Presque six années sont passées depuis le début « officiel » de la crise avec la faillite de Lehman Brothers en septembre 2008. Quatre depuis l’annonce du premier grand paquet de mesures d’austérité en mai 2010 de la part de Zapatero. Trois depuis l’éclatement du Mouvement du 15-M. Deux depuis la grande manifestation indépendantiste du 11 septembre 2012 en Catalogne...
Désormais, la crise économique et sociale débouche sur une crise politique, une crise de régime : le mécontentement vis-à-vis du système politique et des institutions atteint des niveaux inédits depuis la Transition. Les élections du 25 mai ont marqué le premier transfert électoral, dans des scrutins concernant l’ensemble du pays, de trois années de luttes sociales discontinues mais réelles et intenses.
Avec un taux de participation similaire à celui des européennes de 2009 (44,9% à l’époque, 44,84% aujourd’hui), il est clair que le bipartisme connaît une usure à marche forcée. En 2009, le PP (Parti populaire, droite néolibérale, NdT) obtenait 6.670.377 de votes (42,12%) et 24 sièges et le PSOE (social-démocratie, NdT) 6.141.784 (38,78%) et 23 sièges. Autrement dit, ces deux partis cumulaient 12.812.161 votes (80,9%) et 47 députés.
Aujourd’hui, le panorama est très différent : 4.070.643 votes (26,06%) et 16 sièges pour le PP et 3.593.300 (23%) et 14 députés pour le PSOE. Ensemble, ils font 7.663.943 votes (49,06%) et ont 30 sièges, soit 60% de ce qu’ils avaient obtenus en 2009. L’alternance au pouvoir est finie. Quand l’un gouvernait, il s’usait au pouvoir tandis que l’autre récupérait ses forces dans l’opposition. Aujourd’hui, tant le PP que le PSOE, qu’ils soient au gouvernement ou dans l’opposition, s’effondrent ensemble.
La gauche radicale en force
Globalement, la crise du bipartisme se décante pour le moment en faveur de la gauche. C’est là un fait notable dans une Europe où les forces réactionnaires progressent partout. Il est probable que les résultats de la gauche à la gauche de la social-démocratie dans l’Etat espagnol constituent, avec ceux de Syriza en Grèce, l’une des deux bonnes nouvelles des élections à l’échelle du continent. Des partis comme l’UPyD (droite radicale populiste, NdT), en dépit du maintient de leur progression par rapport à 2009 (1.014.985 votes, 6,49%, et 4 députés aujourd’hui face à 451.866, 2,85%, et 1 siège à l’époque), ne parviennent pas à polariser la situation vers la droite de manière notable.
Pour la gauche, les choses changent drastiquement : l’addition des votes des deux principales listes présentes à la gauche du PSOE à l’échelle de l’Etat espagnol ; Podemos (1.244.605, 7,96%, 5 sièges) et Izquierda Unida (IU, Gauche Unie, dont la principale force est le Parti communiste, NdT) (1.561.246, 9,99%, 6 députés), atteint 2.786.151 votes (17,95%) et 11 députés. Un résultat pas très éloigné de celui du PSOE (3.593.300, 23% et 14 députés). Si on y ajoute les scores de la liste « Printemps européen » (Compromis+Equo) avec 299.804 voix (1,91%), le résultat atteint 3.085.955 votes (19,87%), auquel on pourrait également adjoindre les 324.424 votes (2,07%) de Bildu et du BNG (partis de la gauche nationaliste basque et galicienne, NdT). Dans des endroits comme la Communauté de Madrid, Podemos (248.888 votes, 11,27%) et IU (231.889, 10,5%) dépassent ensemble le PSOE (417.993 votes, 18,93%).
Le PSOE est encore loin de connaître une dynamique similaire à celle du PASOK grec. Il n’est pas encore en décomposition. Il sera forcé de se secouer et il peut retrouver des forces là où il n’en a apparemment pas. Mais sa base électorale se rétrécit. Dépourvu de toute crédibilité politique, incapable d’offrir quoi que ce soit de différent par rapport à la droite, il commence à perdre l’unique argument de force qui lui restait encore : celui d’être la seule force incarnant une alternative au PP. Jamais nous n’avons touché d’aussi près la possibilité de le couler. Ce genre de train ne passe pas souvent deux fois.
Aucun doute n’est permis : l’abrupte apparition de Podemos est la grande nouvelle à l’échelle de l’Etat espagnol. Une irruption spectaculaire de par ses résultats et pour ce qu’elle signifie. A court terme, la fonction de la nouvelle formation est claire : déstabiliser le système politique et, face à l’incapacité de la gauche traditionnelle à le faire par elle-même, ouvrir une brèche dans le bipartisme. Le succès de Podemos est une merveilleuse nouvelle pour ceux qui ne se sentent représentés par aucune des forces existantes, pour ceux qui se sentent désemparés et sans planche de salut où s’accrocher, pour ceux qui étaient convaincus qu’un nouvel acteur était indispensable afin d’animer la partie. (...) Son irruption va faire bouger le jeu des partis, secouer toute la scène politique et l’ensemble de la gauche.
Podemos aura à partir de maintenant une grande responsabilité. Etant la force la plus neuve, la plus fragile et la moins structurée, elle porte un grand poids sur ses épaules : ne pas décevoir les espoirs placés en elle et poursuivre une partie qu’elle a commencée avec éclat. Le succès de Podemos est aussi, et il devrait être perçu comme tel, une excellente surprise pour les militants, les sympathisants et les électeurs d’IU qui veulent que leur formation de référence ait une politique plus dynamique, moins pleutre dans les institutions et plus en syntonie avec les aspirations populaires post 15-M. Podemos sera un aiguillon qui obligera IU à bouger. C’est là une bonne nouvelle pour les sympathisants de cette formation qui recevront de Podemos une aide inattendue.
Crise de régime et droit à l’autodétermination
Finalement, l’émergence de Podemos est également une bonne nouvelle pour nous qui regardons les choses depuis la Catalogne (ou des autres nations sans Etat qui appartiennent aujourd’hui à l’Etat espagnol) car l’apparition d’une force existante à l’échelle du pays ayant un discours assez clair et une tête de liste qui s’est impliquée pour le droit à l’autodétermination et sur le référendum du 9 novembre (la consultation sur l’indépendance de la Catalogne, NdT) est une nouveauté importante qui a une inestimable valeur stratégique.
Le bipartisme PP-PSOE, le « PPOE », souffre d’une crise croissante qui ne se reflète pas seulement dans la perte de votes mais, surtout, en perte de crédibilité, en incapacité ne serait-ce qu’à susciter le moindre espoir parmi ceux qui continuent à voter pour eux. Mais il ne faut pas en déduire que le bipartisme et le régime politique n’auraient plus aucune marge de manœuvre, ni que leur crise va automatiquement déboucher sur une issue démocratique et sociale. Le régime peut se recomposer, avec un mélange de ré-légitimation et d’involution autoritaire et néo-centralisatrice d’en haut. Ou bien le vide politique peut finir par se remplir avec des alternatives démagogiques et réactionnaires de rechange en cas de faillite définitive du « PPOE ». Bien que ceci ne soit pas la tendance dominante qui marque ce 25 mai, les événements dans d’autres pays, comme les résultats alarmants en France, nous montrent qu’un tel péril est toujours là.
Ce n’est pas le moment de continuer avec le business as usual, avec les grises routines de la gauche. Ce n’est pas le moment pour une partie des forces, comme IU, de continuer avec les inerties institutionnelles et la mentalité de complément du PSOE. Ce n’est pas le moment de continuer, pour une partie des activistes sociaux, avec le seul activisme social et syndical. Ce dernier est la condition nécessaire à tout changement, mais il ne suffit pas à lui seul : il faut aussi poser la question de l’alternative politique. Ce n’est pas le moment, non plus, pour une partie de la gauche anticapitaliste et alternative, de se complaire dans la situation d’être une minorité qui dérange mais sans vocation à être majoritaire, de se contenter seulement de construire sa propre organisation.
Il ne faut pas être des spectateurs passifs face à la crise du régime. Il faut entrer dans la lutte sans complexe. Mais toujours, bien entendu, sans perdre de vue les objectifs, sans confondre la vocation à la majorité avec la dissolution programmatique, sans prendre pour de l’audace des dérapages imprudents. C’est le moment d’œuvrer à articuler une majorité politico-sociale anti-austérité et favorable à l’ouverture de processus constituants démocratiques qui brisent ce qui a été attaché avec les chaînes de la peur en 1978. C’est l’heure d’agir avec la double perspective de l’unité et de la radicalité, de la volonté d’être majoritaire… pour tout changer. Pour mettre fin à notre interminable et particulier « cauchemar à Elm Street » de plans d’austérité sans fin, de coups de main autoritaires en permanence et de négation perpétuelle de droits démocratiques élémentaires.
Il ne convient cependant pas de semer de faux espoirs. Composer une majorité politique de rupture sera un processus complexe et difficile, plein de pièges, de fausses pistes, de chemins qui ne mènent nulle part et de raccourcis qui nous ramènent en réalité en arrière. Cela nécessitera un processus large d’alliances et de discussions entre les différentes forces à l’échelle de l’Etat espagnol et souverainistes catalanes, basques et galiciennes, dont on peut à peine aujourd’hui imaginer les contours et les formes. Pour ce faire, il convient de commencer à élargir les brèches qui se sont ouvertes aujourd’hui. En œuvrant avec un empressement serein et un calme emballement, avec un réalisme rêveur et avec une imagination rationnelle. La crise du PSOE et du PP, ensemble avec l’irruption de Podemos, est une première secousse qui ne peut être comprise que comme le prologue de ce qui est à venir. Le 25 mai devrait être électoralement parlant le « début du commencement ». (…)
Les prochains mois seront décisifs. Nous allons connaître une nouvelle accélération politique à mesure que s’approchera le moment de vérité avec le référendum du 9 novembre. Loin d’être une affaire seulement catalane, le mouvement indépendantiste catalan interpelle l’ensemble des forces politiques et sociales démocratiques et favorables à un changement social égalitaire dans tout l’Etat espagnol. L’absence de voix convaincantes et audibles, de portée nationale, favorables au droit à l’autodétermination a été jusqu’ici assourdissante. Le malaise que cette question suscite au sein de la gauche dans le reste de l’Etat espagnol est aussi compréhensible que stratégiquement aveugle : si Rajoy est battu en Catalogne il sera blessé à mort, tout comme le sera le régime dont il est le garant.
Mais comment faire en sorte que le mouvement indépendantiste catalan ne serve pas à la droite espagnole pour redonner cohésion à sa base sociale, mais qu’il aide au contraire à ouvrir une voie d’eau définitive dans le navire de la Transition ? Telle est la question. Pour cela, une double stratégie est nécessaire. Il faut d’abord la volonté de la gauche catalane et du mouvement souverainiste de chercher des alliés en dehors de la Catalogne et de ne pas s’enfermer seulement dans une accumulation de forces à l’échelle de la nation catalane (qui entraînerait en outre une pression interne en faveur de l’ « unité patriotique » sous le leadership d’Artur Mas - président de la Généralité catalane et dirigeant du parti nationaliste de droite CiU au pouvoir, NdT). Ensuite, il faut que la gauche dans le reste de l’Etat espagnol exprime sa solidarité politique avec le droit de choisir en Catalogne. Et c’est ici que Podemos peut jouer un rôle clé.
Bien que déséquilibrée, la partie reste ouverte et sa fin n’est pas encore écrite. Dans le futur, en regardant en arrière, nous verrons que la situation actuelle fut ou bien la période où nous avons subis une défaite historique sans appel qui a signifié l’appauvrissement massif de la majorité de la population et une involution antidémocratique du système politique, ou bien la période dans laquelle nous avons fait dérailler la « seconde restauration monarchiste ». Lequel de ces deux futurs alternatifs va prévaloir ? Demain se joue sans nul doute aujourd’hui.
Josep Maria Antentas