Saint-Denis est une ville qui fait partie de l’ancienne ceinture rouge, du temps où le Parti communiste était majoritaire dans la banlieue proche de Paris. Banlieue ouvrière, banlieue populaire. Aujourd’hui, dernière ville de plus de cent mille habitants avec un maire PCF, elle est concernée par le projet d’intégration dans le Grand Paris. Elle appartient à la communauté d’agglomération « Plaine Commune » dont elle est la ville principale.
Elle est constituée de trois ensembles géographiquement très distincts : La Plaine Saint-Denis, le centre-ville et la couronne des grandes cités autour du centre-ville. Cette nette séparation des espaces urbains rend bien lisible les mutations, probablement plus nettement que dans des villes de même taille, comme Montreuil par exemple, qui connaissent aussi cette évolution.
La Plaine Saint-Denis
La transformation de la ville a commencé par La Plaine Saint-Denis, c’est-à-dire la zone industrielle qui jouxte Paris, le long de l’autoroute A1. C’était le lieu de concentration de la métallurgie et de la chimie, un des plus importants de la région parisienne. Il faut dire que la vraie première offensive a été le percement de l’autoroute elle-même à la place de l’avenue Wilson, axe nord-sud le long duquel toutes les usines étaient situées. C’était l’axe des mobilisations ouvrières, de toutes les manifestations vers Paris, où les cortèges se constituaient et grossissaient d’usine en usine. En 1966 la tranchée non couverte, destinée à recevoir l’autoroute A1 jusqu’au périphérique, a détruit cet axe, isolé le côté est du côté ouest, et rendu cette partie de la ville inhumaine. Il est clair que ce choix a été délibéré.
L’effondrement des industries de la Plaine a débuté vers la fin des années 1970. Tous les secteurs de la production industrielle ont été touchés : la machine-outil avec Cazeneuve, la chimie avec les gazomètres, Unilever Gibbs, l’électromécanique avec Jeumont Schneider, pour ne citer que quelques-unes des usines qui ont fermé. Cela a libéré de grands espaces de friches industrielles, beaucoup de terrains proches de Paris qui ne demandaient qu’à être exploités par les promoteurs immobiliers.
Le déclic est venu à la fin des années 1990, avec la décision de construction du Grand Stade, la couverture de l’autoroute A1, la création de deux nouvelles gares de RER permettant le déplacement d’une grande quantité de salariés. En quelques années la Plaine est devenu le principal chantier européen et le premier lieu d’investissement des fonds de pensions. De grandes sociétés y ont installé leur siège, SFR, Randstadt, Xeros, Generali, GMF, Veolia, etc. Des logements se sont construits pour répondre à l’afflux de salariés suivant leur entreprise. Une ville nouvelle est née, faite de grands blocs de verre et d’acier, tous semblables, avec une population nouvelle, sans mémoire, sans lien avec la ville historique, socialement très différente et rattachée à la ville essentiellement par le travail, qui arrive à Saint-Denis le matin et la quitte le soir.
Le centre-ville
La deuxième étape est encore en cours aujourd’hui : la rénovation du centre-ville. La percée dans cette ville populaire d’un quartier d’affaires par son côté sud a conduit la municipalité et la communauté d’agglomération à engager dans son prolongement la rénovation du centre-ville. C’est un espace circulaire, très concentré, le vieux centre historique, avec un bâti ancien souvent dégradé, mais un potentiel immobilier réel. Si une première tranche de la rénovation de l’habitat s’est faite dans les années 1980, à l’ancienne pourrait-on dire – on rase un quartier et on reconstruit du neuf –, c’est avec la piétonisation en 2004 que le processus s’est accéléré. Les promoteurs immobiliers ont investi sur le long terme, sentant l’intérêt du lieu. Cette fois, le choix est fait de la réhabilitation de l’ancien, avec des logements destinés à l’accession à la propriété, pour un public beaucoup plus aisé que celui qui vit actuellement dans le centre-ville. Cette rénovation attire de nouveaux habitants, désirant acheter mais ne pouvant plus le faire à Paris et qui trouvent ici des conditions moins onéreuses. Des revendications nouvelles pour la ville sont alors apparues, portées par des associations mobilisées pour la propreté, la sécurité, l’environnement.
Mais plus du tiers du parc privé est déclaré insalubre. Ces immeubles sont occupés par des locataires aux revenus très modestes, qui de fait sont contraints de vivre dans des conditions très dégradées parce qu’ils ne peuvent accéder au logement social. C’est le royaume des marchands de sommeil qui achètent des immeubles et en tirent profit au maximum. Ils louent des appartements insalubres voire interdits à l’habitat – et n’y font aucuns travaux –, pour des loyers mensuels de 400 ou 500 euros minimum, jusqu’à l’évacuation de l’immeuble sur intervention de l’Etat, ou pire suite à un incendie du bâtiment qui met tout le monde à la rue. C’est aussi le moment où se sont implantés de grands squats dans des immeubles vides promis à rénovation. Ils sont occupés par des populations nouvellement arrivées en France, interdites de logement social du fait de leur statut de sans-papiers, présentes en groupes pour organiser la solidarité.
La municipalité et Plaine Commune se sont engagées dans la rénovation du centre-ville pour tenter de la maîtriser : création de ZAC (zones d’aménagement concerté) dans les quartiers de la gare et de la porte de Paris, adhésion au PNRQAD (Programme national de requalification des quartiers anciens dégradés), seule façon d’obtenir des financements et de tenter de contrôler le coût de la construction et le prix des logements neufs. Mais elles ont clairement fait le choix du changement de population.
Au nom de la mixité sociale, l’objectif est d’attirer dans le centre-ville une population nouvelle, dans de petits immeubles rénovés, à un prix attractif, la ville n’ayant pas encore une image très attirante. Cette rénovation s’accompagne de l’éviction des immeubles insalubres et, depuis près de dix ans, des mobilisations se sont systématiquement développé de la part des expulsés, avec ou sans papiers, qui ont refusé d’être les exclus du logement et de la ville. Pas une année sans lutte, sans campement, où les expulsés interpellent l’ensemble des pouvoirs publics, municipalité comprise, les obligeant à se mettre à la table des négociations pour l’hébergement, le séjour et le relogement. Mais chaque opération sur un immeuble se traduit par le départ des habitants qui l’occupaient et l’arrivée de nouveaux. La machine à exclure est en marche.
La couronne des grandes cités du Nord
De la cité des Francs-Moisins au sud-est à la cité Jacques Duclos au nord-ouest, c’est un ensemble de cités où domine largement le logement social que se partagent quelques bailleurs comme Logirep ou Osica. Mais c’est le bailleur historique PCH, adossé à la communauté d’agglomération, qui a la place essentielle. Là aussi la transformation de la ville est en cours, mais ces cités, du fait de leur concentration et de la prépondérance du logement social locatif, sont des lieux de résistance à la loi du marché immobilier.
Icade, filiale de la Caisse des dépôts, a bien tenté de réaliser une rentabilisation du parc immobilier qu’elle gérait dans la cité Floréal. Cela s’est traduit d’abord par le déconventionnement des logements, c’est-à-dire leur sortie du parc social avec à la clé des hausses de loyer non négligeables. Mais cette tentative a échoué parce que les habitants concernés ont résisté à la hausse des loyers. Au bout du compte, ne pouvant réaliser son profit rapidement, Icade a préféré jeter l’éponge et a revendu son parc de logements au bailleur communautaire principal.
Des opérations de rénovation, sous couvert de l’ANRU (Agence nationale de rénovation urbaine) sont en cours dans quelques cités, ce qui se traduit alors par des destructions de barres et la reconstruction de logements. Théoriquement, ces opérations de démolition/reconstruction garantissent le « un pour un » (un logement détruit pour un logement reconstruit). Mais les dérogations sont nombreuses, et la perte du nombre de logements est réelle au bout du compte. Les opérateurs ont d’ailleurs la possibilité de reconstruire ailleurs, dans un temps différent de celui de la démolition, et ils peuvent construire des résidences universitaires dont les chambres comptent pour un logement. C’est ce que le groupe OGIF/France habitation a fait dans la rénovation de la cité Saint-Rémy Nord.
Cependant, pour que la rente foncière se libère et que les capitalistes de l’immobilier investissent dans ces espaces, il faudrait des changements politiques profonds à la tête des opérateurs publics (municipalité, agglomération), une remise en cause du logement social, une privatisation massive des logements sociaux. Les mutations que connaît la ville sous la pression de la hausse des prix des terrains et des loyers génèrent des contradictions, des oppositions entre les populations concernées et les autorités, des luttes de résistance, même si le tissu associatif lié au logement est très affaibli. Saint-Denis est encore pour longtemps une ville populaire.
Jean-Marc Bourquin
Les profits et surprofits du secteur capitaliste de l’immobilier
Yann Cézard
Que pèse exactement ce secteur dans l’économie française ? Plus précisément (et indépendamment du BTP), la location de logements ou de locaux à usage professionnel, ainsi que les activités d’intermédiation sur le marché immobilier (marchands de biens, agences immobilières) et celles des gestionnaires de biens ?
Selon le collectif d’auteurs du livre En finir d’urgence avec le logement cher1, la masse de leurs profits s’est élevée à 65 milliards d’euros en 2009 (dernières données auxquelles ils ont pu accéder). En constante augmentation depuis trente ans ! Elle est passée de 1,7 % du PIB en 1978 à 3,4 % en 2009. Surtout, la croissance de ces profits a augmenté bien plus que le PIB, et même que la masse totale des profits de l’ensemble de l’économie. Dans la décennie 2000, notamment : + 14 % pour le PIB, + 17 % pour le total des profits, + 60 % pour les profits immobiliers (tout cela à euros constants).
Dans cette période, les profits des sociétés immobilières (Bouygues immobilier, BNP Paribas immobilier, Nexity, Altarea-Cogedim…) se sont même carrément envolés : + 90 %. C’est que le secteur de l’immobilier est de plus en plus dominé par des entreprises (par opposition aux particuliers), et de plus en plus concentré entre les mains de quelques grandes sociétés (64 % des profits en 2009 contre 40 % en 1978). Le total des profits des sociétés immobilières a été multiplié par quatre en trente ans (par trois pour les particuliers bailleurs).
Ce secteur est donc éminemment profitable, grâce à la flambée des prix et aux effets de pénurie (organisée) et de rente. On peut ainsi estimer à environ 35 milliards d’euros les surprofits du secteur, par rapport au niveau que ses profits auraient atteint s’ils avaient suivi la même pente que ceux du reste de l’économie. Pour les auteurs, « sur l’ensemble des trente dernières années, la ponction a été en moyenne de 1 % du PIB (1,4 % en 2009). C’est la rançon perçue par les propriétaires et les intermédiaires de l’immobilier et c’est aussi le coût de la spéculation supportée par les ménages ».
Et ce n’est pas fini. Malgré la crise, les profits continuent de croître.
Et si on réquisitionnait ?
1 Fondation Copernic/Droit Au Logement, En Finir avec le logement cher, Syllepse, « Notes de la Fondation Copernic », 2013.