Le Portugal célébrait récemment les 40 ans de l’éclatement de la « Révolution des œillets » [1], qui mit fin à la dictature salazariste, suscita l’espoir d’une société libérée de la dictature du capital et permit au peuple portugais d’obtenir des conquêtes importantes (protection sociale, services publics, droit du travail, etc.). Mais ces célébrations, officielles ou populaires, se sont faites dans un contexte particulier, celui de la destruction des acquis de cette révolution par les politiques imposées par la troïka et relayées par les partis institutionnels.
Trois ans après la signature du « memorandum of understanding » (négocié par le PS portugais en mai 2011), il est possible de tirer un bilan de politiques qui satisfont à la fois les capitaux étrangers et la bourgeoisie portugaise. En troquant des reculs sociaux de grande ampleur contre l’octroi de prêts, les mesures mises en œuvre ont ouvert aux premiers de nouveaux terrains d’« accumulation par dépossession » [2] (grâce notamment aux privatisations) et permis à la seconde d’engager le démantèlement des conquêtes du mouvement ouvrier portugais depuis la séquence révolutionnaire de 1974-75.
Politique anti-salariés, l’austérité imposée par la troïka (BCE, Commission européenne, FMI) a visé en particulier à abaisser le coût de la force de travail. Mais il s’agit au moins autant d’accroître ou rétablir les marges des entreprises, portugaises ou étrangères, que d’accélérer brutalement le processus de reconfiguration de l’Europe capitaliste, assurant l’intégration croissante des pays d’Europe du sud [3] (mais aussi de l’ex-bloc soviétique) à une division européenne et internationale du travail de plus en plus poussée et dans laquelle ces pays occupent une position de plus en plus dominée, au profit évidemment des puissances du centre (Allemagne, Etats-Unis, etc.).
Quels ont été les effets des politiques menées au Portugal depuis que la troïka a étendu son emprise sur le pays (en s’appuyant sur ce qu’on peut appeler la troïka interne : le PSD, parti de Jose Manuel Duraõ Barroso, le CDS, parti de la droite réactionnaire, et le PS) ? Le premier élément qui saute aux yeux, c’est qu’elles n’ont eu en rien les effets annoncés, bien au contraire puisque la dette publique a explosé, les niveaux de production ont baissé et le chômage a largement augmenté. A l’inverse, ces politiques ont accru la dépendance du pays à l’égard des marchés financiers, abaissé fortement les revenus des travailleurs et donc renforcé les inégalités.
La dette de l’Etat portugais est ainsi passée, entre 2010 et 2013, de 9 % à 129 % du PIB. Les politiques d’austérité n’ont donc pas seulement échoué à diminuer l’endettement public mais l’ont accru de manière considérable, ce qui s’explique aisément par les effets en chaîne de la baisse des revenus des salariés : recul de la consommation, donc de l’activité économique et des recettes qui en découlent pour l’Etat. La richesse nationale a ainsi décru en 2011, 2012 et 2013, et la croissance a été tout juste positive en 2014 (+ 0,4 %). Au total, on évalue à près de 21 milliards d’euros la destruction de richesses, à prix constants, depuis la signature du mémorandum avec la troïka.
On remarquera que cet énorme accroissement de la dette n’a guère suscité le courroux du FMI, de la BCE ou de la Commission européenne, preuve s’il en était besoin que ce n’est pas la dette en elle-même qui est en jeu, puisqu’elle constitue à la fois une manne pour les capitalistes, un mode de disciplinarisation des Etats, mais surtout un prétexte utilisé pour justifier les nombreuses attaques contre les droits et revenus des travailleurs.
Les effets d’une politique de classe
Au Portugal ces trois dernières années, ces attaques ont pris des formes très diverses : facilitation des licenciements, division par trois environ des indemnités de licenciement, moindre paiement des heures supplémentaires, suppression de quatre jours fériés, réduction des congés payés de trois jours, gel du salaire minimum, limites opposées à l’application des conventions collectives, augmentation des taxes payées par tous (et non des impôts touchant les plus fortunés), réduction des retraites et des salaires des fonctionnaires, etc.
Alors que le mémorandum prétendait « réduire le risque de chômage à long terme », « promouvoir la création d’emploi » et « améliorer l’employabilité des jeunes et des catégories défavorisées », les conséquences ont évidemment été inverses : un emploi sur sept a été détruit, le taux de chômage officiel est passé de 12,7 % à 17,7 %, et le nombre de jeunes au chômage a doublé. En outre, 1 million de travailleurs portugais ne travaillent pas plus de 10 heures par semaine. Si bien qu’un chiffre permet à lui seul de résumer la situation sur ce plan : un actif portugais sur trois est ou privé d’emploi ou soumis au sous-emploi. Cela sans parler de l’émigration massive de travailleurs portugais – 100 000 par an depuis 2011 ! –, notamment de jeunes souvent diplômés de l’enseignement supérieur, ce qui abaisse les chiffres du chômage au Portugal.
Les destructions d’emploi induites par les politiques d’austérité ont eu pour conséquence évidente un processus d’appauvrissement des travailleurs portugais (occupés, retraités ou privés d’emploi). Le revenu médian, qui partage en deux la population, est ainsi passé de 439 euros en 2009 à 409 en 2012 (le salaire minimum se situant à 485 euros). Dans le même temps, le taux de pauvreté [4] est passé de 17,9 % à 18,7 %. Près d’une personne sur cinq disposait en 2012 d’un revenu inférieur à 245 euros ; et cela, avant que les mesures imposées par la troïka aient produit tous leurs effets.
On ne peut s’étonner, dès lors, que les inégalités de revenus aient augmenté. Si l’on retient un seul indicateur, significatif bien que sommaire, à savoir la part des revenus nationaux accaparés par les 1 % les plus riches, elle est passée de 4,3 % en 1981 à 9,8 % en 2012. Cette tendance à l’augmentation des inégalités constitue évidemment une tendance de long terme que l’on retrouve dans d’autres pays mais, excepté aux Etats-Unis et en Angleterre, on ne la retrouve nulle part dans les pays de l’OCDE avec la même ampleur qu’au Portugal (pour la France par exemple, on est passé dans la même période de 7,6 % à 8,1 %). Or on peut gager que les deux dernières années ont vu encore s’accentuer les inégalités de revenus.
A cela, il faut encore ajouter la dégradation des services publics d’éducation et de santé. 40 000 professeurs en moins dans les dernières années, 1,3 milliard de coupes dans le budget de l’Ecole publique, mise en concurrence avec le secteur privé par la promotion de la « liberté de choix » de l’établissement, création d’un examen pour les écoliers de 9 ans : on voit que les attaques ne se limitent pas à limiter les dépenses publiques mais bien à vider le service public de son contenu. De même dans les hôpitaux, où les coupes budgétaires, le renvoi de milliers de travailleurs ou leur précarisation ne peuvent que détériorer le service rendu et favoriser le secteur privé, alors même qu’en 2011, la dépense moyenne par habitant était déjà inférieure au Portugal de 500 euros par rapport à la moyenne aux pays de l’OCDE.
Une crise d’hégémonie sans solution politique
Qu’en est-il de la situation politique au Portugal ? De manière claire, la crise d’hégémonie se prolonge et s’approfondit, notamment à travers une défiance généralisée à l’égard du système politique. Ainsi, aux élections européennes qui viennent tout juste d’avoir lieu, ce sont seulement 31,9 % des électeurs qui ont voté pour une des listes présentées. Cette désaffection massive n’est pas nouvelle, mais elle prend une ampleur inconnue dans le passé. Plus spécifiquement, il semble bien que les partis qui se sont succédé au pouvoir depuis 1976 continuent à l’exercer mais sans parvenir à obtenir un consentement actif de la majorité de la population, ce qui ouvre la perspective d’une explosion sociale aussi nécessaire qu’imprévisible.
Reste que la combativité populaire apparaît nettement en deçà de la séquence politique allant du printemps 2011 au printemps 2013, où l’on avait vu les manifestations parmi les plus imposantes depuis la Révolution des œillets, organisées à l’initiative de collectifs de jeunes précaires (notamment les « précaires inflexibles »), dans le sillage du mouvement espagnol des Indignés. En particulier, le 2 mars 2013, près d’un million et demi de personnes étaient descendues dans la rue, dans une trentaine de villes du pays, sur le mot d’ordre « Que se lixe a troïka ! » [5]. En lien avec ces grandes manifestations, qui convergeaient vers l’appel à une grève générale, les deux confédérations syndicales ont organisé plusieurs journées de grève interprofessionnelle, notamment les 24 novembre 2011 et 14 novembre 2012. Bien que très suivies, ces journées n’ont pas modifié le rapport de forces politique et social dans la mesure où elles ne s’inscrivaient pas dans un plan de bataille conséquent et durable permettant de mettre en échec le gouvernement, le patronat portugais et la troïka.
Depuis, la pression des luttes sociales est retombée sans que le gouvernement ait reconquis un quelconque crédit auprès de la population, si bien que, pour l’instant, la crise politique n’a pas été surmontée et se trouve en quelque sorte suspendue. A l’évidence, on ne saurait dire jusqu’à quand peut se maintenir une telle situation, mais les partis institutionnels étant parvenus à tenir lors du printemps dernier, le gouvernement apparaît aujourd’hui un peu plus solide, ayant pu jouer sur deux tableaux : se dédouaner des politiques menées en détournant l’attention vers la troïka tout en affirmant qu’il s’agissait là de la seule voie praticable, et faire miroiter une « sortie propre » (saída limpa) du régime d’austérité.
Le PSD, principal parti au pouvoir, a ainsi fait de grands et beaux discours sur le départ du pays de la troïka, prévu à la fin du mois de mai 2014, et promis que l’Etat portugais pourrait bientôt emprunter de nouveau sur les marchés financiers. Evidemment, cela revient à substituer à la tutelle directe de la troïka la domination, plus impersonnelle mais non moins implacable, du capital financier. Autant dire que les travailleurs portugais n’ont rien à espérer de cette « sortie propre », qui équivaut au maintien d’une austérité à perpétuité pour la majorité de la population.
Quels enseignements des dernières élections ?
Comme en France et dans de nombreux pays, ce ne sont donc pas les luttes sociales qui ont manqué au Portugal ces dernières années, bien au contraire, mais elles ne sont pas parvenues à se cristalliser dans un grand mouvement durable de contestation. Les liens qui ont commencé à s’établir au cours de la séquence précédente entre un mouvement syndical puissant et les mouvements sociaux, mobilisant un « nouveau prolétariat » (plus jeune et féminisé, et davantage soumis à la précarité et au sous-emploi), sont apparus trop fragiles pour bousculer le champ politique.
Une telle impuissance était prévisible, étant donnée la faiblesse de l’auto-organisation dans ces mouvements et l’absence d’un plan de bataille proposé et mis à exécution par les grandes confédérations syndicales. Intégrées pour l’essentiel au système, aussi bien l’UGT (dominée par le PS et revendiquant 400 000 membres) que la CGTP (dirigée par le PCP et qui revendique 750 000 adhérents) n’avaient d’autre perspective à proposer aux travailleurs lors du 1er mai 2014 que de bien voter aux élections européennes. Dans ce contexte d’atonie sociale et politique, les élections ont donc constitué un test aussi bien pour les partis institutionnels que pour les partis à la gauche du PS portugais.
Le principal enseignement de ce scrutin, ici comme ailleurs, c’est le refus – manifesté par près de 7 électeurs sur 10 – de voter pour un parti plutôt qu’un autre, de faire entendre sa voix dans un système politique qui apparaît, au mieux impuissant à résoudre les problèmes rencontrés par la population, au pire complice d’une troïka abhorrée. Mais cette élection constitue également une lourde défaite politique pour la coalition de droite au pouvoir (PSD-CDS), réunie sous une bannière commune (« Aliança Portugal ») et qui n’a récolté que 27,7 % (contre 40 % lors des européennes de 2009). En critiquant les politiques d’austérité tout en les jugeant nécessaires, le PS est parvenu à améliorer son score (de 26,5 à 31,5 %), mais l’essentiel des voix perdues par la droite s’est sans doute reporté vers le MPT de Marinho Pinto, parti écologiste de droite passé de 0,7 % à 7,2 %.
Du côté des partis à la gauche du social-libéralisme, le PCP – porteur d’une orientation aussi nationaliste que réformiste – a gagné des voix, passant de 10,6 % à 12,7 %. Sans doute a-t-il profité de son implantation ancienne et solide dans le monde du travail et d’un profil d’opposition résolue à l’Union européenne. A l’inverse, le Bloc de gauche (Bloco de esquerda) a subi une grave défaite, perdant plus de 230 000 voix entre les européennes de 2009 (où il avait réalisé son meilleur score, obtenant 10,7 %) et celles de cette année (4,6 %). Il reviendra évidemment à nos camarades portugais de discuter les raisons de cet échec électoral, mais outre la division à gauche et la création du parti antilibéral Livre, fondé par un ancien député européen du Bloco et récoltant 2,2 %, on peut se demander si l’orientation du parti sur les questions devenues décisives de la dette et de l’euro est apparue suffisamment claire aux électeurs portugais, du moins à ceux et celles qui lui avaient apporté leur suffrage en 2009.
Plus généralement, le défi pour les militants anticapitalistes portugais consistera sans doute dans les prochaines années à jouer un rôle de catalyseur dans la mise en mouvement d’un prolétariat plus éclaté et précarisé que jamais, et à susciter ou renforcer des liens militants, à la base, entre les mouvements sociaux – anti-précarité, antiraciste, féministe, écologiste, etc. – et un mouvement syndical qui demeure puissant mais rétif à des mobilisations auto-organisées qu’il ne pourrait contrôler et qui bousculeraient le jeu institutionnel. C’est à ce prix qu’il sera possible de transformer le mécontentement général en un mouvement d’ensemble seul susceptible de faire émerger une alternative sociale et politique au Portugal.
Ugo Palheta