L’Union européenne (ce terme est ici utilisé pour désigner ce qui s’est appelé dans le passé Marché commun, Communauté économique européenne) est née après la Deuxième guerre mondiale avec une double détermination : l’aspiration des peuples à ce que plus jamais il n’y ait de guerre en Europe, mais aussi (et surtout, pour les dirigeants européens et des Etats-Unis) reconstruire au plus vite une Europe capitaliste. Ce projet a ensuite évolué dans son contenu précis en fonction des évolutions du capitalisme et des rapports de forces entre mouvement ouvrier et capital : capitalisme « régulé » des « Trente glorieuses », croissance ralentie, mondialisation et néolibéralisme des années 1980 aux années 2000, crise économique actuelle.
Un fédéralisme de plus en plus autoritaire
L’entrée de l’Union européenne dans l’ère néolibérale se fait en 1986 avec l’Acte unique européen qui la fonde désormais sur la libre circulation des marchandises et des capitaux. Ensuite, le rouleau compresseur va avancer au fil des traités et des sommets européens, parmi lesquels la création de l’euro par le traité de Maastricht en 1992 n’est qu’une étape.
Avec la crise, une triple évolution va se produire, convergeant vers un « fédéralisme autoritaire » [1]. La première est une intervention grandissante de la Commission européenne (avec l’appui du Conseil européen où siègent les Etats membres) dans tous les aspects des politiques économiques et sociales, en dépassant largement le champ des compétences que lui donnent les traités. Retraites, salaire minimum, protection sociale, système de négociations collectives : désormais la Commission se mêle de tout, allant au-delà des compétences de surveillance budgétaire que lui donne le TSCG (traité sur la stabilité et la gouvernance budgétaire de 2012).
Deuxième évolution, une inégalité grandissante entre les Etats membres : certains (Grèce, Portugal, Espagne, Chypre, Irlande) sont désormais sous tutelle et, pour ceux-là, pas question de ne pas se plier aux injonctions de la Commission et de la troïka (BCE, Commission, FMI). Dans ces pays, ce n’est pas seulement l’austérité qui règne mais une remise en cause systématique des accords collectifs, des règles du contrat de travail : tout vise à ce que le salarié soit privé de protection collective. Au point que, à propos de la Grèce, des instances internationales (Organisation internationale du travail – OIT –, Conseil de l’Europe) ont estimé qu’il y avait violation de règles de base (convention de l’OIT, Charte sociale européenne).
Troisième évolution : le rapport avec les syndicats. Jusqu’à la crise, Commission et Etats se montraient soucieux de doubler l’unification économique d’un « volet social », avec des directives (sur le temps de travail, la santé et la sécurité au travail, etc.) à portée restreinte pour un pays comme la France, mais plus importante pour d’autres Etats. Il s’agissait de donner du « grain à moudre » à une Confédération européenne des syndicats (CES) complètement intégrée aux institutions. Avec la crise, cette façade s’est écroulée : il n’y a plus aucune volonté des dirigeants européens de maintenir de bonnes relations avec la bureaucratie syndicale.
Ces trois évolutions n’affectent pas seulement la sphère économique : un auteur parle d’« une transformation profonde du régime de démocratie politique dont le total abandon de souveraineté où ont été réduits les pays du Sud donne un avant-goût amer » [2].
C’est donc une évolution globale de l’Union européenne qui est en cours, même si le débat tend trop souvent à se polariser seulement sur l’euro. La rupture avec la monnaie unique comme condition nécessaire voire suffisante à toute politique progressiste est mise en avant par certains économistes et courants politiques de gauche. Alors que d’autres, pourtant véhéments dans leur critique de l’Union européenne et en faveur d’une alternative vraiment à gauche, semblent faire preuve vis-à-vis de l’euro de la même timidité que les Communards de 1871 devant les coffres de la Banque de France [3].
Une sortie de l’euro ne résout rien en elle-même
Chez les économistes et dans d’assez larges secteurs politiques et syndicaux, un consensus existe au niveau du constat : l’édifice du traité de Maastricht et de ceux qui ont suivi est un instrument essentiel des politiques néolibérales et antisociales en Europe. Par contre, sur le « que faire ? », des divergences profondes existent. Ceci alors que dans les couches populaires d’un certain nombre de pays monte un rejet de l’euro, voire de l’Europe, sur lequel surfe l’extrême droite, et qui impose de ne pas ignorer la question.
Un premier point est évident : être en dehors de l’euro ne garantit en rien une politique progressiste. Le Royaume-Uni n’est pas dans l’euro, la politique menée par Blair puis Cameron n’est pas fondamentalement différente de celles con-duites en Europe continentale. En Suède, l’euro a été rejeté par référendum en 2003 mais une politique de privatisation, remise en cause des protections sociales et flexibilisation du marché du travail a remis en cause le fameux « modèle » suédois.
Des économistes de gauche, notamment en France et aussi en Grèce [4], présentent la rupture avec l’euro comme un moyen décisif pour se libérer du « carcan de Bruxelles » et mener, au niveau d’un Etat, des politiques progressistes en regagnant des marges de manœuvre par une dévaluation. Ces propositions, qui isolent la question de l’euro, reposent sur une analyse incomplète de l’Union européenne. L’euro n’est qu’une des contraintes auxquelles se heurterait un projet de réorientation économique et sociale.
Ainsi, Commission et Cour de justice européenne interviendraient dès que seraient prises des mesures, même seulement antilibérales. La Commission condamnerait un Etat, par exemple, pour baisser la TVA des produits de première nécessité sans accepter un éventuel véto des autres pays, ou bien pour ne pas réduire assez vite ses déficits, etc. Serait traîné devant la Cour de justice européenne pour entrave à la concurrence un Etat qui voudrait imposer que les salariés employés sur le territoire national (quels que soient leur nationalité et leur statut d’emploi) soient payés conformément au droit social national ; un Etat qui mettrait en place un système de crédit avec des taux différenciés favorisant par exemple le logement ; un Etat qui réglementerait les mouvements de capitaux, qui imposerait des clauses sociales et environnementales dans les marchés publics, etc.
La sortie de l’euro n’est donc pas la « baguette magique » qui permettrait d’adoucir l’affrontement avec les forces dominantes internes et externes, et sans laquelle il n’y aura pas de réorientation des politiques économiques, tant au niveau européen que national.
La zone euro peut s’effondrer
Autre chose est l’analyse selon laquelle l’euro est en sursis, du fait des vices congénitaux des traités européens. La zone euro est effectivement toujours dans l’incertitude. Comme les partisans du « Non » à Maastricht l’avaient annoncé, elle a échoué à remplir ses objectifs proclamés d’homogénéisation économique de ses composantes. Les rapports entre les Etats européens sont de plus en plus dissymétriques. Les mécanismes de décision patinent à chaque fois qu’un des grands Etats est réticent. Une nouvelle crise des dettes souveraines ou des défaillances bancaires remettraient à l’ordre du jour la rupture possible de la zone euro.
Le saut possible dans cet inconnu n’est pas à ignorer. Mais cela n’ouvrirait pas forcément un horizon radieux pour les peuples et les travailleurs d’Europe. Tout au contraire, un effondrement de l’euro, comme produit des coups de boutoir de la crise et des contradictions des politiques des bourgeoisies européennes, inaugurerait une période de tensions nationales qui déboucheraient sur un renforcement (et une participation possible au pouvoir) de l’extrême droite.
Une autre Europe est nécessaire… mais pas à l’ordre du jour dans l’UE
Les anticapitalistes n’ont aucune objection de principe à une monnaie unique. Programmatiquement, ils sont favorables à une « Fédération socialiste des travailleurs et des peuples ». Dans l’immédiat, il s’agit de défendre, au niveau national et au niveau européen, une série de mesures d’urgence à dynamique transitoire contre la dictature des marchés et l’austérité. La question qui se pose est de savoir si une telle orientation est conciliable avec l’Union européenne et le maintien de l’euro. Si c’était le cas, tant mieux : autant conserver un instrument supranational, même s’il a été créé par la bourgeoisie.
Mais croire en la possibilité de mener une politique de rupture avec l’Europe telle qu’elle est fait non seulement abstraction de la logique des traités européens qui ont constitutionnalisé le capitalisme libéral, mais surtout de la rationalité profonde des politiques européennes (et nationales) actuelles. Il s’agit de réduire le coût du travail, de démanteler les systèmes de protection sociale et de négociation collective, et en dernière instance de rétablir le taux de profit.
En fait, même un « New Deal » progressiste européen, une « harmonisation coopérative », une simple inflexion des politiques actuelles, rien de tout cela n’est en rien à l’ordre de jour. Aucun secteur significatif de la bourgeoisie ne le soutient et il n’y a pas de pression effective des syndicats européens en ce sens. Les antilibéraux radicaux et anticapitalistes sont trop faibles et trop peu coordonnés au niveau européen pour peser pour des solutions radicales.
Certes, il ne faut en aucun cas déserter le terrain de la propagande pour une « autre Europe », de la construction de cadres d’action, de rencontre et de discussions communes mais, dans le contexte actuel, il serait erroné de s’en tenir à cela dans l’attente d’un réveil simultané des luttes de classe en Europe.
Hic Rhodus, hic salta ! [5]
Les résistances à l’offensive de déconstruction des acquis sociaux européens se mènent avant tout Etat par Etat. Sur la base de ce constat, on peut penser que la seule perspective « crédible » aujourd’hui est celle d’une victoire sociale et politique dans un pays qui porterait au pouvoir un gouvernement des travailleurs anti-austérité.
Sans faire de politique fiction, on peut penser qu’un tel évènement se situerait dans un contexte de « grande crise nationale », avec une situation où « ceux d’en haut » ne peuvent plus gouverner comme avant et où « ceux d’en bas » ne supportent plus d’être opprimés. Au sein des bourgeoisies européennes, il y a des gagnants et des perdants aux politiques d’austérité et de mondialisation : des gagnants dans les secteurs les plus internationalisés, des perdants, par exemple, dans certains secteurs petits et moyens bourgeois traditionnels et dans les bureaucraties étatiques ou régionales – même si la remise en cause des acquis sociaux pèse sur ceux d’en bas.
Dans une telle situation s’affronteront sans doute (comme en Grèce aujourd’hui) plusieurs camps : ceux prêts à continuer à jouer la carte de l’austérité dans le cadre de l’Union européenne, des nationalistes et les anticapitalistes (avec, bien entendu, beaucoup de nuances intermédiaires). Les anticapitalistes devront être en état de peser et de rassembler un front social et politique, à la fois par leur radicalité et leur capacité à apporter une solution en terme de pouvoir politique et de gestion de la société. L’objectif serait d’ébranler l’ensemble de l’édifice par une extension de la dynamique aux autres Etats.
Un gouvernement formé suite à une victoire sociale et politique dans un Etat membre devrait prendre des mesures d’amélioration immédiate des conditions de vie des couches populaires et engager des actions de réorientation de l’économie et de la société. Il ne négocierait pas ces mesures avec la Commission et les autres instances européennes mais en proposerait l’extension à l’ensemble de l’Europe. Pour ne pas être prisonnier du chantage de la finance, un tel gouvernement devrait également prendre immédiatement des dispositions unilatérales (contrôle des mouvements des capitaux, expropriation des banques). Mais il ne pourrait se contenter de cela : sur le plan monétaire, il lui faudrait en terminer avec l’indépendance de sa Banque centrale (actuellement organiquement liée à la BCE) et commencer à émettre ses propres euros.
Des mesures concrètes importeraient certes plus que des proclamations. Ainsi, la proclamation immédiate d’une sortie de l’euro serait contre-productive avec en premier lieu un désordre accru pesant sur la vie quotidienne des classes populaires. Mais il ne faut pas se dissimuler que tout ce qui vient d’être décrit signifie une rupture de facto avec l’Union économique et monétaire.
On ne peut pas trop finasser avec les marchés financiers : même s’il proclame qu’il reste dans la zone euro pour la changer, tout Etat qui prendrait des mesures internes radicales de redistribution des revenus, de remise en cause de l’austérité, de contrôle du crédit, etc., verrait des sorties de capitaux ; l’euro émis par le ou les pays en rupture se déprécierait, etc. Les choses peuvent aller très vite, plus rapidement qu’une éventuelle négociation avec l’UE ou, malheureusement qu’un processus d’extension de la rupture à d’autres pays-membres de l’UE…. Il faudra donc se donner les moyens de défendre le processus entamé sans se soucier des règles des traités européens.
En fonction des événements, il faudra que le ou les pays engagés dans un processus de transition vers un autre modèle de société soient prêts à une rupture ouverte et totale avec l’euro, sauf à trahir leurs proclamations initiales. Sous cet angle, il est intéressant de revenir sur l’expérience française d’union de la gauche de 1981-1983. Si l’histoire n’est jamais écrite, un refus a priori d’envisager un processus de rupture avec l’Union monétaire (et de s’y préparer) condamnerait vraisemblablement au même destin, par exemple, un gouvernement Syriza en Grèce.
La perspective d’une « sortie » de l’euro est donc une question qui ne peut être éludée, ce qui ne veut pas du tout dire qu’un programme pour une issue non capitaliste en Europe doive s’agencer autour d’elle.
Henri Wilno