Pour Aude Ngoma, c’est devenu « un rituel ». L’arrivée à 14 heures à l’hôpital André-Grégoire de Montreuil (Seine-Saint-Denis). L’ascenseur jusqu’au service de réanimation néonatale. « C’est la maman de Mathis », soufflé dans l’interphone, puis le vestiaire, la blouse et les surchaussures. Enfin, au bout des longs couloirs, son bébé, qui pleure « d’une toute petite voix ».
Un rituel qu’elle répète tous les jours, un peu plus tôt le dimanche parce qu’elle vient « directement après l’église », depuis maintenant trois mois et la naissance prématurée de son enfant. Une grossesse d’à peine vingt-cinq semaines, mise à terme brutalement par les violences conjugales.
Phénomène méconnu, les violences faites aux femmes augmentent durant la grossesse. Selon les rares études disponibles sur ce sujet, pour 20 % à 40 % des femmes victimes de violences conjugales en France, la maltraitance physique a commencé alors qu’elles étaient enceintes.
« La grossesse catalyse et déclenche une violence latente dans un couple. La femme est en fait déjà sous l’emprise de son conjoint mais ne l’a pas identifié », explique Mathilde Delespine, 27 ans, sage-femme à la maternité de l’hôpital de Montreuil, où ont lieu 3 200 accouchements par an. Très mobilisée sur ce sujet, elle y a mis en place une permanence, un jeudi sur deux, pour libérer la parole des patientes concernées. « Les dames me disent : “Depuis que je suis enceinte, je ne le reconnais plus.” »
Pour Aude Ngoma, assistante administrative de 40 ans, « cela a commencé verbalement ». Avec la grossesse, la situation a empiré : « Une fois enceinte de lui, je ne pouvais plus le mettre dehors », confie-t-elle d’une voix posée, les mains serrées sur son chocolat chaud, à la cafétéria de l’hôpital.
DEUX HYPOTHÈSES
A celle de la femme rendue captive par sa grossesse, les médecins ajoutent deux hypothèses pour expliquer cette irruption de violence : l’arrivée d’un tiers – l’enfant – vient briser le rapport exclusif et l’emprise bâtie par l’agresseur, qui réagit ; la grossesse provoque chez lui un syndrome post-traumatique, s’il a été lui-même victime de violences dans l’enfance.
« C’est devenu physique à deux mois de grossesse », explique Aude Ngoma. Elle se défend « des gifles et des coups de pied » en mordant mais se tait, et n’en parle pas à son gynécologue de Goussainville (Val-d’Oise). C’est « la honte », ça va s’arranger, et d’ailleurs le lendemain « la vie reprenait », toutefois rythmée par les arrêts maladie.
Les conséquences sur la grossesse sont importantes. « C’est être enceinte dans un pays en guerre, compare Mathilde Delespine. Physiquement, la maternité est souvent directement attaquée, avec des coups sur le ventre. » Une enquête de 2012 en Seine-Saint-Denis sur 62 grossesses touchées par la violence montre une forte prévalence de fausses couches (18 % contre 2 % en moyenne dans ce département) et d’enfants prématurés (23 % contre 7 %). « Les “petits poids” sont aussi surreprésentés », explique Emmanuelle Piet, médecin en centre de protection maternelle et infantile en Seine-Saint-Denis et coauteure de cette enquête.
Le 5 décembre, Aude Ngoma accouche au service grossesses à haut risque à Montreuil. Une « chose » qu’elle mettra du temps à appeler un bébé, « née par les violences », et qui pèse 510 grammes. Pour elle, c’est à la maternité que la parole va se libérer, peu à peu, avec la psychologue, l’assistante sociale et la sage-femme référente. C’est aussi là qu’elle est mise en lien avec une association.
Si la grossesse les exacerbe, elle est aussi un moment particulièrement favorable au repérage des violences, actuelles ou passées. Avec une moyenne de 18 contacts avec des professionnels de santé, « la victime n’aura probablement jamais, au cours de sa vie, autant d’occasions de rompre son isolement », souligne Mathilde Delespine.
Une opportunité de repérage largement sous-exploitée en France. « Les violences sont encore taboues dans la culture médicale. Subsiste l’idée qu’il s’agit de la vie privée de la patiente et que nous, soignants, ne sommes pas des psys », regrette la jeune sage-femme.
« Un jour, en consultation, une dame m’a demandé si elle était capable de “faire des enfants vivants”. Elle avait fait cinq fausses couches. A chaque fois, elle avait reçu des coups sur le ventre, et à aucun moment un médecin ne lui avait posé la question des violences », illustre ainsi la médecin Emmanuelle Piet.
« PRIORITÉ DÉSORMAIS À LA FORMATION »
Mathilde Delespine se bat pour que la profession adopte une pratique simple : le repérage systématique. « Les victimes se confient peu spontanément. Elles pensent que c’est hors sujet, leur conjoint leur répète que cela n’intéresse personne. Poser la question est donc déjà en soi un acte thérapeutique : cela brise la loi du silence, la victime commence à déconstruire le schéma de son agresseur », explique-t-elle. L’objectif est que chaque soignant voyant pour la première fois la patiente pose automatiquement la question. Une enquête qu’elle a pilotée, dévoilée vendredi 7 mars par l’Observatoire de la Seine-Saint-Denis des violences envers les femmes, montre le bon accueil réservé à la démarche par patientes et soignants.
« Priorité désormais à la formation, insiste Ernestine Ronai, coordinatrice nationale de la lutte contre les violences faites aux femmes au sein de la mission interministérielle pour la protection des femmes victimes de violences (Miprof). Contrairement aux policiers, médecins et sages-femmes n’en avaient jusqu’alors aucune ! »
Cette année, une question sur ce sujet fait son apparition aux épreuves classantes nationales, à la fin de la troisième année de médecine. Et la Miprof a créé, fin 2013, un groupe de travail pour « aboutir à un cahier des charges de formation des sages-femmes ». Depuis septembre, les étudiants en master 1 planchent sur un module « Prévenir et dépister les violences faites aux femmes », affirme l’ordre des sages-femmes.
Des avancées en passe d’être validées par la loi : « La loi pour l’égalité femmes-hommes rendra obligatoire la formation initiale et continue de toutes les professions concernées, médecins et sages-femmes en tête », plaide Ernestine Ronai.
Depuis dix jours, le bébé d’Aude Ngoma peut mettre des vêtements. La route reste longue, il est tout juste « au milieu du tunnel ». Mais, avec son 1,9 kg, « c’est maintenant un vrai bébé ».
Benjamin Leclercq