Ces derniers mois, l’ouvrage Les féministes blanches et l’empire a fait couler beaucoup d’encre. Et pour cause : en 110 pages, Félix Boggio Ewanjé-Epée et Stella Magliani-Belkacem ambitionnent, dans un essai de six courts chapitres, d’analyser de manière « scandaleusement nécessaire » (4e de couverture) « l’instrumentalisation du féminisme à des fins racistes » dans la France contemporaine. À partir d’une « histoire des stratégies féministes », les auteur·e·s entendent retracer la généalogie de la « crise » née de la controverse suscitée par la loi du 15 mars 2004 à la lumière « des situations, des discours, des pratiques » féministes (p. 16). Si cette loi interdit le port de signes religieux ostensibles dans les établissements scolaires publics [2], les débats se sont focalisés sur les élèves musulmanes voilées.
Dès les premières pages, les auteur·e·s insistent sur les effets de ce moment charnière au sein de la nébuleuse féministe. Clivant profondément le paysage politique hexagonal, ces débats ont également entraîné à leurs yeux une (re)division du féminisme en trois courants en tension : 1) les animatrices de « la focalisation raciste » (p. 9) centrées sur le voile (en premier lieu Ni putes ni soumises) ; 2) les tenantes de « l’entre deux », incarné en particulier par le Collectif national pour le droit des femmes ; et 3) les féministes définies comme « antiracistes » incluant notamment le Collectif des féministes pour l’égalité [3]. Félix Boggio Ewanjé-Epée et Stella Magliani-Belkacem soulignent les « effets non négligeables sur le mouvement féministe actuel et, plus largement, sur la gauche radicale » (p. 11) de ce troisième courant portant la controverse face aux deux premiers. Entendant démontrer les écueils racistes d’un féminisme majoritaire (symbolisé entre autres par Ni putes ni soumises et le Collectif national pour le droit des femmes), les auteur·e·s annoncent l’objectif – ambitieux – de retracer les racines historiques des stratégies de ce féminisme accusé de racisme et de colonialisme (chapitre 1).
Le propos pêche pourtant par ses approximations, opérant des raccourcis hasardeux qui ne résistent guère à l’examen – même rapide – de l’histoire des féminismes en France. Les auteur·e·s affirment ainsi que la convergence d’intérêts racistes et colonialistes, révélée par les débats autour de la loi de 2004, prend racine dans l’histoire même des mouvements féministes, accusés de collusion avec le pouvoir colonial français. Les « suffragettes » [sic] des années 1920-1930 sont ainsi convoquées en raison de leur « alliance [...] avec le pouvoir impérial [qui] ne constituait pas une simple erreur de parcours, une manipulation des autorités métropolitaines ; elle relevait [plutôt] d’une stratégie précise » (p. 29). Ce type d’affirmations, largement présentes tout au long de l’ouvrage, ne s’appuie pas sur une démonstration rigoureuse, ni sur des sources primaires, mais presque exclusivement sur un article de Jennifer A. Boittin (Université de Pennsylvanie) [4]. On ne peut que regretter les anachronismes et déformations dissimulés par les affirmations martiales de Félix Boggio Ewanjé-Epée et Stella Magliani-Belkacem qui ne parviennent pas à dissimuler leur méconnaissance de l’histoire des féminismes français. Par exemple, l’usage du terme « suffragettes », qui renvoie à un discours ainsi qu’à des stratégies d’action directe de féministes britanniques, n’est guère assimilable aux « suffragistes » françaises, tenantes d’un discours égalitariste privilégiant davantage des stratégies de lobbying. Faisant fi de cette nuance, les auteur·e·s reproduisent indûment la caricature d’une agitation folklorisée et moquée au détriment d’un engagement pour l’obtention de l’égalité politique entre les sexes. L’on compare un féminisme « qui a fait du voile un symbole » aux « suffragettes [qui] se targuaient d’être les seules en mesure de pénétrer la sphère indigène », affirmant du même coup que « les mouvements féministes propulsés à partir de 2003-2004 n’ont eu de cesse d’alimenter leur visibilité médiatique et politique en mettant en avant leur grande habilité à dénoncer et combattre les « problèmes liés à l’immigration » » (p. 63-64).
Convoquant la suffragiste Hubertine Auclert [5] pour démontrer la connivence des intérêts entre le pouvoir colonial français et les féministes, les auteur·e·s ne se réfèrent pourtant jamais directement aux écrits de cette dernière. Seules deux citations tirées de l’article de Jennifer A. Boittin suffisent à faire dire aux auteur·e·s que « le suffragisme pouvait espérer voir sa lutte et ses revendications intégrées au cœur du projet impérial pour lequel rivalisaient l’ensemble des nations européennes » (p. 19). Cet amalgame, tout comme le manque de démonstration, reflète surtout une volonté globale de disqualification à tout prix des féminismes en France.
Qui plus est, Félix Boggio Ewanjé-Epée et Stella Magliani-Belkacem annoncent s’inspirer d’une analyse féministe matérialiste pour saisir la convergence d’intérêts entre le projet colonial et les féministes françaises. Les auteur·e·s se concentrent presque exclusivement sur la convergence d’intérêts des Blanc·h·e·s, évacuant parfois du propos l’analyse des rapports sociaux de classe et de sexe. Les rapports de force entre dominant·e·s et dominé·e·s sont, quant à eux, le plus souvent passés sous silence au profit d’une mise en exergue de quelques figures du mouvement féministe dont le portrait biaisé permet d’en accuser l’ensemble de racisme et de colonialisme (chapitres 2 et 3). Le traitement réducteur réservé à Hubertine Auclert en constitue une illustration symptomatique. Dans le même temps, la parole des femmes originaires de territoires colonisés se trouve homogénéisée et, le plus souvent, évacuée. En revanche, les auteur·e·s lient les cérémonies de dévoilement des musulmanes orchestrées par le pouvoir colonial dans les années 1950 avec l’action des suffragistes de l’Entre-deux-Guerres résumées en la personne d’Hubertine Auclert, pourtant décédée en 1914. Selon eux, « [l’]instrumentalisation de l’émancipation des femmes pour servir l’idéologie raciste, ainsi qu’elle a été conduite dans les années 1950, n’aurait pas été aussi facile à mener si déjà, dans les années 1920 et 1930, le mouvement des suffragettes n’avait pas si clairement appuyé sa revendication première sur la plus grande aptitude des femmes dans la mission civilisatrice aux colonies. » (p. 29-30)
Ces raccourcis éclipsent nombre de travaux francophones conduits depuis une trentaine d’années et qui s’attachent à faire sortir de l’ombre l’histoire des groupes et militant·e·s engagé·e·s en France dans le combat pour l’égalité entre les sexes. On peut notamment citer – alphabétiquement – les travaux de Christine Bard, Anne-Sarah Bouglé-Moalic, Sylvie Chaperon, Alban Jacquemart, Laurence Klejman et Florence Rochefort, Karen Offen, Bibia Pavard, Françoise Picq, ainsi que la collection Archives du féminisme éditée par les Presses Universitaires de Rennes. L’accumulation de travaux sur l’histoire des féminismes en France en a ainsi souligné la dimension plurielle, voire parfois conflictuelle, mais somme toute marquée par des convergences ponctuelles et circonstanciées, et ce depuis les suffragistes. Situation que semblent méconnaitre les auteur·e·s au vu de leur usage exclusif du terme « féminisme » au singulier.
Le même procédé de généralisation est observé au fil des pages. À propos des féminismes des années 1960 et 1970, les auteur·e·s dénoncent la reproduction de leur aveuglement à l’égard des collusions avec le racisme, exceptions faites de Christine Delphy et Colette Guillaumin. Les auteur·e·s déclinent le problème de cet aveuglement féministe en trois points. En établissant des analogies avec le racisme pour mettre en lumière la naturalisation des rapports sociaux de sexe, les féministes auraient développé des modèles théoriques évacuant les oppressions multiples vécues par les femmes racisées. De plus, les féministes de cette période auraient invisibilisé les femmes racisées en France ; un silence qui aurait finalement laissé dans l’ombre les luttes de femmes racisées au sein de la nébuleuse féministe. Pour nécessaire qu’elle soit, la critique des auteur·e·s de la posture surplombante à l’égard des femmes racisées qu’occasionne l’amalgame racisme/sexisme, ne démontre cependant pas la collusion d’intérêts entre les pouvoirs coloniaux/racistes et les féministes. Par ailleurs, les auteur·e·s reproduisent le procédé qu’il et elle dénoncent puisqu’au lieu de mettre en lumière les analyses forgées par des collectifs de femmes racisées, il et elle en évacuent au contraire les apports en affirmant « que les faiblesses du mouvement dans sa théorisation des rapports de domination à l’œuvre en son propre sein – notamment raciste – ont laissé les féministes sans instruments théoriques et stratégiques pour contester les nouvelles formes de racisme qui se sont directement appuyées sur l’incorporation de thématiques antisexistes. » (p. 57) Et qu’en est-il des « instruments théoriques » des féministes noires ?
Négligeant ainsi l’analyse matérialiste des rapports de pouvoir entre dominant·e·s et dominé·e·s, les auteur·e·s concentrent leurs attaques sur le « virage institutionnel » et la mise en place d’institutions en faveur des droits des femmes autour de la décennie 1970. Cette dynamique, pourtant reconnue, ne saurait en revanche être accusée de tous les maux. De la même manière, la tendance « lutte de classes » se trouve assignée au banc des accusées pour « racisme respectable » (chapitre 4). Si les débats autour du voile islamique ont pu révéler « l’incorporation de thèmes antisexistes à la rhétorique réactionnaire » (p. 59), les auteur·e·s tombent dans une généralisation tirant vers l’amalgame, ce qui a pour effet de conférer au féminisme le rôle de bouc émissaire, rappelant en cela les procédés classiques de l’antiféminisme. Constat renforcé par le manque criant de contextualisation des initiatives féministes depuis le dernier tiers du XIXe siècle. D’Hubertine Auclert la suffragiste à Antoinette Fouque la différentialiste, le propos pèche par la faiblesse de la démonstration. On ne peut pourtant faire l’économie d’un récit précis et circonstancié. S’il est nécessaire d’interroger l’universalisme aveugle du « Nous femmes » et les solidarités inclusives à l’égard des femmes originaires des (ex-)colonies, l’historicisation de la définition du sujet politique du féminisme ne saurait être évacuée. De la même manière, il est souvent difficile de savoir précisément quelles féministes sont visées pour avoir fait « alliance » avec les réactionnaires. Cela n’empêche toutefois pas les auteur·e·s d’affirmer sans détour qu’« aujourd’hui, c’est peut-être aussi le trop grand alignement du féminisme « majoritaire » (des courants les plus réformistes aux féministes « à gauche de la gauche ») qui a permis à Nicolas Sarkozy, le soir de son élection, de concilier les idéaux républicains, le récit national, avec sa politique à venir » (p.75).
Le raisonnement par syllogisme est plus particulièrement mobilisé à l’égard de la politisation des questions sexuelles (chapitre 5). Les auteur·e·s affirment en effet qu’indépendamment de leurs trajectoires différentes, les mouvements féministes et homosexuels souffrent d’accointances avec les forces réactionnaires, racistes et colonialistes. L’homosexualité est ainsi présentée comme un enjeu identitaire occidental lié au développement du capitalisme, délaissant une analyse matérialiste des identités pour en proposer une lecture essentialisante pour le moins surprenante. Dans cette perspective, « les nouveaux États capitalistes et coloniaux n’ont pas manqué d’imposer aux pays colonisés leurs propres catégories liées aux genres et aux sexualités » (p. 87), dénonçant à cette occasion le « véritable alignement de la solidarité internationale LGBT sur l’agenda impérialiste des États-Unis » (p. 93). Ethnicisant la sexualité, cette occidentalisation de l’homosexualité invisibilise au passage les lesbiennes.
En refermant Les féministes blanches et l’empire, on en vient à s’interroger sur les motivations profondes des auteur·e·s. En faisant d’Hubertine Auclert la « théoricienne d’un féminisme impérialiste » (p. 18), on reste dubitatif/ve quant à la dimension matérialiste de leur analyse, leur méconnaissance flagrante de l’historiographie des féminismes en France, des violences coloniales, sexuelles et sexistes, et des travaux – certes trop rares – sur l’histoire des combats féministes antiracistes. Ces recherches apportent pourtant un précieux contrepoint au propos biaisé de Félix Boggio Ewanjé-Epée et Stella Magliani-Belkacem. Plus largement, la lecture des Féministes blanches et l’empire interpelle quant à l’essentialisation des identités politiques et sexuelles opérée par ses auteur·e·s. Pensées comme autant de catégories monolithiques et figées, les féministes et les homosexuel·le·s sont en effet réduit·e·s à des catégories occidentales pour mieux les disqualifier. Si l’ouvrage dénonce avec raison une hiérarchisation des luttes de la part de certaines féministes au détriment du racisme, la complexité des intérêts en jeu et la question pourtant essentielle du projet politique que les auteur·e·s entendent défendre restent plus qu’en suspens.
Mélissa Blais et Fanny Bugnon