Dans une première étape, consécutive au Traité de Rome (1957), avait été mis en place le socle institutionnel de la CEE (Commission, « Parlement », élargissement au-delà des six Etats initiaux).
L’idée était de créer un marché commun, le reste étant censé suivre (harmonisation sociale, éducation...), ce qui est significatif des priorités et des contraintes des « pères fondateurs » de la CEE. Dès 1957, d’ailleurs, les projets politiques divergeaient. Certains, à l’instar de Robert Schuman, défendaient la nécessité d’un fédéralisme européen quand d’autres (De Gaulle en particulier) voulaient s’en tenir à une collaboration interétatique sans la moindre remise en cause de la souveraineté des Etats membres.
Dans cette phase, la CEE restait subordonnée à la prééminence d’Etats membres pratiquant des politiques interventionnistes nationales. Le « marché commun » était centré sur la « politique agricole commune », préservée de la concurrence internationale par tout un dispositif protectionniste.
Par ailleurs, il n’existait pas de système monétaire européen durant les Trente Glorieuses (1945-1973) Le contrôle de la circulation des capitaux, interne comme externe à la CEE, était maintenu ; comme dans le reste du système monétaire international (SMI) basé sur le dollar, seule monnaie alors convertible en or, suite aux accords de Bretton Woods.
En tout cas, le processus est entré en crise dans les années 1970, en relation avec la crise capitaliste mondiale, avec notamment la « stagflation », combinaison d’une croissance économique faible ou nulle et d’une forte inflation. La relance de la « construction communautaire » s’est faite au milieu des années 1980, inséparablement du tournant néolibéral pris par alors les bourgeoisies à l’échelle mondiale.
Depuis le début du 20e siècle, nous sommes dans l’époque impérialiste, marquée par la montée des affrontements entre puissances dominantes et rivales pour le contrôle du monde pour répondre à leurs crises de profit et de débouchés. Cette époque se caractérise notamment par la formation de monopoles, la fusion du capital bancaire et industriel, l’exportation des capitaux. Depuis, le capitalisme mondial a évidemment connu plusieurs périodes.
Néolibéralisme et mondialisation
Les années 1970 ont été celles d’une crise majeure du profit, en même temps que de contestations de l’ordre mondial. La monnaie US a subi un véritable effondrement. La « stagflation » s’est avérée catastrophique pour le capital financier et le SMI n’a pas été épargné : abandon de la convertibilité du dollar et des parités fixes entre monnaies, montée de l’instabilité monétaire...
Le tournant s’avérait indispensable sous peine de dislocation générale du système. Il a été engagé aux USA dès 1978 (plan Carter). La situation monétaire s’est stabilisée au prix d’une politique d’austérité rigoureuse et les taux d’intérêt ont remonté – le cours du dollar a doublé entre 1979 et 1985.
L’Angleterre a suivi le mouvement dès 1979, sous la direction de Thatcher. Puis les principaux pays impérialistes ont suivi. Partout les acquis ont été remis en cause, des branches industrielles entières démantelées. En quelques années, les classes ouvrières ont été placées sur la défensive. Dans les pays dominés, la hausse des taux a abouti à la crise de la dette.
Dans ce contexte, la période de la mondialisation capitaliste, ouverte en 1978, se caractérise par une série de traits. En particulier :
• L’importance prise par les investissements internationaux (IDE) et un bond en avant considérable de la division internationale du travail. Ce processus est bien sûr assis sur le développement des nouvelles technologies – informatique, etc. et rendu opaque par le rôle majeur des firmes multinationales (plus du tiers du « commerce » mondial correspond en réalité ç une circulation intra-firmes).
• Au capitalisme des années d’après-guerre, dominé par l’Etat (« colbertisme » en France, et plus largement interventionnisme d’inspiration keynésienne) a succédé un capitalisme dominé par la finance et les marchés, qui tiennent les capitalistes industriels sous étroite surveillance. Les entraves au fonctionnement de la finance ont été levées l’une après l’autre (séparation banque d’affaires/banque de dépôts, etc.). Mais tout ceci a aussi abouti à un système d’une fragilité extrême, allant de crise en crise.
C’est dans ces conditions que les bourgeoisies du continent ont relancé la « construction européenne », en transformant le vieux « marché commun » en l’actuelle Union européenne. Face à la crise monétaire internationale, un système monétaire européen (SME), basé sur l’ECU (European Currency Unit) comme monnaie de compte officielle commune, a été mis en place dès 1979. Initialement, ce SME restait dans le cadre du contrôle des changes (limitant la spéculation) et maintenait les monnaies nationales, reliées à l’ECU (chaque monnaie ne pouvait varier que de 2,25 % autour d’un cours pivot).
L’Acte Unique
« Lorsque j’ai lancé en 1984-1985, le projet de grand marché, la Table ronde des industriels a soutenu ce projet. Et aujourd’hui, les industriels invitent les gouvernements à aller plus vite encore, et ce n’est pas moi qui leur dirais le contraire », affirmait Jacques Delors en 1991. Tout était dit !
L’objectif du couple des impérialismes français et allemands était de réaliser un « espace sans frontières intérieures dans lequel la libre circulation des marchandises, des personnes, des services et des capitaux est assurée », inséparable de la surveillance des frontières, de l’Europe forteresse sanctuarisée à travers le traité de Schengen.
Évidemment, aucune clause sociale de convergence ne fut même mise à l’étude. L’Acte unique était donc un puissant mécanisme de mise en concurrence des travailleurs de la CEE. L’essentiel était de satisfaire les revendications du capital financier (liberté de mouvement des capitaux).
Parallèlement, et inséparablement de l’élargissement à d’autres pays, la Commission européenne a mené une politique de levée des entraves à la concurrence, c’est-à-dire de privatisation d’un service public après l’autre : énergie, rail, transport aérien, télécommunications...
La réunification allemande
En 1991, l’effondrement de l’URSS et sa perte de contrôle sur les pays de l’ancien « glacis » est-européen ont redessiné la carte de l’Europe. L’Allemagne réunifiée est redevenue la puissance dominante du continent, avant tout économiquement.
Après une première phase de concessions sociales, une véritable guerre a été engagée contre les travailleurs allemands (réformes Harz). A l’extérieur, Berlin s’est rapidement subordonnée la majorité des pays de l’ancien COMECON, qui lui fournissent une réserve de main-d’œuvre à bas prix (Slovaquie, Pologne...).
Sur cette base, la situation de la bourgeoisie allemande est devenue florissante à partir des années 2000. Ceci étant, cette opulence se fait sur la base d’une croissance principalement tournée vers les exportations en jouant sur des sous-traitances en Europe de l’Est et la baisse des coûts salariaux allemands. Les déséquilibres des balances commerciales avec les « partenaires » européens de l’Allemagne se creusent. Illustration de plus de l’incapacité des bourgeoisies d’Europe à assurer une croissance équilibrée à l’échelle continentale.
Maastricht (1992) – l’Euro
A l’origine, le chancelier allemand, Kohl, était plus que réticent à une monnaie unique. C’est avant tout Mitterrand qui fut moteur d’un projet qui à ses yeux visait notamment à entraver la domination économique allemande, incontestable après la réunification. Il s’agissait d’obliger l’Allemagne à renoncer au Deutsche Mark en l’insérant dans la gestion commune d’une Union économique et monétaire supprimant les monnaies nationales dans l’Euroland.
Or, en 1992 s’est déclenchée une crise européenne majeure, marquée par une intense spéculation sur les monnaies nationales. Cette spéculation profitait à plein des possibilités de libre circulation édictées par l’Acte unique. Ceci obligea à élargir les marges de fluctuation autour de l’ECU : le SME s’avéra être un échec, au cœur d’une récession sévère. C’est dans ce contexte que l’Allemagne accepta la mise en place de l’Union européenne succédant à la CEE et de la monnaie unique – selon les termes du Traité de Maastricht.
L’accord se fit à des conditions largement imposées par Berlin. L’objectif central de l’Allemagne était de contrer le « laxisme » des politiques monétaires des autres pays membres (notamment du sud) par l’imposition d’une politique monétaire unique gérée par la BCE. La lutte contre l’inflation – obsession allemande depuis l’hyperinflation des deux guerres mondiales – fut inscrite dans les statuts de la BCE comme objectif central au détriment d’autre critères (plein emploi...). A ceci s’ajoute le refus de toute avancée vers un « fédéralisme » qui forcerait l’Allemagne (en tant que pays le plus riche) à une solidarité envers des pays dont la situation économique est précaire.
Concrètement, des critères de convergence pour entrer dans l’euro furent édictés (déficit public annuel inférieur à 3 % du PIB, dette publique inférieure à 60 % du PIB, etc.) afin d’imposer au pays du « club Med » une première cure d’austérité.
Pour gérer l’Union économique et monétaire ainsi créée, l’« indépendance » de la BCE envers toute pression des États membres, fut inscrite dans ses statuts. L’ensemble du dispositif signifiait que les États abandonnaient l’essentiel de leurs prérogatives monétaires aux représentants du capital financier. Une nouvelle exigence des banquiers était satisfaite.
Enfin, l’impossibilité pour un pays membre de dévaluer, combinée à l’absence de mécanisme de soutien entre Etats membres, ne pouvait qu’être un encouragement à la hausse du taux d’exploitation, à l’austérité salariale.
Des failles dès l’origine
Il reste que Maastricht est un traité bancal. La politique monétaire est unifiée sans être accompagnée par une augmentation du budget européen (il est de l’ordre de 1 % du PIB de l’Union, contre 30 à 50 % dans la majeure partie des pays, y compris aux Etats-Unis). Le système ne dispose donc d’aucun mécanisme de convergence réelle des économies – d’autant que les politiques budgétaires des Etats membres ont été, dans le même temps, placées sous les contraintes de Maastricht. Le creusement des écarts, induit par la concurrence et l’absence de solidarité institutionnelle, a créé une instabilité exploitée par les marchés financiers – intenable à la longue.
Cette construction bancale a été confrontée à la crise depuis 2008 : incapables jusqu’ici de s’unir en une seule classe à l’échelle de l’Europe, les bourgeoisies du continent n’ont pas pour autant fait le choix de l’éclatement de l’Union, mais celui d’encadrer davantage les politiques nationales dans un nouveau « pacte de stabilité » (le TSCG, Traité pour la stabilité, la coordination et la gouvernance européenne) qui a relancé les offensives antisociales à l’échelle européenne.
Pour des millions de travailleurs, l’UE apparait donc comme une construction « libérale » et non l’embryon d’une Europe sociale unie. Leur hostilité à l’UE, totalement compréhensible, ne peut être réduite au vieux chauvinisme, d’extrême droite ou stalinien. Il suffit de se référer à l’émergence du « non de gauche » français de 2005 (lors du référendum relatif au TCE) qui exprimait en même temps, contrairement au « non » de droite, des aspirations à une « autre Europe ».
Au final, plus que jamais, l’UE est dirigée par le « couple » des impérialismes français et allemand. Mais les élargissements successifs ont été et restent politiques et confrontés à la force des réalités nationales historiques, ainsi qu’aux promesses ayant accompagné les élargissements : au lieu d’une résistance à la globalisation capitaliste et à la consolidation d’un « modèle social européen », l’UE et sa crise actuelle servent à accentuer le démantèlement des acquis sociaux. Dès lors, l’UE est confrontée à une crise de légitimation particulière. L’intégration monétaire a renforcé à la fois les inégalités et l’imbrication bancaire et industrielle européenne (la majeure partie des investissements directs étrangers se réalise en Europe), donc les interdépendances entre bourgeoisies (et classes ouvrières) européennes en dépit de leurs différences, de leurs inégalités, de leurs réalités nationales.
L’UE face à la crise
La crise des subprimes, surgie en 2007 aux États-Unis, s’est rapidement propagée. Elle a fait éclater les bulles immobilières apparues en Irlande, Espagne, etc. On connait aussi la situation grecque, portugaise... Courant 2008, les banques européennes ont été rattrapées par la crise, d’où une contraction du crédit. Les Etats et la BCE les ont alors soutenues par tous les moyens afin d’éviter un effondrement général.
Si l’épicentre de la crise s’est fixé en Europe, c’est d’abord dû à la fragilité intrinsèque de l’UE. Pour les peuples d’Europe du Sud, la situation est d’autant plus dramatique que le Traité de Maastricht prévoit explicitement de les laisser à leur propre sort. Aucun mécanisme sérieux de solidarité n’a été prévu – au contraire !
Ainsi, il est interdit à la BCE et aux banques centrales de l’eurozone de financer les déficits publics des Etats. De même, la clause dite du « no bail-out » (clause de non renflouement, article 125 du Traité de Lisbonne) interdit à l’Union et aux Etats de porter une assistance financière à un pays de la zone en difficulté financière... Après leur avoir imposé sa politique monétaire, la bourgeoisie allemande se refuse à payer pour ses homologues en difficulté. Dès lors, les peuples d’Europe du Sud sont priés de s’en remettre aux potions de la sinistre troïka UE-BCE-FMI.
Parallèlement, la libre circulation des capitaux a été inscrite comme principe de la construction européenne depuis l’Acte unique de 1986 et dans les Traités. Derrière les discours dramatisants sur l’exigence de résorber la dette publique, rien n’est fait pour empêcher ce qui la fait flamber : la spéculation financière se déplaçant de bulle en bulle. Le pire est que les banques renflouées à bas taux d’intérêt par les États... se sont massivement emparées des titres de la dette publique pour reconstituer leurs marges !
MES, TSCG
Après une phase d’interventionnisme d’Etat qui tranchait avec les discours néolibéraux antérieurs, on a assisté à une nouvelle accentuation des politiques néolibérales, accompagnée par une modification institutionnelle de l’Union européenne, tendant vers un « ordolibéralisme » de type allemand (politiques libérales encadrées par des règles et institutions fortes).
Le 10 mai 2010, pour éviter que la crise grecque ne s’étende, l’UE, en coopération avec le FMI, s’est dotée d’un Fonds européen de stabilisation financière (FESF) de 750 milliards d’euros. Nouvelle brèche dans les traités : la commission européenne était autorisée à emprunter 60 milliards d’euros pour ce fonds ; 440 milliards étaient apportés par les Etats et 250 milliards par le FMI. Parallèlement, le 10 mai, la BCE décidait de permettre aux banques centrales de la zone d’acheter de la dette publique ou privée sur les marchés secondaires. Elle-même rachetait sur le marché secondaire des obligations publiques : c’était un contournement des interdits de Maastricht... conçu comme provisoire. Mais la gravité de la crise était telle que le sommet européen de mars 2011 décidait que ce FESF deviendrait permanent (avec le MES, Mécanisme européen de stabilité).
Le MES était assorti à travers le TSCG d’un « pacte budgétaire européen », signé en mars 2012 par 25 des 27 représentants des Etats membres et entré en vigueur le 1er janvier 2013.
Ce TSCG vise à discipliner les Etats en réaffirmant les critères de Maastricht antérieurs, mais en les durcissant : avant même la crise, les anciens critères n’avaient pas été respectés (en premier lieu par la France et l’Allemagne).
En pratique, la « solidarité financière » est assortie d’une nouvelle « règle d’or » selon laquelle « le budget général devra être équilibré ou en excédent » sur l’ensemble du cycle économique. Cette règle devra être intégrée « par le biais de dispositions contraignantes et permanentes, de préférence au niveau constitutionnel » et sera considérée comme respectée si le déficit structurel atteint 0,5 % du PIB.
Les Etats et leurs parlements sont mis sous contrôle : ils doivent communiquer leurs projections à la Commission européenne avant leur adoption. Si la Cour de justice estime qu’un Etat n’a pas respecté ses engagements, elle peut lui imposer une amende pouvant aller jusqu’à 0,1 % de son PIB.
Concrètement, dans le cas français, la réduction budgétaire nécessaire pour respecter les contraintes du TSCG se chiffre en dizaine de milliards.
L’« ordolibéralisme » inspiré par la bourgeoisie allemande se met donc en place peu à peu. Le recours aux fonds d’aide est conditionné par l’engagement de mener les politiques prônées par la troïka (CE, BCE et FMI), qui en contrôle l’application. Ces plans, tels qu’illustrés par les « mémorandums » imposés à la Grèce, sont la poursuite des politiques néolibérales : libéralisation du droit du travail, privatisation des services publics et libre circulation des capitaux privés, exprimant le désengagement social des États et la priorité aux financements privés, baisse des dépenses sociales, etc.
Dans son rapport public de janvier 2013, la Commission européenne avouait : « après cinq années de crise économique et le retour de la récession en 2012, le chômage a atteint des sommets qu’il n’avait plus connus depuis vingt ans, le revenu des ménages est en baisse et le risque de pauvreté ou d’exclusion augmente, en particulier dans les États du sud de l’Europe ». La catastrophe sociale ainsi décrite a été mise en œuvre par les gouvernements des Etats membres, sous l’impulsion et le contrôle des institutions de l’Union européenne.
Pascal Morsu et Catherine Samary