La revue Regards (proche de la FASE, organisation membre du Front de gauche et de sa composante Ensemble) a publié sur son site, début janvier 2014, un échange entre d’un côté Cédric Durand et Razmig Keucheyan [1], principaux auteurs du livre récent En finir avec l’Europe [2], et de l’autre Pierre Khalfa, coprésident de la fondation Copernic et ancien responsable de l’Union syndicale Solidaires [3]. Quoique les intervenants se situent tous dans le cadre du Front de gauche, les questions qu’ils posent concernent directement les anticapitalistes.
Pas d’Europe en dehors de l’UE ?
Dans son texte, Khalfa développe la position qui est traditionnelle au sein de la gauche antilibérale en Europe (elle a encore été reprise lors du congrès du PGE, Parti de la gauche européenne, de décembre 2013 à Madrid) comme en France (nul doute qu’elle servira de base à la prochaine campagne européenne du Front de gauche). Il part d’un principe que l’on peut partager, au niveau de généralité où il est énoncé : « nous avons besoin d’Europe. Pas de celle-là, certes, mais d’une Europe refondée ». Sauf que pour l’auteur, une telle refondation devrait (ou ne pourrait que – mais cela revient au même) s’opérer dans le cadre des institutions actuelles.
Car Pierre Khalfa met un signe d’égalité entre « Europe » et « Union européenne ». Il faudrait bien selon lui créer une autre Europe, mais ce ne serait possible que dans le cadre de celle qui est aujourd’hui réellement existante, à savoir l’UE. La disparition de cette dernière serait même gravement contre-productive, car elle ne pourrait laisser la place qu’à des surenchères nationalistes : « l’éclatement de l’Europe serait un facteur d’aggravation. Le dumping règne en maître, ce qui favorise la montée de la xénophobie. L’éclatement de l’Union européenne, loin de mettre fin à cette situation, risquerait même au contraire de l’aggraver, chaque pays cherchant à accroître encore plus ses avantages concurrentiels aux dépens des autres pour gagner en compétitivité (…) Au pire, cette rupture avec l’Union européenne sera le fourrier d’un repli nationaliste dont pourrait tout à fait s’accommoder un patronat obsédé par la compétitivité et les gains de parts de marché. »
Il en va de même avec l’euro, auquel l’auteur ne fait qu’une référence incidente, mais sans laisser de doute quant au fait que pour lui il faudrait le conserver : « contrairement aux dévaluations compétitives prônées par les partisans de la sortie de l’euro »…
Cédric Durand et Razmig Keucheyan, ne partagent pas de telles illusions. Signalant cette évidence que les mesures préconisées par le PGE et le FdG (notamment « un budget européen substantiel et une banque centrale soutenant les finances publiques, des investissements dans les infrastructures écologiques et une assurance chômage continentale ») sont « contraires au code génétique des traités européens en vigueur », ils ne croient pas non plus que l’on puisse réformer des institutions « dont les fondements démocratiques sont dans le meilleur des cas très faibles, mais le plus souvent inexistants ».
L’Union européenne n’est pas un Etat mais un accord interétatique. Ce n’est pas un pays, supra ou plurinational, même en devenir, mais un ensemble de traités (néolibéraux) et d’institutions (non démocratiques). Imaginer la possibilité d’une transformation politique et sociale progressiste sans rupture avec les institutions nationales en vigueur (ici la Ve République, ailleurs des monarchies…) est déjà outrancier. Mais transposer une telle perspective au niveau de l’UE, cela va au-delà du réformisme.
Un scénario pour une bonne part commun
Avant d’aboutir à ce désaccord, certes substantiel, Durand-Keucheyan et Khalfa partagent cependant une grande partie du raisonnement. Avant que leurs chemins ne divergent, les uns et les autres insistent en effet sur le fait qu’un ou des gouvernements authentiquement de gauche surgissant dans un ou des pays de l’UE devraient « désobéir aux traités ».
Pour les premiers, cela impliquerait une rupture avec l’Union européenne : « au cas où elle connaîtrait des succès électoraux dans un ou plusieurs pays, ce qui est tout à fait possible, une gauche en rupture avec le néolibéralisme sera donc placée devant une alternative implacable : ravaler ses ambitions de transformation écologique et sociale afin de devenir euro-compatible, ou désobéir et in fine rompre avec l’UE. Il n’y a pas de troisième possibilité. » Pour le second, comme on l’a vu, cela ouvrirait la voie à un processus de refondation de cette même Union : « un gouvernement de gauche désobéissant aux traités au nom d’une autre conception de l’Europe mettrait les gouvernements européens au pied du mur, et les confronterait à leur opinion publique (…) En montrant concrètement qu’il est possible de rompre avec le néolibéralisme, un gouvernement de gauche rendrait cette perspective crédible au niveau européen. »
Mais, les passages cités le montrent, les différents interlocuteurs ont encore entre eux un autre accord de fond : celui de considérer qu’avant le moment de la « désobéissance », le fait générateur serait l’installation en Europe d’un, éventuellement de plusieurs, gouvernements « de gauche » par la voie électorale, institutionnelle.
Une autre perspective
Or, c’est un schéma peu crédible. Chacun a évidemment en tête la situation grecque et la possibilité que surgisse des prochaines élections un gouvernement de gauche dirigé par Syriza [4]. Mais justement, plus la possibilité d’une future victoire électorale de Syriza paraît se rapprocher, plus l’évolution du parti et de son appareil dirigeant rend un tel scénario improbable : les aspects progressistes de son programme officiel (par exemple sur la dette) sont gommés, des alliances sont recherchées sur sa droite (avec des secteurs du PASOK et même avec les Grecs Indépendants, liés en France à Dupond-Aignan), sans compter les réaffirmations répétées que le cadre de l’UE et celui de l’euro seraient respectés.
Imaginons cependant, en tout cas n’écartons pas totalement, l’hypothèse que dans son Programme de transition de 1938 Trotsky jugeait déjà « pour le moins peu vraisemblable » : « il est, cependant, impossible de nier catégoriquement par avance la possibilité théorique de ce que, sous l’influence d’une combinaison tout à fait exceptionnelle de circonstances (guerre, défaite, krach financier, offensive révolutionnaire des masses, etc.), des partis » (tels que Syriza) « puissent aller plus loin qu’ils ne le veulent eux-mêmes dans la voie de la rupture avec la bourgeoisie ».
L’expérience des partis et Etats bureaucratiques-staliniens a montré que ceux qui, dans de telles circonstances, ont pu à un moment donné « aller plus loin dans la voie de la rupture avec la bourgeoisie » se sont simultanément retournés contre la classe ouvrière – dans leurs frontières et internationalement. Mais c’était une autre époque et de tels phénomènes ont aujourd’hui perdu leur actualité. Ce qu’il importe ici de souligner, c’est que le type de situation objective qui pourrait éventuellement rendre possible une radicalisation (très hypothétique, mais considérons l’hypothèse) de formations réformistes antilibérales aurait, dans le même temps, des répercussions très rapides dans toute l’Europe – voire même s’inscrirait elle-même d’emblée dans une vague européenne. Sans parler du fait que des mesures progressistes un peu conséquentes qui seraient prises par tout éventuel gouvernement européen (par exemple une annulation de dette) auraient des effets boule de neige immédiats au niveau du continent, à commencer par la situation de ses principales banques.
L’interpénétration très avancée des économies européennes, tout comme la communauté de destin de leurs peuples face à l’austérité capitaliste et à la tutelle néolibérale des institutions de l’UE, rendent un tel processus beaucoup plus plausible que dans le passé. L’internationalisation des révoltes populaires et des processus révolutionnaires, typique de ces dernières années (du Caire à Madrid et Barcelone, New York et Sao Paulo, maintenant Kiev et Tuzla), en renforce la crédibilité.
En d’autres termes, un processus de « rupture » serait d’emblée – ou en tout cas deviendrait très vite – non pas national mais européen. Durand et Keucheyan affirment par ailleurs que « ce n’est qu’une fois la rupture avec l’UE consommée que la vraie politique pourra commencer : politique de plein emploi, réorientation de l’économie en fonction des besoins sociaux, intégration internationale solidaire, planification de la transition écologique… » Il n’y aura pourtant aucune « vraie politique » de ce type qui pourrait se mettre en place tranquillement et « démocratiquement » ; mais bien plutôt une déstabilisation générale et un processus d’éclatement de l’UE – dans un cadre de révolutions et (comme c’est toujours le cas) de contre-révolutions voire de guerres.
Préconiser une ou des ruptures nationales avec l’Union européenne signifie ainsi s’inscrire dans un scénario fort peu vraisemblable. Mais c’est aussi préconiser une orientation politique qui, nonobstant les confusions possibles avec le discours de courants souverainistes ou nationalistes, ne prépare pas aux affrontements à venir.
L’alternative est d’indiquer que les institutions de l’UE, foncièrement, consubstantiellement anti-ouvrières et antisociales sont à renverser, mais qu’elles ne pourront l’être que par l’action conjointe des travailleurs et des opprimés d’Europe. Nous sommes toutes et tous dans la même galère, confrontés à des forces qui nous sont aujourd’hui infiniment supérieures. Nous ne pourrons nous en sortir qu’en nous unissant et en joignant nos forces. Et en préparant ainsi, dans le même temps, l’avènement d’une autre Europe, démocratique, des travailleurs et des peuples.
Jean-Philippe Divès