Le meurtre de Farzana Parveen est-il le crime d’honneur de trop au Pakistan ? La jeune femme de 25 ans, enceinte de trois mois, a été battue à mort à coups de brique par plusieurs membres de sa famille, mardi 27 mai, dans une rue fréquentée de Lahore, la deuxième ville du pays, capitale de la province du Punjab.
Elle s’apprêtait à aller témoigner devant le juge qu’elle avait pleinement consenti à s’unir avec Muhammad Iqbal en janvier. L’homme, de vingt ans son aîné, était visé par une plainte pour « enlèvement » déposée par le père de la jeune femme, Muhammad Azeem, opposé à cette union.
Même au « pays des purs », où près de neuf cents femmes ont été victimes de crimes d’honneur en 2013, selon la Commission des droits de l’homme pakistanaise, ce meurtre constitue un fait exceptionnel à plusieurs égards. Parce qu’il a été perpétré en pleine journée, sous les yeux de dizaines de témoins, impavides, au cœur de la mégalopole de l’est du pays, et non dans une zone rurale reculée. Parce que la lapidation publique rappelle le châtiment imposé aux femmes adultères par les talibans. Et parce qu’il révèle toute l’impuissance de la police à protéger les victimes, et l’impunité dont jouissent les auteurs de ces crimes devant la justice.
Qualifiant ce meurtre de « totalement inacceptable », le premier ministre pakistanais, Nawaz Sharif, a ordonné au ministre du Punjab de prendre des « mesures immédiates » et de lui soumettre un rapport, au plus tard jeudi 29 mai au soir. L’époux, témoin du meurtre, a désigné comme coupables le père, deux des frères et trois cousins de la victime. Seul le père a été interpellé et inculpé pour meurtre. De sa cellule, ce dernier n’a exprimé aucun regret et a dit avoir tué sa fille pour préserver l’honneur de la famille. La police a annoncé vendredi avoir interpellé quatre autres suspects.
VAGUE D’INDIGNATION
Des militants des droits humains pakistanais ont protesté le 29 mai contre la mort de Farzana Parveen, lapidée dans une rue de Lahore par des proches.
Ce crime a suscité l’indignation parmi les militants des droits humains et au sein de la communauté internationale. La haute-commissaire des Nations unies aux droits humains, Navi Pillay, « profondément choquée », a exhorté mercredi le gouvernement pakistanais à des « mesures fortes et urgentes. » « Je ne veux même pas utiliser le terme “crime d’honneur”, car il n’y a aucun honneur à tuer une femme de cette façon », a-t-elle réagi. L’Assemblée générale des Nations unies a voté trois résolutions — en 2001, 2003 et 2005 — pour exiger des Etats membres qu’ils prennent toutes les mesures nécessaires pour lutter contre les crimes d’honneur. La représentante des Nations unies a pointé du doigt les manquements de l’Etat pakistanais à protéger les victimes potentielles de ces crimes.
« La police régulière du tribunal était mystérieusement absente des lieux du crime, elle a été incapable de prendre des mesures préventives, de protéger [la victime] et ce, malgré les précédents dans les cas de meurtres pour déshonneur », a déploré Tahira Abdullah, une militante des droits des femmes. Farzana Parveen et son mari faisaient l’objet de menaces de la part de la famille de la jeune femme depuis qu’ils avaient décidé contre son avis d’enregistrer leur mariage devant un juge, en janvier. M. Iqbal a affirmé que l’opposition de la famille à ce mariage, après deux ans de fiançailles, relevait de divergences sur le montant de la dot.
M. Iqbal a lui aussi pointé la responsabilité de la police dans ce crime. « La police se tenait non loin et est restée à regarder sans bouger. Nous avons appelé à l’aide, personne n’écoutait. L’un de mes proches [a essayé d’]attirer l’attention de la police, mais ils ne sont pas intervenus. Ils ont regardé Farzana se faire tuer et ils n’ont rien fait. C’est honteux et inhumain », a-t-il témoigné, visiblement choqué, à l’antenne de la BBC. Il a appelé à ce que justice soit faite. « Toutes les personnes qui étaient présentes sont connues, elles ont été vues par tout le monde, il n’y a donc aucune raison que les agresseurs ne soient pas traduits en justice », a-t-il dit.
IMPUNITÉ
La loi interdit la tradition des mariages forcés et les « crimes d’honneur », mais, conformément à une disposition de la jurisprudence islamique, leurs auteurs peuvent éviter des poursuites en rachetant leur crime auprès de la famille de la victime. Peu de cas sont ainsi référés en justice. Rares sont les personnes disposées à témoigner dans de telles affaires. « Les gens ont peur de parler car ils craignent d’être accusés de blasphème ou de propos contraires à l’islam », explique la militante féministe Samina Rehman.
Même en cas de poursuites judiciaires, les auteurs de violences contre les femmes sont souvent acquittés ou se voient infliger des condamnations mineures du fait des lacunes des enquête et de la multiplication des vices de procédure, explique l’avocat et militant des droits humains Zia Awan.
Des militants des droits humains ont appelé à faire respecter la loi et notamment le code civil pakistanais en lieu et place de la loi islamique. « Cette femme était enceinte, donc c’est un double meurtre, et ces meurtres doivent être instruits selon les lois pénales du Pakistan. Nous sommes maintenant à la croisée des chemins et nous devons décider si nous continuons sur la voie de la talibanisation ou sur celle de l’Etat de droit », a déclaré la militante Tahira Abdullah.
UN PHÉNOMÈNE DIFFICILE À JUGULER
La fermeté des autorités dans cette affaire sera sans aucun doute insuffisante pour juguler un phénomène encore bien ancré dans la société pakistanaise, et notamment dans les zones rurales, du fait des traditions locales et d’une interprétation parfois étriquée de l’islam. L’affaire a d’ailleurs été accueillie avec apathie au Pakistan et a donné lieu à des réactions plus que mitigées. Au micro de la BBC, certains Pakistanais ont justifié la mort de Farzana Parveen pour avoir désobéi à sa famille.
Sur son blog, la militante féministe pakistanaise Bina Shah a regretté que nombre de ses concitoyens ignorent que dans la religion musulmane « une femme a le droit de choisir son mari ». Le consentement des familles sur le choix d’un époux reste la norme dans la société pakistanaise, même si les mariages par amour deviennent plus courants dans la classe moyenne urbanisée. Un milieu auquel n’appartiennent pas les protagonistes de cette affaire. Tous deux agriculteurs, le père de la victime et son époux sont originaires de deux petits villages voisins, situés à une quarantaine de kilomètres de Lahore.
Dans un ultime rebondissement de ce drame macabre, Muhammad Iqbal a admis jeudi avoir lui-même assassiné sa première épouse par « amour » pour Farzana. Le fils du couple avait à l’époque porté plainte contre son père, mais l’avait ensuite pardonné en échange du versement du « prix du sang ». Une fois pardonné, le père a recouvré sa liberté.
Hélène Sallon
International, Le Monde