avait prescrit ainsi sa mission : « La guerre peut éclater d’un jour à l’autre…Nos alliés (les Russes) doivent accourir à notre secours. La sécurité de la France dépendra de l’énergie et de la promptitude avec lesquelles nous saurons comment les pousser au combat. » [9]
• L’ultimatum de Vienne est communiqué à Belgrade le 23 juillet.
• Le 25 juillet, à la surprise générale, la Serbie accepte l’ultimatum avec seulement quelques réserves. Le Chancelier Bethmann juge la réaction serbe encourageante mais incite Vienne à une action militaire rapide contre la Serbie. Le secrétaire au Foreign Office encourage l’Allemagne à être le médiateur entre Vienne et Saint-Pétersbourg. Les deux gouvernements, britannique et allemand, envisagent également une Conférence à quatre : Allemagne, France, Royaume-Uni, Italie, destinée à effectuer une médiation entre Vienne et Saint-Pétersbourg.
• Le 27 juillet, Churchill, Premier Lord de l’Amirauté, de sa propre autorité, commettant une faute d’insubordination en ne consultant pas le cabinet, met secrètement tous les bateaux de la Royal Navy en état d’alerte pour une possible guerre contre l’Allemagne. Grey, de son côté, feint systématiquement n’être pas au courant d’une mobilisation russe.
• Le 28 juillet, Churchill ordonne à la première flotte (les cuirassés) de monter dans les Orcades pour occuper leur mouillage de combat. La flotte passe la Manche de nuit, tous feux éteints.
• Le même jour, alors que Poincaré et Viviani sont encore en mer dans leur voyage de retour, Paléologue et l’attaché militaire français transmettent aux autorités russes la demande du ministre de la guerre Messimy et du chef d’Etat Major Joffre que la Russie, dès que la guerre éclate, lance une offensive rapide en Prusse orientale. Paléologue assure Saint-Pétersbourg de la totale préparation de la France à assumer ses obligations comme allié envers la Russie en cas de nécessité.
• Mais, sans attendre, le 28 juillet, l’Autriche-Hongrie a déclaré la guerre à la Serbie, malgré que l’armée autrichienne ne puisse pas entrer en campagne avant le 12 août.
• Le gouvernement russe, qui a exigé tout le mois de juillet que Vienne n’adresse aucun ultimatum à Belgrade, déclenche la mobilisation de ses armées le 24 juillet déjà. Les Russes ont donc été les premiers à mobiliser, même si la mobilisation générale n’est publiée que le 29 juillet.
• La mobilisation russe donne à Berlin le prétexte idéal pour se rallier la social-démocratie en agitant sous ses yeux la menace « contre-révolutionnaire » des cosaques dans les rues allemandes. Pour cela, Bethmann retarde jusqu’au dernier moment la mobilisation allemande, confiant dans la rapidité et l’efficacité avec laquelle elle se déroulera de toute façon.
• Le 29 juillet, Poincaré et Viviani débarquent à Dunkerque. Ce même jour, l’Algérie et le Maroc français ont mobilisé 100’000 hommes qui vont être transportés en métropole.
La pré-mobilisation française confirme le complexe d’encerclement allemand. Le gouvernement de Berlin peut se considérer justifié de réagir par une attaque préventive contre la France.
• Le 29 juillet aussi, Moltke s’adresse par écrit au Chancelier Bethmann : « Au moment où l’Autriche mobilise toute son armée, la collision entre elle et la Russie deviendront inévitables. Or c’est là le cas où l’Allemagne est engagée envers son allié. A moins que l’Allemagne envisage de violer sa parole et laisser son allié succomber à la force supérieure de la Russie, elle doit aussi mobiliser. Cela conduira à la mobilisation des districts militaires russes restants. (…) L’accord franco-russe… entrera par là en opération, et les états civilisés de l’Europe vont se déchiqueter en morceaux les uns les autres… Voilà comment les choses doivent se développer, à moins qu’un miracle, peut-on presque dire, se produise au dernier moment, pour empêcher une guerre qui va annihiler la civilisation de presque toute l’Europe pour des décennies à venir. »
• Ce même 29 juillet, Falkenhayn ordonne quelques mesures militaires de précaution, achats de blé, annulation de manœuvres prévues, surveillance des chemins de fer. Mais Bethmann lui refuse de décréter l’état de danger de guerre. Par contre, il adresse à Saint-Pétersbourg et Paris l’avertissement que s’ils continuent leurs préparatifs de mobilisation, l’Allemagne sera obligée de mobiliser aussi et qu’alors la guerre européenne ne pourra plus guère être évitée.
• Dans la soirée de ce 29 juillet, la Russie décide sa mobilisation générale, puis le Tsar, engagé dans un échange de télégrammes avec l’empereur allemand, se ravise et contremande sa décision en déclarant à ses ministres qu’il « …ne veut pas être responsable d’un monstrueux massacre. ». Ce n’est que le lendemain que la mobilisation générale sera proclamée.
• Le 30 juillet, pour la première fois, Sir Edward Grey, tout en plaçant toujours encore ses espoirs dans une conférence à quatre, avertit l’Allemagne qu’en cas d’une guerre entre elle et la France, le Royaume-Uni serait forcé à « des rapides décisions ».
• Pour la première fois, Berlin demande à Vienne d’accepter la conférence à quatre, mais, de son côté von Moltke demande à Conrad de mobiliser enfin contre la Russie et pas seulement contre la Serbie.
• Le 31 juillet, Joffre ordonne à l’armée française de couvrir la frontière.
• Le 31 juillet, une fois la mobilisation russe devenue publique, l’Allemagne adresse un ultimatum de 24 heures à la Russie et décrète l’état de danger de guerre. Tout l’attentisme de Bethmann a visé à faire apparaître publiquement que la Russie a mobilisé la première car seul le danger russe peut amener le Parti social-démocrate à soutenir la guerre.
L’opinion publique européenne apprend pour la première fois qu’une guerre peut éclater.
• Grey déclare à l’ambassadeur allemand que l’Angleterre va « probablement adopter une attitude d’attente vigilante. »
Pendant ce temps, Churchill, sans consulter personne, faut saisir dans le chantier naval les deux cuirassés turcs. Ils renforceront la Royal Navy. Le Reshadieh devient HMS Erin et le Sultan Osman le HMS Azincourt. C’est en soi déjà un acte de guerre contre Constantinople.
• Le 31 juillet, Jean Jaurès, de retour de Bruxelles où il a rencontré Hugo Haase, le président du SPD, dénonce publiquement la néfaste influence sur la politique étrangère française de l’ambassadeur russe Izvolsky. A 21 :40, alors qu’il dîne au Café du Croissant, il est assassiné par un nationaliste fanatique Raoul Villain. Dans toute l’Europe la mort de Jaurès est ressentie comme l’évanouissement des espoirs de paix que son action promettait.
• La France annonce qu’elle sera fidèle à son traité avec la Russie. Le 1er août 1914, à trois heures de l’après-midi, la France décrète sa mobilisation générale. Deux heures plus tard, l’Allemagne mobilise à son tour et déclare la guerre à la Russie.
• Le 1er août, le Royaume-Uni annonce que sa flotte est mise en état de guerre et le 2 août il garantit à la France la protection de sa côte nord.
• Le 2 août, l’Allemagne et l’Empire ottoman signent une alliance secrète jusqu’en 1918.
• Le 3 août, l’Allemagne déclare la guerre à la France et exige de la Belgique le libre passage de ses troupes. Londres mobilise à son tour, mais Grey continue de déclarer à l’ambassadeur allemand que le Royaume-Uni peut rester neutre.
• Dans un discours aux Communes, un discours dramatique mais ambigu, Sir Edward Grey regrette n’avoir pas pu maintenir la paix en Europe, annonce que le Royaume-Uni défendra la Belgique, mais conclut que sa neutralité est toujours encore possible.
• Le SPD a dirigé durant tout le mois de juillet des manifestations contre la guerre et pour la paix.
Mais nous savons désormais que le député au Reichstag Eduard David, membre de la direction de la fraction parlementaire, et leader de la droite du SPD, a donné à la Chancellerie des assurances fin juillet déjà que le SPD ne ferait pas de difficultés si la guerre éclatait.
Dimanche 2 août, la Commission centrale des Syndicats libres, soit la direction syndicale qui est le bastion de la droite du SPD, a fait savoir qu’en cas de guerre les syndicats renonceraient aux grèves et à des hausses de salaires.
Lundi 3 août la fraction socialiste du Reichstag (110 députés) se réunit pour décider si elle vote le lendemain 4 août les crédits de guerre. Vingt à trente députés de la droite socialiste annoncent qu’ils les voteront quelle que soit la décision de la fraction. Par 78 contre 14 voix, la fraction décide de les voter. La règle veut que la minorité suive la majorité. Hugo Haase, le président du SPD, a voté contre l’acceptation des crédits de guerre. Il accepte néanmoins de présenter au Reichstag le lendemain le soutien des socialistes à la guerre. A cette séance du Reichstag du 4 juillet les quatorze minoritaires votèrent les crédits.
Ce n’est que le 4 décembre 1914 que Karl Liebknecht votera, seul, contre la deuxième ligne de crédits de guerre. [10]
• Le 4 août, l’armée allemande envahit la Belgique neutre qui se défend.
Le matin, Grey proteste mais n’évoque aucune intervention militaire du Royaume-Uni.
• L’Assemblée nationale française et le Reichstag se réunissent en même temps dans l’après-midi. De façon symétrique, pour gagner la gauche, on se déclare victime d’une agression, russe à Berlin, allemande à Paris, en escamotant que, depuis un mois, on a jeté de l’huile sur le feu. Le gouvernement français n’acceptera jamais avoir été au courant des préparatifs de mobilisation russes
Le président Poincaré déclare aux deux chambres réunies que « la France a été l’objet d’une agression brutale et préméditée ». Les crédits de guerre sont votés à l’unanimité dans les félicitations de l’Union sacrée. Pas un mot n’est dit de la mobilisation russe et de ses débuts remontant à une semaine.
Bethmann déclare au Reichstag : « La Russie a mis le feu à la maison…C’est une guerre qui nous a été imposée. »
• Dans l’après-midi du 4 août, le Royaume-Uni enjoint par un ultimatum l’Allemagne de se retirer de Belgique avant minuit. Dès le lendemain, la guerre est déclarée entre le Royaume-Uni et l’Allemagne.
Au même moment, le croiseur de bataille SMS Goeben et le croiseur SMS Breslau échappent au large de la Sicile à la surveillance de la Royal Navy et réussissent à rejoindre Constantinople où ils sont offerts à la marine turque.
Dès le mois d’octobre, ils bombarderont les ports russes et début mai 1915 la Russie, la France et le Royaume-Uni déclareront la guerre à l’Empire ottoman.
• En août 1914, l’armée allemande exécute le plan Schlieffen sous une forme atténuée en ne dégarnissant pas autant que prévu le front est. L’offensive allemande ne réussit pas à contourner Paris mais, tout en réussissant à refouler les armées alliées derrière la Marne fin août, son aile droite doit virer à gauche avant Paris, à Compiègne. Le gouverneur militaire de Paris, le général Galiény, et Messimy improvisent alors à Paris une sixième armée qui attaque le flanc droit allemand pendant que les alliés reprenant l’offensive, refranchissent la Marne début septembre et refoulent l’armée allemande derrière Reims, le long de l’Aisne. Les Allemands s’enterrent dans des tranchées et cette ligne du front va rester fixe durant quatre ans. C’est la guerre des tranchées qui voit les défenseurs systématiquement massacrer les attaquants au moyen de l’artillerie et des mitrailleuses.
En Prusse orientale, par contre, l’armée allemande bat très vite les Russes. Le front Est voit une guerre de mouvement alterner offensives et contre-offensives. Systématiquement durant trois années, les Russes battent les Autrichiens mais sont battus par les Allemands. (A suivre partie II avec : « La boucherie et le réveil des masses », « Une guerre courte assurée de la victoire », « Une guerre impérialiste, qu’est-ce que c’est ? »)
Robert Lochhead
Notes de la première partie :
[1] HUGO EBERLEIN, « Erinnerungen an Rosa Luxemburg bei Kriegsausbruch 1914 », UTOPIE kreativ, H. 174 (April 2005), S. 355-362 355.
[2] Gabriel Kolko, Un siècle de guerres. politique, conflits et société depuis 1914, Les Presses de l’Université Laval, L’Harmattan, Montréal, Paris, 2000.
[3] Christopher Clark, Les somnambules, Eté 1914 : Comment l’Europe a marché vers la guerre, Flammarion, Paris, 2013.
[4] Arno Mayer, La Persistance de l’Ancien Régime, L’Europe de 1848 à la Grande Guerre, Flammarion, Paris, 1983.
[5] H.M.Le Fleming, Warships of War I, Ian Allan, London, 1959
[6] Winston S.Churchill, Mémoires de la Grande Guerre 1911-1915, Tallandier, Paris, 2014 (The World Crisis 1911-1918, Thornton Butterworth, London, 1923-1931)
[7] Fritz Fischer, Griff nach der Weltmacht : Die Kriegszielpolitik des kaiserlichen Deutschland, 1914-1918, Droste, Düsseldorf, 1961.
[8] Joseph Caillaux (1863-1944), président du Parti radical. Comme ministre des finances il fit voter l’impôt sur le revenu et comme Président du Conseil en 1911, il apaisa la crise avec l’Allemagne en lui concédant des territoires au Congo contre le Maroc. Caillaux était honni par la droite à cause de l’impôt sur le revenu et pour son opposition à la guerre.
Jean Jaurès (1859-1914), professeur de philosophie et d’histoire, député socialiste dès 1885, fondateur de L’Humanité en 1904, fondateur de la Section Française de l’Internationale Socialiste (SFIO) en 1905, soit le Parti socialiste unifié, et son principal dirigeant dès lors. Le plus prestigieux des militants socialistes européens contre le colonialisme, le militarisme, et la guerre.
[9] Sean McMeekin, July 1914, Countdown to War, Icon Books, London, 2013
[10] Carl E, Schorske, German Social Democracy, 1905-1917, The Development of the Great Schism, Harvard University Press, 1955.
Partie II : Guerre impérialiste. La boucherie et le réveil des masses et ses suites
A l’ouest, sur le front décisif, pendant quatre ans, les deux armées vont s’user face à face, sur un front quasiment immobile de Ostende à Bâle, dans la boue et la pestilence des tranchées. De vaines offensives massives pour gagner quelques mètres aussitôt reperdus tuent des dizaines de milliers de soldats en un seul jour, fauchés par les mitrailleuses, écrasés par les obus, suffoqués par les gaz de combat.
C’est « l’horrible boucherie » que tarde à reconnaître l’opinion nationaliste encore aujourd’hui, cent ans après.
Rosa Luxemburg, dans sa Brochure de Junius de 1916, a trouvé les mots pour crier l’indignation de l’esprit civilisé devant l’horreur du massacre : « Souillée, déshonorée, pataugeant dans le sang ; voilà comment se présente la société bourgeoise, voilà ce qu’elle est. Ce n’est pas lorsque, bien léchée et bien honnête, elle se donne les dehors de la culture et de la philosophie, de la morale et de l’ordre, de la paix et du droit, c’est quand elle ressemble à une bête fauve, quand elle danse le sabbat de l’anarchie, quand elle souffle la peste sur la civilisation et l’humanité qu’elle se montre toute nue, telle qu’elle est vraiment. (p. 55)
Jamais une guerre n’avait exterminé dans ces proportions des couches entières de population ; jamais, depuis un siècle, elle n’avait frappé de cette façon tous les peuples civilisés d’Europe. Dans les Vosges, dans les Ardennes, en Belgique, en Pologne, dans les Carpates, sur la Save, des millions de vies humaines sont anéanties, des milliers d’hommes sont réduits à l’état d’infirmes. Or, c’est la population ouvrière des villes et des campagnes qui constitue les neuf dixièmes de ces millions de victimes, C’est notre force, c’est notre espoir qui est fauché quotidiennement sur ces champs de bataille par rangs entiers, comme des épis tombent sous la faucille ; ce sont les forces les meilleures, les plus intelligentes, les mieux éduquées du socialisme international, les porteurs des traditions les plus sacrées, les représentants les plus audacieux, les plus héroïques du mouvement ouvrier moderne, les troupes d’avant-garde de l’ensemble du prolétariat mondial : les ouvriers d’Angleterre, de France, de Belgique, d’Allemagne, de Russie qui sont maintenant massacrés après avoir été bâillonnés. » (p.213) [1]
La mobilisation, la Loi martiale, la Justice militaire, la censure, la frénésie nationaliste cravachée à l’incandescence par tous les moyens de propagande des gouvernements et des médias, enchaînent des millions de jeunes hommes dans un sort sans échappatoire, dans une impuissance totale, vers la mort et les mutilations. Des décennies de conquête démocratiques sont annihilées du jour au lendemain. Les soldats sont plongés, durant des mois avant toute permission, dans la boue sanglante et la pourriture des tranchées, avec la mort toute proche comme unique perspective.
En décembre 1914, sur le front en Flandres immobilisé dans les tranchées, la fête de la nuit de Noël est l’occasion d’une trêve entre Allemands, Français et Ecossais qui fraternisent, se réunissent pour échanger des cadeaux, et jouer ensemble une partie de football. Ces fraternisations furent sévèrement réprimées. C’est le sujet du film de 2005 Joyeux Noël de Christian Carion.
En juin 1917 eurent lieu les grandes mutineries dans l’armée française. Les soldats étaient dégoûtés de l’offensive vaine mais sanglante d’avril du général Robert Nivelle, impressionnés par la Révolution russe de février et la mutinerie des soldats russes en France, et en colère contre l’espacement de plus en plus long entre les permissions.
L’offensive Nivelle– ou bataille du Chemin des Dames – entre Roye et Reims, sur l’Aisne, par les cinquième, sixième et dixième armées françaises, et les première, troisième et cinquième armées britanniques, débuta le 13 avril 1917. Au total, 1,2 million de soldats furent engagés. L’offensive réussit la plus profonde percée depuis le début de la guerre des tranchées : 5 km !
Mais les Allemands avaient découvert le plan et repoussèrent l’attaque. Après une semaine, il était clair que c’était un échec. Les combats cessèrent dans l’ensemble le 25 avril. Le 9 mai, l’offensive fut suspendue. Elle avait fait 29’000 morts chez les Alliés, en une dizaine de jours de combats sur environ 50 km de front et 5 km de profondeur, et 150’000 blessés.
Le 3 mai, la 2e division française refusait d’attaquer et arriva sur le front sans armes. Les mutineries s’étendirent à la 127e, la 18e, puis à une vingtaine d’autres divisions.
Sur les 112 divisions qu’avait l’armée française, 68 furent touchées par les mutineries de mai-juin 1917. Les historiens estiment à 35’000 le nombre de mutins. Le général Duchenne, commandant de la 10e armée, voulut punir les mutins des 32e et 66e régiments par la décimation. Il semble que les historiens doutent que cela ait eu lieu. Les historiens comptent 57 fusillés et 1350 mutins condamnés à des lourdes peines de prison. Dans l’ensemble, la hiérarchie réagit en faisant des concessions : arrêt des offensives, permissions plus fréquentes. Nivelle limogé, le nouveau commandant en chef, Philippe Pétain, s’est acquis une réputation en renonçant aux offensives en attendant l’armée américaine, en commandant des meilleurs repas et des baraques avec des lits immédiatement derrière les tranchées. Puis un secret absolu fut maintenu durant des décennies sur toute l’affaire.
En 1917, 27’000 soldats français désertèrent, le record de la guerre.
Un secret encore plus épais recouvre toujours encore les mutineries dans l’armée britannique. Un millier de soldats se mutinèrent en 1917 dans le camp d’Etaples près de Calais. Il eut plusieurs fusillés.
La population civile souffrait du rationnement. En Allemagne, la ration de pain hebdomadaire par personne passe en 1917 de 1,3 kg à 450 grammes.
Tandis que les commerçants du marché noir et les fournisseurs aux armées firent des fortunes. La fortune des industriels de la métallurgie Thyssen et Krupp a quintuplé pendant la guerre tandis que celle de Stinnes, le géant des transports et du commerce, est passée de trente millions de marks à un milliard. [2]
Les premières manifestations contre la guerre des marins allemands, sévèrement réprimées, eurent lieu en août 1917. En janvier 1918 eurent lieu les grandes grèves des villes allemandes, de soutien à la Révolution russe, contre la guerre, et contre les bas salaires, les prix et le rationnement.
La Russie malgré ses armées gigantesques fut rapidement battue par l’Allemagne. Elle eut des pertes tout aussi gigantesques environ 2, 5 millions d’hommes tués, soit 40% des pertes de toutes les armées de l’Entente. En 1916 il y avait déjà un million de grévistes en Russie. Le 8 mars 1917, la Révolution de Février commença par une grande manifestation de femmes à Petrograd (Saint-Pétersbourg) pour du pain, contre la guerre et pour la République. Les troupes refusèrent de tirer sur elles et dès le 27 février (12 mars) deux régiments se mutinent, arrêtent leurs officiers et passent du côté des insurgés.
En Autriche, dès janvier 1918 il y eut une grève générale, contre la guerre et pour la Révolution russe. Les dirigeants sociaux-démocrates réussirent à ramener les grévistes à l’ordre. [3]
Mais la défaite et les manifestations populaires ébranlaient le régime. Le 21 octobre, le Parti socialiste était appelé au gouvernement de l’Autriche de langue allemande tandis qu’à Prague les Tchèques proclamaient leur indépendance le 28 octobre, et les Croates et slovènes se joignaient à la Serbie pour fonder la Yougoslavie. L’armistice avec les Alliés était signé le 3 novembre, l’empereur Charles abdiquait le 11, et la République fut proclamée le 12 novembre.
Le 1er octobre, le Haut commandement allemand fait savoir que la guerre est perdue et qu’il faut faire la paix.
Le 3 novembre, la mutinerie des marins de la Kriegsmarine, arborant le drapeau rouge sur les navires de guerre, à Wilhelmshaven, Kiel et Cuxhaven, déclenchait l’insurrection des ouvriers allemands qui forçait l’Allemagne à signer l’armistice le 11 novembre.
Une guerre courte assurée de la victoire
Tant l’Etat-Major allemand que l’Etat-Major français prévoyaient une guerre courte, de quelques mois tout au plus, comme la guerre franco-allemande de 1870. Ils n’avaient fait aucun préparatif pour une guerre longue. L’Allemagne, particulièrement, pariait sur une guerre courte car elle ne pourrait pas se ravitailler longtemps face au blocus maritime que ne manquerait pas de lui imposer le Royaume-Uni, s’il entrait en guerre contre elle. En quatre ans, la population allemande subit donc un rationnement sévère qui réduisit les rations à un niveau de famine qui causa les soulèvements populaires de 1917-1918.
L’Etat-Major allemand était sûr de sa supériorité. L’Etat-Major français se préparait à cette guerre depuis vingt ans et se pensait supérieur si seulement l’armée britannique concrétisait son alliance par un corps expéditionnaire en Flandre et si l’allié russe fixait un maximum de divisions allemandes en Prusse orientale.
Tant l’Etat-Major allemand que l’Etat-Major français prévoyaient d’appliquer une stratégie offensive, une guerre de mouvement ; des offensives massives de grandes armées transportées par chemin de fer et lancées à l’assaut par des charges de cavalerie et des marches rapides d’infanterie. Ni les uns ni les autres n’avaient prévu que la puissance de feu des mitrailleuses allait faucher toutes ces attaques et condamner les adversaires à s’enterrer.
Friedrich Engels, dans un article de 1887 souvent cité, avait mieux vu que tout le monde que la grande guerre européenne serait horriblement nouvelle :
« …Et enfin, il n’y a plus pour la Prusse-Allemagne d’autre guerre possible qu’une guerre mondiale, et, à la vérité, une guerre mondiale d’une ampleur et d’une violence jamais imaginées jusqu’ici. 8 à 10 millions de soldats s’entr’égorgeront ; ce faisant, ils dévoreront et tondront toute l’Europe comme jamais ne le fit encore une nuée de sauterelles. Les dévastations de la guerre de Trente ans, condensées en 3 ou 4 années et répandues sur tout le continent ; la famine, les épidémies, la sauvagerie générale des armées ainsi que des masses populaires provoquées par l’âpreté du besoin, le gâchis sans nom de notre mécanisme artificiel du commerce, de l’industrie et du crédit finissant dans la banqueroute générale. L’effondrement des vieux États et de leur sagesse politique traditionnelle, et tel que les couronnes rouleront par dizaines sur le pavé et qu’il ne se trouvera personne pour les ramasser ; l’impossibilité absolue de prévoir comment tout cela finira et qui sortira vainqueur de la lutte ; un seul résultat est absolument certain : l’épuisement général et la création des conditions nécessaires à la victoire finale de la classe ouvrière. Telle est la perspective si le système du surenchérissement mutuel en fait d’armements militaires, poussé à l’extrême, porte enfin ses fruits inévitables. Voilà, Messieurs les monarques et les hommes d’État, où votre sagesse a amené la vieille Europe. Et s’il ne vous reste rien d’autre qu’à ouvrir la dernière grande danse guerrière, de cela nous pouvons nous accommoder. La guerre va peut-être nous rejeter momentanément à l’arrière-plan, elle pourra nous enlever maintes positions déjà conquises. Mais, si vous déchaînez des forces que vous ne pourrez plus maîtriser ensuite, quelque tour que prennent les choses, à la fin de la tragédie, vous ne serez plus qu’une ruine et la victoire du prolétariat sera déjà conquise, ou, malgré tout, inévitable. » [4]
La guerre de 1914-1918 fit 9,7 millions de morts chez les soldats, et 8,9 millions chez les civils, et 21 millions de blessés, donc beaucoup de mutilés à vie. Beaucoup de survivants souffraient de terribles troubles mentaux qu’on n’appelait pas encore stress post-traumatique. La vie sociale européenne fut durablement marquée par tant d’invalides et tant de veuves de jeunes soldats, ne trouvant plus à se marier dans une population dont une génération de jeunes hommes avait été fauchée.
La dite « grippe espagnole » de l’hiver 1918-1919 fit, en outre, 30 millions de morts, mais des estimations plus récentes qui intègrent l’Asie, l’Afrique et l’Amérique du Sud vont jusqu’à 100 millions de morts. Elle fut en réalité une grippe aviaire due à une souche particulièrement virulente du virus H1N1. Elle frappa d’abord les Etats-Unis et fut amenée en France par les transports de troupes de la US Army qui atteignirent leur maximum en été 1918. Ses ravages furent une conséquence directe de la guerre, de par les déplacements massifs de jeunes adultes mobilisés sur de grandes distances et les populations affaiblies par les privations du rationnement. Les statistiques montrent que les riches en moururent moins que les pauvres.
Furent entraînés dans la guerre, tour à tour, l’Italie, la Grèce, le Japon et la Roumanie, du côté des Alliés ; la Turquie et la Bulgarie du côté de l’Allemagne ; puis en avril 1917 les Etats-Unis au secours des Alliés en mauvaise posture après la défaite de la Russie.
Tombèrent en 1918 les couronnes de l’empereur Allemagne, des rois allemands de Bavière, Saxe et Wurtemberg, de l’empereur d’Autriche-roi de Hongrie, du Sultan ottoman. La révolution vainquit en Russie et faillit bien vaincre en Allemagne et en Hongrie.
Une guerre impérialiste, qu’est-ce que c’est ?
Aujourd’hui, en 2014, il reste bien des nationalistes britanniques, français, et russes, pour vouloir croire que la guerre fut imposée par la volonté de puissance de l’Allemagne impériale, et même quelques nationalistes allemands pour croire que la guerre fut imposée à l’Allemagne par l’encerclement sournoisement tissé par le Royaume-Uni effrayé par la concurrence de la grande puissance allemande nouvelle venue.
Les rivalités nationalistes devenues caduques après la Deuxième Guerre mondiale, la meilleure recherche historique, la chronologie de la marche à la guerre, ont permis de comprendre que la Première Guerre mondiale a été une guerre entre grandes puissances, toutes capitalistes et relativement démocratiques, mais rivales pour le contrôle des marchés sur les continents. L’impérialisme, le développement sauvage de l’impérialisme en tant que projection planétaire des investissements, des trusts et des grandes banques dès les années 1880-1890, conduisait à la guerre : exploiter la planète, la partager, la repartager… Pour les sociaux-démocrates révolutionnaires de la IIe Internationale, cela fut évident dès le début du XXe siècle, et c’est ce qui motiva leur lutte contre la guerre.
Mais dans les interprétations dominantes de la guerre de 14-18 règne aujourd’hui une frivolité à l’égard de ses causes. La guerre est attribuée à des affrontements de politiques et de volontés, des erreurs et des égarements des uns et des autres, des enchaînements de causes diverses, « l’échec de la diplomatie », le manque de prévision( ?).
Alors que les causes profondes sont consubstantielles au capitalisme et donc toujours présentes avec nous au XXIe siècle.
En 1914, Rosa Luxemburg, Lénine, Pannekoek, placent ces causes profondes dans l’impérialisme, c’est-à-dire dans l’amplification du capitalisme jusqu’à l’échelle mondiale par des entreprises transnationales, les investissements de capitaux à travers les continents, vers les sources de matières premières et les cibles de placements de capitaux au loin à travers toute la planète. Cette forme du capitalisme succéda à celui de la libre concurrence à l’échelle nationale et régionale dans le boom économique déchaîné des années 1890.
Afin de piller les richesses de la planète et d’engranger surprofits sur le marché mondial, les bourgeoisies capitalistes sont toujours prêtes à faire mourir des millions de personnes. Cela est toujours avec nous en 2014. L’impérialisme, loin de généraliser la paix qui serait favorable aux affaires, divise le monde en blocs rivaux à la recherche de monopoles, de surprofits, de zones réservées, appuyés sur la force de l’Etat. Donc la lutte entre des grandes puissances capitalistes rivales pour le partage et le repartage du monde. Et donc le militarisme et toutes les bonnes affaires des fournitures aux armées.
Dans son introduction de juillet 1920 à son livre L’impérialisme, stade suprême du capitalisme, Lénine écrit :
« Ce livre montre que la guerre de 1914-1918 a été de part et d’autre une guerre impérialiste (c’est-à-dire une guerre de conquête, de pillage, de brigandage), une guerre pour le partage du monde, pour la distribution et la redistribution des colonies, des « zones d’influence » du capital financier, etc. »
Anton Pannekoek (1873-1960) était un célèbre astronome néerlandais, et social-démocrate révolutionnaire contemporain de Lénine et Rosa Luxemburg. Il est dès avant 1914 le mentor des sociaux-démocrates de gauche de Brême, et sera un des fondateurs de la IIIe Internationale. Il explique très simplement dans trois articles d’octobre 1914 de la Berner Tagwacht, le quotidien socialiste de Berne, dirigé par Robert Grimm, devenu l’organe de la gauche allemande du fait de la censure en Allemagne :
« (…) La pulsion du capitalisme de s’étendre sur des parties du monde, lointaines et non-développées, pour y chercher des plus grands profits, conduit à la nécessité de mettre ces pays politiquement sous le joug. Chaque pays veut donc gagner les plus gros morceaux possibles de parties lointaines du monde et cherche au moyen d’un puissant réarmement militaire à agrandir son pouvoir sur le monde et contraindre ses concurrents à prendre en considération ses prétentions.
Cette politique de l’impérialisme domine de plus en plus la vie et la pensée de la bourgeoisie et a ainsi donné au capitalisme une nouvelle force. La classe possédante y trouve un nouvel idéal : rendre son propre pays grand et fort – un renforcement et une nouvelle vie donnée à l’ancien patriotisme. Ce but excite aussi l’intelligentsia qui auparavant flirtait avec le socialisme ; au lieu des vieux idéaux de la paix dans le monde, du progrès et de la démocratie, s’avancent l’idéalisation de la puissance mondiale, le chauvinisme, la morgue raciste, le culte de la force et de la brutalité. Le socialisme, ils le regardent de haut comme une étourderie humanitariste démodée, et ils le haïssent surtout parce qu’il détourne les ouvriers de la politique nationaliste-militariste.(…) »
Et Pannekoek d’expliquer le ralliement des partis sociaux-démocrates à la guerre :
« Avec la croissance du mouvement, a augmenté aussi le nombre des parlementaires, permanents, employés, qui comme une espèce de spécialistes des vieilles formes de lutte, auxquelles sont liées leurs vies et leurs traditions, rendent plus difficile le passage à des formes nouvelles. Le renforcement de la force parlementaire éveille la tendance aux compromis avec une partie du monde bourgeois, qui leur lance comme appât les petites réformes. En lieu et place de la conquête du pouvoir d’Etat, apparaît l’idée petite-bourgeoise de rendre supportable le capitalisme par des réformes. Dans tous les pays d’Europe occidentale, le réformisme repousse la lutte de classes. En Allemagne la tactique radicale s’est imposée surtout à cause de la lourde oppression d’en-haut ; mais là aussi la croissance de l’organisation a fait apparaître des symptômes analogues. Les puissantes organisations d’outils sont devenues une fin en soi ; de peur de les mettre en danger, le combat fut souvent esquivé. Les porteurs de cette tactique étaient les chefs et les comités, qui sont devenus de plus en plus des bureaucrates. (…)
Et quand deux ans plus tard (que le Congrès de Bâle), les gouvernements ont voulu la guerre, n’existaient ni le courage ni la force pour la lutte ; l’internationalisme s’est alors dissous en fumée et l’Internationale est tombée en ruines. (…)
L’inconscience du caractère impérialiste des guerres modernes et la peur d’une lutte à mort contre le puissant état militaire se sont combinées pour atteler le prolétariat allemand au char de l’impérialisme. Les crédits de guerre ont été approuvés par la fraction parlementaire ; la vieille politique d’opposition contre le militarisme avait plié le genou et c’est ainsi que la guerre fut décidée. En Russie, les sociaux-démocrates ont refusé de voter les crédits de guerre et en Angleterre aussi le parti du travail – de par sa tradition libérale-pacifiste – s’est opposé au gouvernement. Mais en Belgique, Vandervelde est devenu ministre, en France Jules Guesde, qui avait toujours critiqué la politique parlementaire radicale du parti allemand. Des deux côtés les sociaux-démocrates apparaissent comme des avocats de leurs gouvernements, nulle part on ne parle plus de socialisme. Tandis que les ouvriers européens, divisés en armées nationales, se massacrent les uns les autres, la social-démocratie s’est décomposée en groupes de politiciens chauvins qui se combattent. » [5]
Robert Lochhead
Notes de la seconde partie
[1] Rosa Luxemburg, La crise de la social-démocratie (Brochure de Junius) (1916).
Rosa Luxemburg, La crise de la social-démocratie suivie de sa critique par Lénine, avec une introduction d’Ernest Mandel et la préface de Klara Zetkin à l’édition de 1919, traduction de Jacques Dewitte, éditions la taupe, Bruxelles, 1970. Il n’y a jamais eu de réédition française depuis.
Le texte français de la Brochure de Junius peut être téléchargé sous La crise de la social-démocratie – Marxists Internet Archive www.marxists.org/francais/luxembur/junius/
La brochure a été rééditée en allemand récemment. Mais en fac-similé de l’édition originale en caractères gothiques (sic). Gageons d’un grand succès auprès des jeunes lecteurs de langue allemande.
Le texte allemand en caractères latins peut être téléchargé sous http://marxists.catbull.com/deutsch/archiv/luxemburg/1916/junius/index.htm
[2] Pierre Broué, Révolution en Allemagne, 1917-1923, Les Editions de Minuit, Paris, 1971
Aujourd’hui, en 2014, ThyssenKrupp AG est la plus grande entreprise de l’acier et de la technologie en Allemagne.
Hugo Stinnes (1870-1924) était en 1924 le plus grand employeur du monde avec 600’000 salariés. Le conglomérat Stinnes était, et reste, actif dans les transports internationaux. Il est aujourd’hui intégré à la Deutsche Bahn, elle-même privatisée.
[3] Roman Rosdolsky, « La situation révolutionnaire en Autriche en 1918 et la politique des sociaux-démocrates » (1967), Critique Communiste, sept-oct 1977
[4] Dans l’introduction par F.Engels de la brochure de Sigismund Borkheim, Zur Erinnerung für die deutschen Mordspatrioten 1806-1807, No. XXIV der Sozialdemokratischen Bibliothek, Göttingen-Zürich,1888, cité par Lénine dans un article de la Pravda du 2 juillet 1918.
[5] Anton Pannekoek, « Der Zusammenbruch der Internationale » (L’effondrement de l’Internationake), Berner Tagwacht, 20, 21, et 22 octobre 1914.