Yue Yen a son origine à Taïwan. Il a été créé en 1969 par la famille Tsai. Dès le début, il s’est concentré, pour l’essentiel, sur les chaussures de sport. Le groupe se spécialise, dès les années 1970, sur les chaussures d’athlétisme. En 1988, la famille Tsai s’implante à Hong Kong et établit ses premières usines en République populaire de Chine (RPC), à Zhu Hai et Zhong Shan, dans la province du Guangdong. C’est l’heure des réformes de Deng Xiaoping et des négociations avec Margaret Thatcher pour la rétrocession de Hong Kong. Le groupe est d’ailleurs coté, depuis cette date, à la Bourse de Hong Kong.
En même temps, les Tsai disposent d’une participation significative dans la firme de distribution de chaussures de sport et produits similaires du nom de Pou Chen Corporation. Elle est cotée à la Bourse de Taipei. Dans les années 2000, Yue Yen va prendre le contrôle complet de Pou Chen. Il va acheter Pro Kingtex qui a des usines en Chine et au Mexique, puis Eagle Nice, en 2005. Son extension par acquisitions et réorganisations de la production a continué.
Actuellement, c’est le plus grand groupe mondial dans les divers segments de chaussures de sport. Selon le rapport annuel de 2013, publié le 26 mars 2014 par le holding basé à Hong Kong, Yue Yen met au travail 423’000 salarié·e·s dans le monde. Il se qualifie de Manufacturer for the Global Market. Yue Yen possède des usines et « centres de recherches » en Chine – au nombre de cinq – ainsi qu’au Cambodge, au Vietnam, à Hong Kong, au Bangladesh, en Indonésie, au Mexique et aux Etats-Unis.
Simultanément à sa production, Yue Yen produit divers types de chaussures « sportives » pour des grandes enseignes telles que Nike, Adidas, Reebok, ASCIS, New Balance, Puma, Under Amour, Salomon et Timberland. Par le biais de Pou Chen, il est aussi un distributeur de premier plan en RPC pour ses produits et ceux de certaines marques (Limited Nike, Addidas et Converse) dont il assure, au moins en partie, la production.
En 2013, 313,4 millions de paires de chaussures ont été confectionnées à l’échelle internationale, pour un chiffre d’affaires de 5,8 milliards de dollars. Ces deux chiffres permettent d’estimer la marge obtenue par les grandes marques et leurs distributeurs sur chaque paire vendue, souvent à plus de 100 dollars l’unité. Les principaux marchés de Yue Yen sont : l’Asie (42,3%), les Etats-Unis (29,3%), l’Europe (19,8%), l’Amérique du Sud (4,6%) et le Canada (1,5%).
Les prix imposés par les grandes marques – face à la grève, Addidas vient de changer de fournisseur en Chine – compressent la marge. Yue Yen indique que la riposte à cette pression s’est faite, en 2013, d’une part, en localisant des volumes de production dans des sites qui permettent de jouer sur la dépréciation de la monnaie, et, d’autre part, sur une hausse de la productivité (dans le sens de production « rationalisée » techniquement) et sur une intensification du travail (durée du travail, cadences plus élevées, avec une journée de travail sans porosité, c’est-à-dire sans « temps morts »). D’ailleurs de 2012 à 2013, le groupe a réduit le total de ses employés de 460’000 à 423’000 ; alors que la production de 2013, sur 12 mois, a légèrement augmenté par rapport à 2012.
La grève a démarré à Dongguan, cette ville du sud-est de la Chine. C’est la grève engagée par le plus grand nombre de travailleuses et travailleurs dans l’histoire de la RPC [1]. Les revendications portent d’abord sur un constat très important pour des salarié·e·s qui travaillent, souvent, depuis des années dans la même usine : Yue Yen ne s’est pas acquitté des « cotisations » pour la retraite et pour le fonds d’acquisition d’un logement. Et cela depuis 10 ou 20 ans, selon les salarié·e·s concernées. Un grand nombre d’entre eux continuent d’avoir des contrats à durée déterminée (CDD), après des années de travail, ce qui participe d’une politique d’intensification du travail et d’une technique éprouvée pour ne pas verser de cotisations sociales.
L’autre procédé pour « réduire le coût du travail » est le suivant : sur un salaire de 480 dollars, Yue Yen s’acquitte de « ses » cotisations en prenant comme salaire de référence 288 dollars. Tout cela aboutit à ce que les retraites perçues seront au-dessous du niveau de la retraite dite légale, qui est misérable. A ces revendications s’ajoute une exigence de réajustement salarial lié à la hausse des prix. Elle est de 37 dollars.
Selon un reportage de NBC News et des informations de la China Labour Watch des salaires de 1,70 dollar par heure sont courants. Pour atteindre les 400 dollars par mois, la semaine de travail de 60 heures est donc obligatoire.
Le 15 avril 2014, la police intervient devant les portes de l’usine de Yue Yen à Dongguan
La grève a commencé le 13-14 avril. Afin de ne pas subir une répression trop brutale, les salarié·e·s pointent le matin, puis, soit manifestent un certain temps devant l’usine, soit retournent dans leur logement. Face à l’absence de syndicat indépendant, les structures d’aide aux travailleurs et travailleuses migrants jouent, en partie, un rôle d’instrument de substitution. Dès le 22 avril, alors que la grève s’étendait à la deuxième plus importante usine du groupe, la police arrête deux représentants de l’organisme d’aide, fouille leurs locaux, saisit leurs ordinateurs.
En date du 25 avril, l’un est libéré. Il a toutefois refusé de signer un ordre lui intimant de ne plus s’approcher de l’usine et de ne plus appuyer la grève. L’autre militant est encore prisonnier dans un « endroit inconnu ». La police, depuis la même date, « visite » les logements des grévistes pour les intimider. Le résultat semble, pour l’heure, peu efficace.
Les grévistes ont refusé l’accord proposé par la direction. Cette dernière s’engageait à payer les cotisations depuis le 1er mai 2014. La crainte que les cotisations jamais versées le restent a motivé le refus. En effet, les sommes dues par Yue Yen s’élèvent à hauteur de 3200 et 4800 dollars pour une grande partie des salarié·e·s, soit souvent plus d’une année de salaire.
Dans cette situation, les travailleurs et travailleuses ont décidé de continuer la grève jusqu’au 1er mai 2014. En RPC, le 1er mai est aussi « une fête du travail ». Cette date semble devoir être commémorée de manière radicalement différente par les travailleurs et travailleuses des usines de la famille Tsai, dans le Guandong, et par le Parti-Etat du camarade président Xi Jinping, qui est aussi Secrétaire général du Comité central du Parti communiste chinois et se situe, dès lors, à la tête de « l’atelier du monde » !
Charles-André Udry