« Paris n’a pas besoin de posséder en son sein tant de manufactures, tant de grandes usines. La destination de notre capitale, c’est d’être une ville de luxe et de plaisir ; le but vers lequel elle doit tendre, c’est d’attirer de plus en plus les étrangers, et avec eux, le commerce et la consommation. »
C’est par cette citation saisissante d’un certain Auguste Chevalier (« Du déplacement de la population, de ses causes, de ses effets, des mesures à prendre pour y mettre un terme » : tout un programme !), que s’ouvre le livre d’Anne Clerval sur Paris. Saisissante, car alors que cet auteur écrit cela en 1850, on y retrouve déjà, d’une certaine façon, le vieux rêve de la bourgeoisie française et de ses gouvernements, de faire de la capitale une grande métropole mondiale, la ville lumière, « puissante et rayonnante » (Anne Hidalgo, au lancement de sa campagne 2014), la ville de la culture, mais surtout du pouvoir, du luxe, de la finance, du tourisme. Et bien sûr des riches.
Une petite histoire du Paris capitaliste
Cela signifiait déjà agir pour développer cette ville comme un grand centre d’accumulation du capital, comme place financière, terrain de gigantesques investissements immobiliers (hautement spéculatifs), comme grand centre de consommation. Cela signifiait déjà agir pour chasser les pauvres. C’est ce que montre abondamment Anne Clerval, quand elle parcourt les deux derniers siècles de Paris, ville capitaliste : les logiques propres au marché, et au secteur assez particulier de l’immobilier, ont refoulé peu à peu les pauvres vers les périphéries, ou les ont cantonnés dans des ghettos-taudis voués plus tard à la destruction. Mais ils ont été aidés en cela par l’action consciente des pouvoirs publics.
L’exemple le plus frappant en est bien sûr la politique du préfet de l’empereur Napoléon III, le baron Haussmann, prototype même de « revanchisme » puisqu’elle consistait à aérer, moderniser, embellir la ville… en rasant des quartiers populaires et en chassant plus loin leurs populations, en traçant de belles et grandes avenues qui démantelaient des quartiers révolutionnaires et favoriseraient charges de cavalerie, canonnades… et de gigantesques spéculations immobilières. La volonté active des pouvoirs publics de façonner la ville selon leurs désirs (et ceux de la bourgeoisie d’ailleurs) a pris depuis bien d’autres formes. Voir à ce propos les divers articles du dossier sur la ville capitaliste dans notre édition précédente.
Paris est désormais la ville très bourgeoise que l’on sait. Mais Anne Clerval se penche plus précisément sur la « gentrification », qu’elle spécifie ainsi dans une interview à Libération (18/10/2013) : « Le terme français d’embourgeoisement recoupe des processus variés. A Paris, on peut dire que les beaux quartiers s’embourgeoisent, la part des classes supérieures y est de plus en plus forte. Mais ça n’a rien à voir avec la gentrification, une forme d’embourgeoisement qui touche les quartiers populaires anciens, d’où les classes populaires sont progressivement remplacées par une classe intermédiaire que l’on peut appeler la petite bourgeoisie intellectuelle. C’est une mutation sociale qui passe par une transformation urbaine. »
Paris « ville partagée » ? « Village-monde » ?
D’où une étude minutieuse, parfois au vitriol, sur les fronts pionniers de la gentrification, ces quartiers en voie de ripolinisation, de lissage, où l’on garde soi-disant le charme des vieux quartiers populaires et parfois immigrés, où l’on s’exalte du paysage de « village monde », où l’on transforme d’anciens ateliers en bars branchés. Et d’où, les loyers doublant ou triplant, le 45 m2 se louant pour l’équivalent d’un Smic, les « pauvres », au sens le plus large du terme, les ouvriers, les employés, les chômeurs, etc., doivent se résoudre à partir pour aller survivre en banlieue.
La force du livre n’est donc pas seulement dans les statistiques accablantes, les cartes des fronts pionniers, les autopsies des politiques publiques et des stratégies individuelles « gentrifieuses ». Il vient également d’une réfutation en règle des discours hypocrites, notamment chez les édiles socialistes (et leurs alliés), sur la nouvelle « mixité sociale » et le charme renouvelé des vieux quartiers populaires parisiens… débarrassés du peuple.
Yann Cézard