« Il y a déjà quelque temps que je me suis aperçu que, dès mes premières années, j’avais reçu quantité de fausses opinions pour véritables, et que ce que j’ai depuis fondé sur des principes si mal assurés, ne pouvait être que fort douteux et incertain ; de façon qu’il me fallait entreprendre sérieusement une fois dans ma vie de me défaire de toutes les opinions que j’avais reçues jusques alors en ma créance, et commencer tout de nouveau dès les fondements, si je voulais établir quelque chose de ferme et de constant dans les sciences. »
René Descartes, Méditations métaphysiques
Plus de cinq ans après son lancement enthousiaste, le Nouveau Parti Anticapitaliste est confronté à une crise majeure, qui n’est pas sans questionner tous ceux qui s’en sentent aujourd’hui encore proches, de quelque manière que ce soit. D’où cet essai d’analyse.
Quelques mots d’abord pour dire d’où je parle : je ne suis pas militant, mais sympathisant, et de ce fait mon regard est assez extérieur ; je place donc mon propos sur un terrain non organisationnel, et non tactique. Il ne s’agit pas d’un inventaire, encore moins un bilan, n’étant pas partie prenante de ce travail de construction politique, réalisé dans les conditions très difficiles de la période actuelle. Ce sont plutôt des réflexions libres sur des thèmes qui me sont chers, avec une part inévitable de subjectivité, mais dont la portée est rendue possible par leur généralité même.
Je me propose de tenter ici une démarche analytique, et non pas une analyse chronologique et factuelle. Il est ici pour moi question d’envisager des aspects structurels de la problématique du nouveau parti anticapitaliste, pour autant qu’il est vrai « qu’il n’y a rien de plus abstrait que le concret ».
Par ailleurs le discours militant, comme tous les discours, a ses propres pudeurs, ses angles morts et ses bornes à la parole légitime, d’autant plus que la « preuve par le pudding » ne semble pas aujourd’hui concluante.
La latitude du regard éloigné me permettra donc peut être d’assouplir un tant soit peu l’ordre du discours et d’y apporter quelque lumière. On jugera ce texte à cette aune.
L’éternel retour de l’identique pastoral
Au centre du pari politique audacieux et novateur du NPA se trouvait, on s’en souvient, le défi de faire coexister plusieurs tendances de la gauche radicale française autour du noyau trotskyste de la LCR. De ce fait, comme l’a évoqué de manière éloquente à tant de reprises Yvan Lemaître, la condition de possibilité du NPA se situait – et se situe toujours – dans une mue de l’extrême-gauche elle-même, sa capacité à se défaire de tout ce qui dans son propre passé est une entrave à l’avenir. De fait ce pari n’a pas abouti pour l’instant. Il n’est peut être pas inutile d’en chercher une partie des causes dans l’histoire longue du trotskysme.
En effet, en pleine tension vers l’avenir, la destinée politique hachée du NPA rappelle à notre souvenir l’implacable principe structurel d’une révolution, dans l’acception astronomique du terme : le retour au point de départ. Autrement dit, après l’impulsion novatrice, le retour du passé se fait dévastateur, et le « mort saisit le vif », selon la belle expression de Marx [1].
Quel ouvriérisme ?
Le terme d’« ouvriérisme » a mauvaise presse et est le plus souvent utilisé pour dénigrer une attention politique soutenue aux catégories ouvrières, signifiant par là même le rejet de l’idée marxiste classique de la classe ouvrière comme classe porteuse de progrès historique, produit et fossoyeuse supposée du capitalisme.
Pire, on a pu très récemment évoquer, à juste titre, l’« ouvriérisme » des discours des nouvelles droites populistes, marquant incontestablement des points vers une possible nouvelle hégémonie politique, sous le signe d’une représentation d’un « peuple » aliéné.
Pourtant, on peut légitimement soutenir la nécessité d’une intervention directe auprès de la classe ouvrière, indépendamment des médias, par les bulletins d’entreprise notamment, autant que la centralité politique persistante de la classe ouvrière, même si actuellement elle se manifeste de fait surtout par la négative.
La problématique nous semble plutôt devoir porter sur la compréhension des rapports entre les niveaux socio-économique et politique, qui demandent à être articulés de manière juste, et non pas déduits mécaniquement l’un de l’autre, au risque d’un déterminisme illusoire.
La tradition marxiste est prise dans une tension dans son rapport à la classe ouvrière, et ce depuis Marx lui-même, intellectuel bourgeois juif (judéité qu’il ne faudrait peut être pas sous-estimer, y compris en lisant La question juive) allemand exilé dans la métropole londonienne.
En effet, elle a toujours été portée par des intellectuels non-ouvriers d’autant plus portés à l’idéaliser –voire la mythifier– qu’ils sont prompts à payer la Dette imaginaire de ne pas en être issu, selon la juste expression de Louis Althusser [2].
L’œuvre de Lénine témoigne de cette tension, entre affirmation d’un « instinct » ouvrier, mystérieux sixième sens sociopolitique aux accents biologisants plus que douteux, et théorie lucide de la nécessité d’amener de l’extérieur la théorie marxiste au mouvement ouvrier, spontanément engoncé dans la doxa politique du moment (pas nécessairement réformiste, ainsi actuellement).
Par là Lénine, avec sa franchise caractéristique, a reconnu la nécessité impérieuse de mener une lutte politique et intellectuelle au sein même de la classe ouvrière. Son œuvre témoigne à mon sens de la nécessité d’une intervention proprement intellectuelle, d’éducation et d’auto-émancipation par l’étude, irréductible à quelque activisme militant.
La citation la plus connue et la plus controversée dans ce sens dans l’histoire du marxisme est probablement une citation de K. Kautsky, entièrement reprise à son compte par Lénine dans « Que faire ? » : « Mais le socialisme et la lutte de classe surgissent parallèlement et ne s’engendrent pas l’un l’autre ; ils surgissent de prémisses différentes. La conscience socialiste d’aujourd’hui ne peut surgir que sur la base d’une profonde connaissance scientifique ». Et quelques lignes plus loin : « Or, le porteur de la science n’est pas le prolétariat, mais les intellectuels bourgeois : c’est en effet dans le cerveau de certains individus de cette catégorie qu’est né le socialisme contemporain, et c’est par eux qu’il a été communiqué aux prolétaires intellectuellement les plus évolués, qui l’introduisent ensuite dans la lutte de classe du prolétariat là où les conditions le permettent. Ainsi donc la conscience socialiste est un élément importé du dehors dans la lutte de classe du prolétariat, et non quelque chose qui en surgit spontanément ».
La conclusion, radicale, de l’extériorité de la théorie marxiste à la lutte des classes spontanée, les deux niveaux étant distincts bien que liés, me semble devoir être réfléchie et méditée plus d’une fois dans toute son ampleur [3]. Elle est en effet aussi précieuse qu’en contradiction avec les conceptions généralement développées dans la tradition marxiste, et avant tout par Marx lui-même.
Cette tension vers un effort culturel et intellectuel amenait Lénine à adopter l’injonction « Etudiez ! » comme un de ses mots d’ordre favori (y compris, et surtout pourrait-on dire, à l’intention des militants). D ’où aussi son insistance lucide sur la fin de sa vie sur la question des tâches éducatives à une échelle large, de même que le Trotsky de la lutte contre les impasses du Proletkult [4].
Il faudrait pouvoir développer cette pensée avec l’admirable essai d’Etienne de la Boétie du Discours sur la servitude volontaire, que nul miracle sociopolitique n’épargne à la classe ouvrière [5].
De nouveau, la question du rapport à la classe ouvrière
L’héroïsation de la classe ouvrière dans la tradition soviétique semble trouver son pendant dans la notion de « masse », soit un ensemble inerte dont le principe moteur vient du Parti [6].
Il y a peut être eut là quelque chose comme l’opposition forme/matière, intellect/sensible, actif/passif, voire masculin/féminin dans la philosophie classique.
On a en effet depuis longtemps noté le glissement sémantique fatal menant imperceptiblement mais sûrement de la dictature du prolétariat à la dictature sur le prolétariat [7].
Mais on a aussi très récemment ravalé la question à un simple problème de « vocabulaire », en méconnaissance de la puissance redoutable des signifiants, comme si la politique ne se faisait pas avant tout avec des mots [8].
On peut tout de même noter qu’à une date aussi tardive que 1979 Ernest Mandel reprenait le terme sans ciller dans une synthèse faisant référence (Démocratie socialiste et dictature du prolétariat) - sans voir de contradiction entre les deux termes [9].
La conclusion du document vaut d’être relue pour la valeur symptomatique du discours développé et le souci légitimiste de se placer sous le Nom de Marx [10].
Peut-on dire sans doute aucun que la question, si lourde, de l’autoritarisme inhérent au marxisme [11] et à sa mise en pratique léniniste est close après l’abandon du terme de dictature du prolétariat et la fondation du NPA ? Olivier Besancenot l’a bien exprimé dans un article récent : « de notre passé, nous ne pouvons faire table rase ».
Il y a en effet des silences théoriques qui coûtent d’autant plus cher qu’ils sont méconnus en tant que tels.
Pour ma part, je ne vois aucune raison valable d’exonérer le texte de Marx de ce qui est plus qu’une erreur théorique, mais une faute politique qui a tant coûté à l’histoire du XXe siècle, si dense en tragédies.
Le thème de classe reine rappelle celui, universel dans la rhétorique politique, du peuple roi : il y a eu là, je crois, une mythification –mystification résidant au cœur du dispositif idéologique soviétique [12].
Mais le dispositif discursif de la centralité de la classe ouvrière lui-même peut-il se comprendre en dehors Grand Récit hégéliano-marxiste de la négation de la négation, historicisé sous la forme de l’expropriation des expropriateurs par les expropriés [13] ?
L’historicisme, l’économisme, la téléologie dudit récit, la confiance tranquille dans l’avenir et le progrès ont péri, historiquement et intellectuellement, avec le XXe siècle.
De fait, travailler en usine ne rend pas aphasique, ni sourd aux mots du discours dominant, qui courent de bouche en bouche, véhiculant le plus-de-jouir de l’imaginaire capitaliste et l’extension indéfinie du domaine du marketing [14].
Le langage, loin d’être une « superstructure » mériterait bien plutôt, comme nous l’a appris Lacan, le terme d’infrastructure en ce qu’il détermine les rapports sociaux et politiques avec un poids qu’il est difficile de surestimer, tant il est vrai que les relations symboliques dominent le réel.
Dépasser le réductionnisme économiste
D’où la nécessité, me semble-t-il, de dépasser un certain réductionnisme économiste persistant aujourd’hui encore, faute de la nécessaire clarification théorique [15].
Daniel Bensaïd notait en effet la faiblesse de tradition philosophique dans le courant trotskyste – marqué par la figure de l’économiste Ernest Mandel –, et Louis Althusser avant lui dans le mouvement marxiste en général – à un moindre degré.
Aujourd’hui, dans le contexte d’une indifférence croissante pour le débat théorique, la préoccupation semble plus lointaine [16].
Michel Foucault (Les Mots et les Choses) a montré comment l’économisme de Marx se situe dans la foulée intellectuelle de la « Grande Transformation » (Karl Polanyi), contemporaine de la première révolution industrielle à la fin du XVIIIe et au début du XIXe siècle, quand « l’économie politique » devient le paradigme dominant des sciences humaines en constitution, sous la plume d’Adam Smith et de David Ricardo.
Depuis, la césure freudienne (L’Interprétation des rêves ouvre un nouveau siècle théorique en 1901) et le paradigme linguistique (Roman Jakobson), ont battu en brèche ce primat théorique, marquant la centralité du réseau des symboles dans la vie sociale.
Les équivoques et les impasses de l’économisme portent en effet avant tout sur la topique marxiste inévitable des rapports entre infrastructure économique (ou, au mieux, socio-économique, ainsi chez Ernest Mandel) et superstructure étatique, politique, idéologique et intellectuelle. Autant cette topique reste indispensable pour avoir une vision théorique globale de la société, autant son résumé à un schéma binaire et déterministe risque de mener à une impasse intellectuelle franchement dommageable, quoiqu’ait pu écrire Marx dans tel ou tel passage – ainsi la trop fameuse Préface à la Critique de l’Economie politique.
A contrario, je crois qu’il y a une centralité de Louis Althusser dans l’histoire de la pensée marxiste, nous permettant d’échapper à ces impasses.
Ce n’est pas le lieu de développer ici, mais disons très rapidement qu’il a montré de manière décisive ce que la pensée de Marx pouvait contenir de restes hégéliens (« inversés » selon l’expression de Marx) menant à une réduction trompeuse des facteurs historiques au niveau économique et/ou social, gommant la centralité des facteurs superstructurels (notamment idéologiques) [17].
Ainsi la très actuelle critique althussérienne de « l’identité » comme mécanisme idéologique de reconnaissance/méconnaissance de soi me semble-t-elle incontournable [18].
L’œuvre d’Althusser s’inscrit ainsi dans un mouvement de pensée très riche influencé par le marxisme. Citons, parmi tant d’autres, quelques auteurs montrant tout ce qu’il y a d’ « extra-économique » dans l’économie elle-même, et, par la fécondité de leurs travaux, la nécessité de dépasser l’axiome désuet de la « détermination en dernière instance » par l’économie : Marcel Mauss (Essai sur le don), Karl Polanyi (La Grande transformation), Claude Lévi-Strauss (Les Structures élémentaires de la parenté), Jean-Pierre Vernant (Mythe et pensée en Grèce ancienne), Georges Duby (Guerriers et paysans) , et Pierre Bourdieu (Les structures sociales de l’économie). La critique peut être la plus radicale, au sens où l’on prend les choses par leurs racines théoriques, de l’économisme me semble être celle de Jacques Lacan (Le séminaire, Livre XVII : l’envers de la psychanalyse, et, plus accessible, l’article « De la plus-value au plus-de-jouir »).
Le psychanalyste a montré que ce qui fait la structure d’une société doit se chercher dans un discours, et parmi les cinq qu’il distingue, le discours capitaliste, qui ne repose peut être plus tant sur l’exploitation des salariés dans le processus de production que dans l’aliénation de ces derniers dans celui de la consommation des marchandises.
C’est bien le désir qui doit être placé au centre de l’analyse sociale et individuelle [19], et non le « réel » souvent invoqué aujourd’hui comme l’argument censément décisif en faveur de l’ordre établi – parfois avec Freud, avec sa distinction, si contestable dans le domaine même de la psychanalyse, entre « principe de plaisir » et « principe de réalité », avec tout ce qu’il peut y avoir là comme visée « conformatrice » de l’individu -.
Lacan nous a en effet appris que le réel n’existe pas sans saisie symbolique et est même, à vrai dire, difficilement soutenable sans voiles ni illusions lénifiantes [20].
D’où l’importance à mon sens de faire en sorte que, de nouveau « la sorcière s’en mêle », selon l’éloquente expression de Freud, pour qui « sans spéculer ni théoriser – pour un peu j’aurais dit fantasmer – on n’avance pas d’un pas ».
La question du parti et le sujet contemporain
On l’a bien souvent noté, la question du parti et de l’engagement politique ne peut se concevoir pleinement en dehors d’une analyse des mentalités collectives, voire d’un discours en tant qu’il fait lien entre les sujets d’une société. Un effort de compréhension d’un tel discours permettra peut être de prendre du champ par rapport à la tentation de copier mécaniquement des modèles historiques prestigieux, comme celle, symétrique, de trop céder à l’hostilité principielle – de plus en plus courante – au parti politique en tant que tel.
Comment parler d’anticapitalisme à l’heure du triomphe du discours capitaliste ?
Sur la visée anticapitaliste pèse le poids, difficilement surestimable, du « présentisme » analysé par François Hartog dans son travail magistral sur les modes d’historicité et ce que l’on a appelé les « horizons d’attente » de l’imaginaire collectif. Soit le fait que le sujet contemporain a cessé, pour beaucoup, de se situer dans un vaste ensemble historique compris comme tendu vers un progrès dont les idéaux ont été définis par les Lumières, puis - mais les deux ne sont pas incompatibles - par le Manifeste du Parti communiste de 1848.
D’où l’importance idéologique incontournable actuellement du thème des « racines », de « l’identité » – soit l’illusion lénifiante d’une histoire réduite à une répétition de l’identique civilisationnel –, des re-Pères (qu’on les cherche chez Clovis, Mahomet, ou Abraham, voire chez Saint-Just).
Le sujet contemporain se sent en effet peut être moins participant d’une lutte collective pour des idéaux historiques situés dans un futur à venir (« les lendemains qui chantent », objets aujourd’hui de tant de dérision amère) que le gestionnaire de sa petite affaire d’épanouissement individuel. De ce fait il se (sur)prend lui-même à chercher dans les mythologies du passé un lien social et un sens, introuvable dans la « gestion » managériale de l’existence et les eaux glacées de la jouissance égoïste.
L’inscription subjective dans l’histoire semble procéder d’un « choix », pensé comme individuel, dans telle ou telle filiation « identitaire », censée armer l’individu pour affronter le No Future ultra-contemporain. Le pessimisme très marqué de la jeunesse actuelle, qui contraste si nettement avec les utopies collectives post-soixanthuitardes (mais aussi, on le note moins, dans les espoirs de l’après-guerre, succédant au déchaînement de la barbarie fasciste) s’intègre dans une perception historique tournée vers la nostalgie du passé, d’une « belle époque » que la plupart n’ont pas connu.
Plus, il déroule volontiers sa logique jusqu’à l’attente horrifiée d’une Apocalypse tant désirée.
Marx le disait déjà : « Mieux vaut une fin épouvantable qu’une épouvante sans fin ».
Au discours si largement repris du « déclin » collectif, si vivement ressenti dans notre époque de misère subjective [21] fait écho le désir du Sauveur, religieux ou laïcisé sous la forme du Chef politique providentiel, quand ce n’est pas quelque « coach » censé suturer les failles du manque à être.
Un sociologue, Professeur à la Sorbonne, a ainsi constaté récemment – non sans joie – la « dilution des valeurs qui firent la modernité (individualisme, rationalisme, progressisme) ».
Or, comment penser une politique de projet anticapitaliste dès lors que l’on rejette l’idée d’un possible progrès dans l’histoire, fondé sur un projet politique rationnel et collectif, et qu’en conséquence la distinction entre progressisme et réaction – fondement de la philosophie de l’histoire des Lumières – n’est plus possible ?
De même, comment bâtir sur un refus croissant d’assomption d’un individualisme pensant, impliquant une liberté personnelle guidée par la raison plutôt que sur la boulimie des Lotophages du Supermarché et son envers, le désir renouvelé d’une tradition dogmatique et identitaire [22] ?
Comment dépasser le repli individualiste, bien souvent platement consumériste sous couvert d’un « hédonisme » ? Comment échapper à la soif du plus-de-jouir capitaliste, par définition inextinguible, à l’outre-consommation dont les formes prolifèrent sans cesse, autant que les « addictions » subséquentes ?
Enfin, comment bâtir sur le reflux si marqué de la culture traditionnelle du mouvement ouvrier, marquée par la pensée de Marx, à l’heure où les clivages « ethniques » et/ou communautaires remplacent le clivage de classe ?
Le défi n’est pas mince aujourd’hui de faire face à l’émergence d’un « désir d’une raison sensible où l’imaginaire occupe une place de choix » qui s’observe « dans l’émergence des passions, des émotions collectives » [23].
Le non-sens déshumanisant de la société marchande mène en effet avec de plus en plus d’insistance aux obscurantismes nationalistes, identitaires et communautaires, marchands de mythologies en tous genres [24].
De même il faut bien constater le recul, profond, des références intellectuelles dans les sciences humaines, notamment marxistes et structuralistes, comme Philippe Corcuff l’a récemment noté. Peut-on aussi réellement compter pour nul le primat actuel de l’écran sur l’écrit et celle des gadgets de la techno-science, voire la pratique (dé)structurante du « zapping » ? Ce recul mène bien souvent à un doute hyperbolique paradoxalement destructeur de la rationalité, par indifférence aux règles logiques, voire à la simple vraisemblance. D’où une nouvelle vague de surgissement de l’irrationnel (mais E. Mandel en avait fait le constat de manière si éloquente déjà en 1988, en bilan du recul du mouvement de 1968) [25].
L’indifférence croissante aux systèmes théoriques en politique comme ailleurs se traduit souvent, on l’a noté, par un « papillonnage » militant (sur telle ou telle question ponctuelle, telle ou telle organisation politique, syndicale ou associative, voire sur telle ou telle figure politique). Reste la tâche, indispensable, de mettre diverses expériences dans une logique globale, pensée – ce qui implique, on le sait, le principe de non-contradiction –, seule capable d’éviter les égarements politiques qui se multiplient sous la pression du courant dominant.
Il faut peut être aussi voir dans cet état de fait l’aboutissement d’un mouvement long de la modernité, supposant tout sujet autonome par principe, quel que soit son éducation et sa culture préalable.
Ce qu’il gagne en distance critique et en autonomie individuelle par rapport à l’organisation politique, le sujet contemporain semble le perdre dans une liberté sans référence à la raison, au risque de s’égarer [26].
Platon dans le livre VIII de sa République a magistralement analysé comment une telle liberté démocratique, aveugle à la sophia, affolée, peut mener à la tyrannie.
De ce point de vue, la conception de la politique comme tension vers la vérité chez Platon ne me semble rien avoir perdu de son actualité.
A-t-on jamais dépassé l’allégorie de la caverne comme image de la lutte politique dans son sens le plus entier ?
Electoralisme, populisme et attente de l’homme providentiel
En effet, en l’absence d’outils intellectuels solides aptes à fonder une raison politique comment éviter un retour de l’aliénation à la symbolique politique, à la figure du Chef, et, pourquoi ne pas le dire, à l’indestructible primat phallique ?
Comme les politologues l’ont depuis longtemps noté, la démocratie traditionnelle des partis a été remplacée par celle du public, celle de la « société du spectacle », où un rapport populiste se crée entre le politicien professionnel et le « peuple » nivelé au rang d’agrégat de consommateurs dans le cadre du Cirque médiatique.
La place est donc dégagée pour le discours démagogique, au sens fort du terme, qui ne s’adresse pas à la raison, mais aux passions. L’indifférence croissante pour la vérité, pour ce que Descartes appelait le « jugement », soit la capacité, vitale, à distinguer le vrai d’avec le faux, entraîne inévitablement l’extension très sensible du domaine du mensonge politique, soit une falsification de plus en plus massive de la parole.
Dans ce sens-là, il y a quelque chose de tout à fait inquiétant dans le processus en cours, créant un Zeitgeist aux relents nauséabonds [27].
Le signe le plus net en est probablement l’extension – parfois là où l’on ne s’attendrait pas à la constater - du domaine du complotisme et du mensonge politique, voire du populisme nationaliste et de sa symbolique increvable.
Comment en effet, sous l’injonction de la « performance » chiffrée, résister à la tentation de convoquer les mânes de l’imaginaire collectif républicain ?
L’attente de l’homme providentiel supposé épargner le long et patient effort militant et intellectuel de la construction partidaire par sa grâce charismatique procède du même schème du rapport direct entre le dirigeant télégénique et le « peuple de gauche », court-circuitant l’indispensable démocratie de l’organisation politique.
Les militants sont alors réduits, ou peu s’en faut, au rôle de spectateurs passifs des éclats, voire des dérapages du porte-parole sans contrôle, victime de la dé-mesure médiatique.
De même, la politique conçue comme une suite habile de « coups », en dissociation du théorique, du stratégique et du tactique, bref sous le signe de l’exclusive du kairos sur le logos, risque de tourner au surplace, pour ne pas dire à la régression [28].
Empirisme et pratique théorique
Ainsi dans la langue du XIXe siècle on utilisait l’adjectif substantivé « empirique » pour désigner le guérisseur traditionnel, opposé au médecin, par exemple chez Chateaubriand. Si le premier avait pour lui la faveur du solide « bon sens » et de l’immédiateté subjective, voire la poésie de l’imaginaire collectif, le second, malgré ses indéniables faiblesses et sa sécheresse rebutante, a tout de même permis depuis d’éviter nombre de mauvaises surprises.
De fait il peut être utile d’approfondir pour finir les rapports entre la pratique et la théorie anticapitaliste.
Le poids de l’impensé paradigmatique trotskyste
L’accent appuyé sur les questions stratégiques et/ou tactiques au détriment du travail théorique me semble en effet procéder d’une logique profondément ancrée dans la pensée de Trotsky sur la fin de sa vie, trop souvent interprétée littéralement. On pourrait décrire cette logique ainsi, en partant du Programme de transition (1938), très significativement (sous)titré L’agonie du capitalisme et les tâches de la IVe Internationale : « Les prémices objectives de la révolution prolétarienne ne sont pas seulement mûres : elles ont même commencé à pourrir. Sans révolution socialiste, et cela dans la prochaine période historique, la civilisation humaine toute entière est menacée d’être emportée dans une catastrophe. Tout dépend du prolétariat, c’est-à-dire au premier chef de son avant-garde révolutionnaire. La crise de l’humanité se réduit à la crise de direction révolutionnaire ».
Il semble donc y avoir ici un contrepied symétrique du tranquille déroulé téléologique et économiste du Marx du premier livre du Capital, plaçant la révolution dans un avenir lointain mais assuré « avec la fatalité qui préside aux métamorphoses de la nature ». Pour le Trotsky de la dernière période, meurtri, isolé face à la catastrophe en cours, il faut se dépêcher de courir car, si la situation est « objectivement » révolutionnaire, c’est-à-dire que le capitalisme est en « agonie » du fait de ses propres contradictions, la voie de la révolution, seule à même à sauver l’humanité en péril, est obstruée par la « crise de direction révolutionnaire », c’est-à-dire la trahison stalinienne et/ou social-démocrate.
D’où le primat des questions stratégiques et tactiques, qui doivent être justement articulées (de manière « transitoire ») pour orienter les luttes des classes vers la victoire. Le Programme de transition est donc un « guide pour l’action », il n’a pas pour fonction de revenir sur des questions théoriques, implicitement présentées comme définitivement tranchées (ou peu s’en faut) par Marx, Lénine et Trotsky lui-même [29].
Ainsi s’explique à mon sens un raidissement perceptible chez le Trotsky de la toute fin, prompt à brandir le peu glorieux anathème « de classe » contre ses contradicteurs au sein même de son (très petit) regroupement militant [30].
Ainsi dans Défense du marxisme (1939) – et son sous-titre éloquent : L’opposition petite-bourgeoise dans le Socialist Workers Party –, où Trotsky se laisse aller à des formules assez étonnantes pour des polémiques philosophiques : « L’ouvrier a à faire à des matériaux solides, qui lui opposent une résistance et le forcent à apprécier la qualité de ses outils ; alors que l’intellectuel petit-bourgeois utilise-hélas- comme outils des observations hâtives et des généralisations superficielles, jusqu’à ce que de grands événements lui assènent un bon coup sur la nuque. Exiger de chaque membre du parti qu’il se livre à l’étude de la philosophie dialectique serait bien entendu pédant et abstrait. Mais l’ouvrier, qui est passé par l’école de la lutte de classe, est préparé par sa propre expérience à penser dialectiquement. Même ignorant du terme, il assimile facilement la méthode et ses conclusions. Il n’en est pas de même avec la petite-bourgeoisie », etc.
Il y a ainsi dans ce texte affirmation nette par Trotsky du lien contraignant entre la conception philosophique la plus abstraite et le juste positionnement politique sur telle ou telle question précise (ainsi celle, très discutée, de la nature de l’URSS et la position à prendre face à son expansionnisme), et même, si l’on prend au sérieux le procédé rhétorique, entre conception philosophique et classe sociale. Tout cela mériterait sans doute d’être sérieusement repensé.
L’effort de pensée théorique est dans cet esprit amené à laisser place aux questions d’articulation entre tactique et stratégie dans un militantisme vécu comme pressé, on pourrait presque dire tourmenté, par l’urgence historique, alors qu’il était « minuit dans le siècle », selon l’expression éloquente de Victor Serge.
Tout se passe donc alors comme si la temporalité du militantisme, à court terme, ne laissait que peu de place au temps long de la formation et de la réflexion théorique continuelle. Comme si, en temps de guerre, on ne pouvait s’offrir ce luxe. L’actualité, l’urgence, n’attend pas.
Il me semble que le mouvement trotskyste s’est souvent bâti sur ces prémisses logiques, sans retour critique suffisant, d’où des risques de dérives, nombre de « tendances » pouvant apparaître avec la conviction désirante de posséder la stratégie victorieuse au nom de l’impensé axiomatique de l’actualité brûlante de la révolution.
Or c’est peut être bien cette dernière qui est à interroger, à mettre en perspective dans la pluralité si complexe des rythmes, des temporalités historiques (le fameux « développement inégal et combiné »), me semble-t-il, faute de quoi l’on risque des erreurs d’analyse dommageables.
Entre dogmatisme et spontanéisme, la difficile recherche d’une médiété
En effet, il me semble que l’histoire de la LCR a été marquée par un certain mouvementisme, dès son origine, marquée par la scission de 1965 menée par Alain Krivine, avant tout contre l’inertie et le conservatisme du PCF, ainsi sur la question de l’indépendance algérienne, en Mai 1968, etc. Le fond de l’air était, alors, au rouge et il fallait se dépêcher de courir, tant, pensait-on, « l’histoire nous mord la nuque ».
De ce fait, la pensée, autant que la pratique, fondatrice de la LC(R) a été, me semble-t-il, la primauté de la liaison avec les luttes et les mouvements sociaux, d’où la thématique du « Parti des luttes » pour le NPA.
On sait tout ce que cet héritage a de précieux en termes de liens avec les divers milieux militants (syndicaux, associatifs, politiques), l’ouverture d’esprit, le débat démocratique, la capacité de dialogue avec la société, et, in fine, la finesse politique dont les capacités brillantes d’Olivier Besancenot comme porte-parole sont l’illustration la plus populaire.
Il n’est pourtant pas interdit d’interroger les limites d’un certain spontanéisme [31].
L’histoire mouvementée du jeune NPA a en effet peut être montré combien le simple pragmatisme, avec tout ce qu’il peut avoir de desséchant, peut mener à l’impasse.
Sur un plan plus général, j’aimerais illustrer mon propos avec un exemple précis de pensée novatrice, cherchant de nouvelles voies, y compris par une critique intéressante du dogmatisme « marxiste », avec ses limites : celui de la pensée de Michel Foucault, aujourd’hui encore un des intellectuels les plus influents dans la gauche critique.
Son parcours intellectuel et politique est très significatif : on se souvient qu’il est parti d’une critique de l’institution psychiatrique et médicale (Histoire de la Folie, Naissance de la Clinique), de la prison (Surveiller et Punir), pour aboutir à une très talentueuse Histoire de la Sexualité, en passant par l’histoire des sciences (Les Mots et les Choses).
Son opposition à l’autoritarisme et au conservatisme patriarcal du PCF a été précoce et constante, et son attention aux luttes des homosexuels, des prisonniers, etc. a préfiguré tout un nouveau pan du champ politique actuel, incontestablement.
Pourtant son attention à ce qu’il y avait de neuf et de « non-orthodoxe » dans l’actualité politique des années 1970 n’a pas été sans erreurs, ainsi son soutien longtemps acritique à la révolution khomeyniste.
Là se laisse entrevoir à mon sens les limites du spontanéisme, ou, mieux, d’un constructivisme/relativisme trop poussé [32] : il n’y a jamais rien d’entièrement neuf, et des régularités se laissent deviner en histoire comme en politique. Il était ainsi sans doute pas impossible de prévoir l’issue tragique du régime khomeyniste, et ce avant le début du massacre des opposants au régime des ayatollahs.
C’est précisément le but de la pensée théorique que de comprendre les mécanismes politiques dans leurs aspects abstraits, en tâchant de voir plus loin que l’actualité immédiate, sous peine de succomber trop facilement aux illusions du moment [33].
Si l’on veut se dire nominaliste pour échapper à l’éternelle répétition d’un « marxisme » transformé en dogme, il vaut sans doute s’en tenir à un nominalisme tempéré [34].
Comment ne pas penser que l’antimarxisme – et l’antifreudisme [35]- de Foucault ont partie lié à ses errements ?
Les limites politiques de l’empirisme
1991 a été la fin d’un cycle séculaire (le « Siècle des extrêmes » d’Eric Hobsbawm, initié par la Première Guerre mondiale et la Révolution russe d’Octobre 1917, et marqué au fer rouge de la violence politique), à l’échelle duquel il faut aussi réfléchir.
Ce cycle idéologique n’a pas été le fruit spontané de la croissance socio-économique du prolétariat, mais la rencontre du mouvement ouvrier et de la théorie marxiste, ce que je crois être tout autre chose.
Il n’y a à mon sens nulle raison « matérialiste » à ne pas voir que c’est le texte de Marx lui-même qui a donné son sens à la lutte des classes, à la révolution, à un certain récit historique plaçant au centre du progrès l’action de la classe ouvrière. Dans ce sens, la théorie marxiste a été un facteur littéralement décisif dans l’histoire du XXe siècle.
Le cadre conceptuel marxiste s’étant –durablement – dissous comme référence structurante, comment se dispenser d’apprendre à le situer dans l’histoire générale des idées, et donc à le relativiser, le contextualiser, le mettre en perspective ?
Faute de quoi les militants anticapitalistes risquent de sembler parler une langue morte ou d’évoquer des fantômes, comme le nécromancien de la fable.
Un retour réflexif sur l’histoire du marxisme dans l’histoire générale des idées et de la philosophie me paraît nécessaire, ce qui ne peut naturellement qu’être l’objet d’un long travail théorique [36].
La qualité principale d’un militant est avant tout, me semble-t-il, de bien savoir parler.
Cela implique de même un long et constant cheminement intellectuel et culturel, ce que Socrate appelait la dialectique, ou l’art du dialogue. Or, cette dernière est aussi et avant tout une pratique.
De ce fait se pose la question de la pertinence de vouloir prendre quelque raccourci sur le chemin d’une large audience populaire qui prétende brûler les longues étapes du débat politique rationnel, qui escamote la centralité de la parole par quelque processus psychologique d’identification, ou le témoignage du seul « vécu » sans concept.
Est-ce là la meilleure riposte au populisme montant, lui qui précisément dégrade la raison abstraite pour l’immédiateté iconique et ses illusions ?
Trotsky nous a expliqué avec son brillant habituel combien la tactique ne peut être abstraite de la stratégie, autant que la stratégie ne peut être comprise sans son cadre théorique. Outre la vie même de Marx, l’œuvre de Lénine en témoigne assez, avec ses interventions philosophiques, ses patientes lectures hégéliennes préparant l’avenir au plus sombre de la Première Guerre mondiale.
Il me semble bien qu’il y a une spécificité du travail théorique, irréductible à la pratique militante.
Le plafond de verre de la « pratique » militante peut être soulevé à condition d’un débat nécessaire sur le matérialisme philosophique. Ainsi peut-il être utile de discuter de la célébrissime 11e Thèse sur Feuerbach, opposant action et effort compréhensif, comme si la pensée pleine, dé-voilant ce qui est, n’était pas la forme la plus haute de l’action.
De même peut-on sans danger reprendre les formules d’Engels dans la conclusion de son Ludwig Feuerbach, ramenant la philosophie à la politique, voire à la classe ouvrière ? La négation de l’autonomie nécessaire de la pensée – qui n’est pas la « bonne à tout faire » de la politique du moment selon l’expression d’Althusser –, sa réduction à un empirisme censément « matérialiste » de la pratique politique, voire, pire, à la classe sociale, a tant coûté au marxisme en lyssenkismes.
Il est tout de même curieux que Gramsci soit à ce point victime aujourd’hui de son accaparement par les nouvelles droites, couronnées de succès dans leurs batailles pour l’hégémonie idéologique. Ce dernier nous a en effet appris que la « guerre de mouvement » de la révolution ne saurait être comprise en dehors de la longue et difficile préparation de la « guerre de position », celle de la lutte des idées, trop souvent négligée dans la pensée militante, me semble-t-il.
Là encore, je crois que la temporalité courte de l’action politique ne doit pas être abstraite des cycles longs de l’histoire idéologique et intellectuelle.
Comment en effet progresser dans la voie de la construction d’un nouveau parti anticapitaliste sans allier au travail pratique et stratégique le travail proprement théorique ? Sans ce dernier le risque est grand, pour une organisation politique visant à une transformation révolutionnaire de la société, de manquer de l’unité suffisante.
A fortiori dans notre période, régressive à tant de points de vue.
Le NPA a peut être payé là une confiance trop entière dans les vertus du « mouvement ».
Il n’est ainsi sans doute pas inutile de conclure ce texte sur la belle citation de Platon : « ce gardien, camarade, il lui faut justement parcourir le chemin le plus long et, quand il s’instruit, il ne doit pas moins ménager ses efforts que quand il s’exerce au gymnase. Autrement, comme nous le disions tout à l’heure, il ne parviendra jamais au terme de ce savoir qui est à la fois le plus haut et celui qui lui convient le plus » (République, VI).
Florent Jouffret