La révolution portugaise du 25 avril est un événement qui a marqué l’Europe et le monde entier. Elle a représenté une expérience unique et étonnante, une expérience inimitable. Mais, comme le soulignait António José Saraiva à propos de Mai 68, elle a été prémonitoire.
Prémonitoire dans le sens, qu’elle a inscrit dans l’« inconscient collectif » et dans la mémoire sociale les traits fondamentaux d’une organisation populaire spontanée comme vectrice de lutte face à la réponse du capitalisme à sa propre crise. La « stratégie du choc » (détruire pour créer !) partie prenante du néolibéralisme est à nouveau d’actualité.
Au Portugal, la résistance à la mobilisation militaire pour la guerre coloniale, durant les treize ans qu’elle a duré, s’est transformée en lutte anticoloniale. Cette résistance est devenue le noyau dur de la lutte contre la dictature. Comme durant Mai 68, les étudiants ont été le courant le plus radical de cette lutte qui a débuté avec les grèves universitaires de 1962 à 1969. Ces manifestations se sont fait l’écho de plus en plus puissant du mécontentement populaire. Puis elles ont gagné le prolétariat des grandes concentrations urbaines, dont la lutte antifasciste et anticapitaliste devenait de plus en plus radicale, elle aussi.
L’opération militaire du 25 avril est due au revers de l’armée coloniale face aux mouvements de libération. Les officiers qui commandaient les opérations de terrain étaient usés par les combats successifs. Ils étaient également influencés par les étudiants mobilisés, imprégnés de la doctrine anticolonialiste, qui sapaient le moral des troupes. Les officiers ont mis en place alors un collectif impossible à arrêter qui conduira à la chute du régime par les forces armées, légitimée par le soutien de la population.
La révolution portugaise s’est construite dans la désobéissance et l’a placée au cœur de la lutte pour la démocratie.
Les officiers ont désobéi à tous leurs devoirs face au régime en place. Devoirs qu’ils devaient honorer en tant que piliers de la hiérarchie militaire. D’abord, ils ont exigé que le gouvernement et les dirigeants militaires révoquent la législation qui lésait, selon eux, leurs droits. Puis, ils ont demandé la démission collective et irrévocable du gouvernement si leurs exigences, qui devenaient toujours plus grandes, n’étaient pas satisfaites. […]
Le peuple a désobéi aux ordres
Alors que la dictature tombait, le matin même les officiers ont demandé à la population de rester à la maison. Mais le peuple portugais a désobéi aux ordres. Il a envahi les rues, plein d’espoir puis d’enthousiasme afin de manifester son soutien au mouvement militaire. Ce soutien populaire aux officiers rendait le caractère démocratique de ce soulèvement sans équivoque, tout comme l’était la fin de la guerre coloniale.
Ce second acte de désobéissance face au pouvoir militaire victorieux a signifié l’émancipation du 25 avril. C’est cette dynamique populaire qui, objectivement, a conditionné tout le processus et établi les règles qui allaient caractériser le processus révolutionnaire en cours : le Mouvement des forces armées n’était légitime que dans la mesure où il était capable de respecter la légitimité du mouvement populaire et de ses conquêtes démocratiques. […]
Dans ce parcours, qui a pris alors un caractère révolutionnaire, à nouveau la désobéissance a été la clé de voûte de l’implantation de la démocratie : désobéissance aux lois du passé qui persistaient avec la complaisance du MFA lui-même. Une désobéissance aux lois que le nouveau gouvernement allait tenter d’entraver pour freiner la dynamique populaire.
Dans les casernes, les soldats ont désobéi
Dans les casernes, devant la désarticulation de la hiérarchie militaire provoquée par leur propre action de libération, les soldats ont avancé dans la conquête de leur dignité civique et politique. Ils ont désobéi allégrement aux ordres, dans la plupart des cas donnés avec peu de conviction par ceux qui prétendaient rétablir l’ordre militaire afin qu’il devienne le pilier du nouveau régime comme il l’avait été par le passé.
Pour la bourgeoisie, les soldats devaient retourner dans les casernes et attendre les ordres d’un Spinola [1] quelconque : cette liberté conquise, la bourgeoisie la voulait pour pouvoir faire fructifier ses propres affaires et non pas pour se voir dépossédée de sa capacité d’exploitation en vue d’un profit maximal.
De fait, le processus révolutionnaire a été marqué et déterminé par une osmose entre le peuple et les soldats. Les soldats, grâce à leur attitude, ont contribué à ce que la répression, que la bourgeoisie finit toujours par utiliser contre ceux qu’elle exploite, n’existe pratiquement pas.
Au contraire, les unités militaires, en particulier celles directement liées au COPCON [2] dont Otelo était le commandant, ont appuyé, avec enthousiasme ou avec une mauvaise volonté feinte, les occupations des immeubles vides, des terres abandonnées par les grands propriétaires, des entreprises que les patrons déclaraient frauduleusement en faillite ou abandonnaient, décapitalisées, ou encore la prise de pouvoir dans les fabriques.
C’est durant cette phase qu’ont surgi des milliers de formes avancées de pouvoir populaire, alors dispersé et désuni, mais toujours efficace : commissions d’occupation de terres et de maisons, de contrôle ouvrier, de travailleurs, de locataires, de pêcheurs ; coopératives remplaçant les patrons, comités de soldats imposés dans les unités militaires en assemblées de l’unité, bureaux d’animation de l’unité (unité signifie ici l’unité militaire ou la caserne) dotés des fonctions politiques et culturelles.
Aujourd’hui, sans ce processus révolutionnaire, la finance qui contrôle les institutions européennes et nationales sévit dans un pays désarmé et sans défense. […]
Pourtant la réponse nécessaire et qui tarde à venir se basera certainement, à court ou à moyen terme, sur ce que le 25 avril avait de prémonitoire : la capacité d’organisation populaire, la prise de la rue comme lieu de démocratie, la lutte contre la loi du plus fort, la loi de la jungle, avec comme nerf principal la désobéissance inspirée par l’utopie et par la réalisation de la volonté du peuple. »
Mario Tomé