C’est une première ministre du Québec gonflée à bloc qui, le 16 avril dernier, s’est avancée au micro pour confirmer la rumeur voulant que Pierre Karl Péladeau (PKP), alors président et chef de la direction de l’empire Québecor [1], soit nommé à la présidence du conseil d’administration d’Hydro-Québec. Bien sûr, la circulation des élites politiques et d’affaires dans les conseils d’administration de grandes entreprises privées et publiques ne constitue pas une nouveauté [2], mais que le magnat de la presse, du divertissement et des communications au Québec se retrouve à la tête du conseil d’administration de notre plus grande société d’État, c’est là un précédent qui aurait dû, a fortiori, au moment où la telenovela de la Commission Charbonneau battait des records d’audience [3], faire naître un débat public.
Manifestement, ce ne fut pas le cas puisque même le conflit d’intérêts n’a guère suscité d’opposition, et ce, autant chez nos éluEs à l’Assemblée nationale que dans les pages de nos médias grand public [4]. Au contraire, loin d’y voir une effarante proximité entre les pouvoirs médiatique et politique ou « une dangereuse berlusconisation de l’État », selon la formule percutante de Michel David du Devoir [5], ce fut l’occasion pour plusieurs commentateurs/commentatrices et éluEs d’y aller d’éloges à la gloire de notre nouveau héros du Québec inc. qui, bénévolement, donnera à la patrie.
C’est justement parce que nos journalistes dits professionnels ont à peine effleuré les causes et les enjeux [6] relatifs à une telle « berlusconisation » qu’il importe ici de s’y attarder. Mon intention est triple : 1) examiner le nouvel ordre politico-médiatique qui est en train de se mettre en place au Québec à la faveur de la domination de l’acteur corporatif Québecor dans les champs de plus en plus hétéronomes du journalisme, de la culture et des communications au Québec ; 2) montrer que la nomination de PKP n’est que le dernier avatar d’un processus amorcé dans les années 1980 et qui soumet peu à peu les États contemporains à une raison gestionnaire dissolvant « à terme le caractère proprement politique des finalités historiquement assignées à l’administration des États modernes » [7] ; et 3) rendre compte de la singularité de Pierre Karl Péladeau comme personnage politique, et ce, en prenant au sérieux la métaphore « berlusconienne » employée par Michel David.
Mais d’abord, comme il ne saurait exister d’empereur sans empire, je ferai une description de Québecor, en reconstituerai sa genèse pour ensuite rendre compte de quelques-unes des stratégies et pratiques de l’entreprise des plus néfastes pour la qualité de la conversation démocratique au Québec. Dans la mesure où les médias et le journalisme trouvent leur légitimité dans la mission démocratique de service public qui leur est dévolue, c’est-à-dire dans la constitution d’un espace de représentation et de discussion devant permettre à la société de se distancer d’elle-même et, ce faisant, de prendre en main son devenir, la poursuite de cette mission est indissociable des droits politiques fondamentaux que sont le droit à l’information et le droit à la liberté d’expression et de presse.
Vers la berlusconisation de l’Etat québécois
Or, force est de constater – et c’est ce que je tenterai d’abord de démontrer – que l’empire de PKP constitue ni plus ni moins « l’avant-garde » ou la pointe avancée des tendances liberticides de ces droits fondamentaux contenues dans le processus de libéralisation-financiarisation-concentration des industries de la communication et de la culture en cours.
De Québecor World à Québecor Media inc. : l’essor d’un puissant acteur corporatif
« Québecor est l’un des plus importants conglomérats de médias au Canada. Elle (sic) est active dans la télédistribution, la téléphonie, l’accès Internet, l’édition de journaux, de magazines et de livres, de même que dans la distribution et la vente au détail d’un large éventail de produits culturels [8]. » Voilà comment l’empire se présente sur la page d’accueil de son site Web. D’abord spécialisée dans les tabloïds locaux [9], les quotidiens populaires, les « journaux jaunes », les magazines à potins et, à la mort du fondateur en 1997, possédant, par le biais de l’intégration verticale, d’importants intérêts dans la forêt, dans des papetières, l’imprimerie et la distribution, l’entreprise a connu une telle métamorphose en moins de 20 ans que Péladeau père la reconnaîtrait à peine.
C’est que de Québecor World (le second grand imprimeur au monde en 1997), vendu à perte par PKP lui-même, à la naissance de Québecor Media inc. en 1999, il y a la « transaction transformationnelle » – aux dires mêmes de PKP – qu’a constituée l’acquisition historique de Vidéotron (2000) [10]. Cette acquisition permettra à l’entreprise non seulement de survivre et de se hisser parmi les quelques conglomérats médiatiques incontournables au Canada, mais de miser ensuite sur une stratégie de convergence des contenus qui, une fois mise en branle, laissera présager les durs conflits syndicaux qui parsèmeront les années 2000.
De plus, on ne peut pleinement comprendre la transformation qu’a connue Québecor ces deux dernières décennies sans évoquer les phénomènes majeurs que constituent la financiarisation de l’économie et celui de la constitution – concomitante – de grands conglomérats des télécommunications, de l’audiovisuel et des industries de la presse et de la culture. Si la concentration des médias est fort bien documentée, les liens existant entre cette concentration et la financiarisation des entreprises médiatiques ont été jusqu’ici très peu examinés.
Pourtant, c’est elle qui en constitue le moteur et qui « imprime à la marchandisation de l’information, du divertissement et de la culture une dynamique dont les effets sur les conditions de production et sur le contenu, constitue, par elle– même, une menace sur le pluralisme et la qualité de l’information, de la culture et du divertissement [11] ». La financiarisation renvoyant ici – d’un point de vue microéconomique [12] – à ce nouveau mode de gouvernance des entreprises dans lequel (1) l’actionnaire est roi et maître (définissant les stratégies et contrôlant les « managers »), (2) l’investissement à court terme est la norme (l’important étant d’abord d’augmenter la valeur boursière de l’entreprise) et, enfin et surtout, (3) dans lequel ce sont les travailleurs et les travailleuses – à travers une nouvelle organisation du travail qui les pressurise de tous côtés – qui supportent les risques. L’histoire de Québecor de ces quinze dernières années ne constitue– t-elle pas l’illustration parfaite d’un tel mode de gouvernance ?
Pire encore, selon des chercheurs comme Dwayne Winseck, la révolution numérique, l’arrivée d’Internet et la baisse des revenus publicitaires affectant les médias traditionnels constitueraient l’arbre cachant la forêt de la financiarisation des médias. Ce chercheur québécois a bien démontré, par exemple, comment les grands groupes médiatiques, cherchant de nouvelles modalités d’accumulation du capital dans un contexte de faible croissance économique, n’ont pas hésité à adopter ce nouveau mode de gouvernance de leurs entreprises et se sont endettés énormément afin d’acquérir des concurrents, amenant certains d’entre eux au bord du gouffre sinon entraînant carrément leur chute (par exemple Canwest [13]).
Aussi, ce phénomène serait-il fortement sous-estimé comme facteur explicatif de la crise contemporaine (disparition de journaux nationaux et locaux, homogénéisation et marchandisation de l’information, etc.) des médias :
« Les déboires actuels qui frappent certaines entreprises de presse ne sont pas principalement dus à l’assaut constant de l’Internet ou de la baisse des recettes publicitaires dans les « vieux médias ». Au lieu de cela, je soutiens que les conditions actuelles reflètent une baisse à court terme (cyclique) des revenus publicitaires causée par le ralentissement économique, les résultats cumulés des deux vagues de consolidation (1995 – 2000 et 2003 – 2007) et la financiarisation des médias. Le concept de financiarisation […] met en évidence l’extraordinaire croissance du secteur financier et des actifs financiers […]. »
En effet, amorcée par l’argent facile de l’essor du secteur des communications et des nouvelles technologies, la convergence des médias et les politiques permissives du gouvernement libéral, les entreprises de télécommunications et les médias ont fait une frénésie d’achats. BCE a acheté CTV et The Globe and Mail (3,4 milliards de dollars) en 2000, et Québecor a acheté Vidéotron, TVA et la chaîne Sun (7,4 milliards de dollars) entre 1998 et 2001, ce qui en fait le plus grand conglomérat des médias du Québec [14].
Les mêmes causes créant les mêmes effets, Québecor s’emploiera d’abord à diminuer sa dette gigantesque [15]15 et PKP, « un financier pur et dur » selon l’ex– chroniqueur économique de La Presse Michel Girard (maintenant au Journal de Montréal), ne lésinera pas « sur les moyens pour rentabiliser la vache à lait de son entreprise, Québecor Média ». Selon Girard, et je cite, PKP « n’en a rien à foutre des lockoutés du Journal de Montréal et des syndiqués du Journal de Québec, TVA, Vidéotron […] des grands patrons des entreprises concurrentes, comme Radio-Canada, La Presse, BCE et ses filiales, Astral, etc. Et gare aux dirigeants des organismes paragouvernementaux (Conseil de la radiodiffusion et des télécommunications canadiennes ou CRTC, Fonds des médias, etc.) et aux politiciens qui oseraient se mettre en travers de sa route. Un magnat de presse, ça peut varloper [16] ».
Le varlopage liberticide de PKP-Québecor
« Les syndicats québécois nuisent au développement économique […] profitent de lois qui désavantagent les entreprises et compromettent la productivité [17] » dixit PKP. Voilà un air archi connu qu’on nous bassine dans les médias depuis plus d’une trentaine d’années ! Mais si le grand manitou du star system québécois ne se démarque pas sur le plan rhétorique, on ne peut en dire autant concernant l’agressivité antisyndicale déployée concrètement au cours de ses 14 ans de règne à la tête de l’empire. À l’origine de 14 lockout dont celui, malheureusement marquant, imposé aux 253 employéEs (PKP préfère le mot « collaborateurs ») du Journal de Montréal en janvier 2009, le grand patron de Québecor suit les traces des Murdoch [18] de ce monde.
À lui seul, ce coup de force consistant à publier un journal sans journalistes pendant 728 jours consécutifs en dit effectivement long sur la puissance et les visées de l’empire. Cherchant à maximiser sa valeur actionnariale et à rembourser au moins partiellement sa dette, Québecor imposera un nouveau modèle d’affaires fondé, entre autres, sur la convergence des contenus entre les différentes plateformes du conglomérat [19]. Cela signifie qu’un « produit médiatique » (texte, vidéo, photo, etc.) susceptible de plaire à un maximum de clients et de clientes peut se retrouver reproduit et accessible sur tous les supports de diffusion de l’entreprise. Voilà une stratégie fort rentable puisqu’elle permet une réduction drastique des coûts de production et offre une plus grande visibilité aux annonceurs [20]. Et tant pis pour la diversité des contenus, la qualité de l’information et la mission journalistique (dès lors détournée sinon corrompue [21]).
À n’en point douter, nous assistons au pire scénario déjà évoqué par Marc-François Bernier à la suite d’une recherche effectuée récemment auprès des journalistes des grands conglomérats médiatiques du Québec : Le scénario le plus à risque pour l’information réunit des conditions tel (sic) le mode de propriété à capital ouvert aux actionnaires des marchés publics, la propriété des médias écrits et électroniques et une stratégie de convergence de ces médias traditionnels avec les médias numériques. C’est la situation vécue par les journalistes du conglomérat Québecor [22].
Dans ces conditions, autocensure et détresse professionnelle deviennent le pain quotidien des journalistes à la solde de Québecor. Ajoutez, à ce sentiment général de dégradation des conditions de travail et des pratiques professionnelles de la part des journalistes, l’arrivée massive de chroniqueurs-vedettes à peu près tous situés, surtout à partir du lock-out de 2009 [23], à droite de l’échiquier politique, et vous obtiendrez une machine commerciale et idéologique sans précédent dans l’histoire de la presse au Québec, « machine » qui a, évidemment, peu à voir avec le modèle idéal de journalisme d’information au service de la démocratie auquel PKP et ses sbires déclarent adhérer et promouvoir, périodiquement, devant les membres du CRTC [24].
Québecor : un appareil idéologique
Les médias de masse (le journal, la radio, la télévision, etc.) ne font pas que rapporter des événements. Ils les mettent en forme (« in-former », c.-à-d. « mettre en forme ») et participent à l’élaboration d’une représentation commune d’un monde qu’il s’agit de problématiser, de discuter, voire de transformer par la participation des citoyens et des citoyennes au débat public. Les médias et le journalisme, par ce pouvoir absolument fondamental de narrer le monde, sont au cœur du processus d’institution symbolique du social par lequel les sociétés se reproduisent. Chiens de garde de la démocratie, les journalistes sont donc investis d’un rôle politique fondamental : « favoriser le débat entre citoyens “éclairés”, aptes à déterminer les formes d’un monde qui n’apparaît donc plus comme quelque chose de donné, mais plutôt à construire [25] ».
Or, depuis plusieurs décennies maintenant, de nombreuses et nombreux auteurEs ont cherché à rendre compte du fonctionnement effectif des médias grand public afin de vérifier dans quelle mesure ils dérogeaient ou non à cette mission démocratique de service public. Et force est de constater que les résultats de ces recherches [26] sont sans équivoque. Ils concluent, dans leur majorité, a contrario du modèle idéal de la sphère publique théorisé par Jurgen Habermas [27] (l’auteur de référence ici), qui est celui d’une agora où sont présentes la rationalité, la transparence, l’accessibilité et la liberté d’expression, que les médias grand public s’approchent davantage du modèle conceptuel de l’appareil idéologique.
En d’autres mots, ils constitueraient moins des média-tions participant à la construction d’une opinion publique éclairée que des outils producteurs de consentement au service des patrons de presse et des élites économiques et politiques [28]. Pour être plus précis, une auteure comme Anne-Marie Gingras [29], par exemple, est d’avis que l’on peut situer chaque acteur médiatique comme toute production journalistique sur un tel continuum conceptuel marqué par les pôles de la sphère publique et celui de l’appareil idéologique et que c’est le degré de dépendance d’un média donné par rapport aux autres pouvoirs (économiques et politiques) qui constitue la variable déterminante : plus il est dépendant de tels pouvoirs et plus on peut le considérer comme un appareil idéologique [30].
Aussi, il ne fait aucun doute que l’on peut de plus en plus considérer les médias de Québecor comme la version québécoise (et canadienne si nous incluons la chaîne de télévision Sun TV et les nombreux journaux de sa filiale Sun Media [31]) d’un tel appareil. C’est que l’orientation nettement néolibérale des pratiques d’affaires de l’empire se double, depuis plusieurs années, d’un néopopulisme de droite faisant « du bien commun et du respect des valeurs progressistes sa principale cible au point de se transformer en véritable machine de propagande politique [32] ».
Non seulement des chroniqueuses et des chroniqueurs nettement campés à droite du spectre politique bénéficient-elles/ils d’un important espace rédactionnel pour relayer le point de vue de l’éditeur [33], mais c’est aussi la couverture même de l’actualité qui fait fi des exigences éthiques minimales du journalisme professionnel [34]. C’est ainsi qu’il a été démontré que la crise des accommodements raisonnables survenue en 2007 – 2008 n’est pas sans lien avec la dérive populiste de l’empire, qui a fait ses choux gras en désinformant et en cultivant la xénophobie et l’ignorance des Québécois et des Québécoises pendant de longues semaines [35]. Et que dire de l’intense propagande néolibérale qui, sur les ondes de TVA et de LCN, dans les colonnes du Journal de Montréal et du Journal de Québec, martelait quotidiennement le même mantra néolibéral : « Le Québec est dans le rouge [36] ». Sans compter la « brutalité médiatique » (l’expression est du philosophe québécois Christian Nadeau) dont a fait preuve l’empire durant le conflit étudiant du printemps 2012.
Des opinions diversifiées ?
Est-ce que le Journal de Montréal « nouveau » vient rendre caduque la thèse de l’appareil idéologique défendue jusqu’ici ? L’intention n’est évidemment pas de diaboliser les opinions de droite dans l’espace public et de dénier leur légitimité. Le problème étant leur nette hégémonie et, pire encore, l’instrumentalisation politique de ce discours à des fins antiprogressistes (par exemple : associer les « carrés rouges » au terrorisme ou à la violence), si ce n’est pas à des fins racistes, homophobes, islamophobes, etc. Et c’est tant mieux si la fairness doctrine [37] prend ainsi un peu forme dans l’un des multiples médias de l’empire (TVA, LCN, 24 heures et Sun News et cie affichent toujours le même monochromisme idéologique).
Annoncée en grande pompe le mardi 1er octobre 2013, la nouvelle mouture du tabloïd, il est vrai, affiche une plus grande diversité idéologique de chroniqueurEs, de blogueurs et de blogueuses. Ainsi, on trouve parmi les 35 nouvelles recrues au moins six ou sept personnes vraiment affiliées à une pensée progressiste de gauche ou de centre gauche (Simon Tremblay-Pepin, Camille Bouchard, Josée Legault, Hugo Latulipe, par exemple).
Par contre, à l’extrême droite de la même double page, on présente plus modestement, dans un mince encadré, les « vrais » chroniqueurs réguliers et, comme par hasard (!), 18 chroniqueurEs sur 20 sont nettement de droite. Enfin, juste au-dessous, apparaissent les visages des neuf blogueurs réguliers de Québecor dont au moins les deux tiers sont affiliés à une pensée conservatrice. Alors, que penser de cette subite et surtout douteuse diversification idéologique ?
En fait, on peut y voir une nouvelle étape de l’information sur le Web et, surtout, une manière pour Québecor non seulement de faire oublier son antisyndicalisme et ses unes réactionnaires et populistes, mais de se positionner avantageusement dans les forums sociaux de l’ère numérique. Plus précisément, il s’agit ici, dans une logique d’expansion économique et de captation maximale des publics et des revenus publicitaires, de faire de la nouvelle plateforme Web du journal un passage obligé des débats de société, de damer le pion aux concurrents nouveaux (Huffington post Québec) et anciens (LaPresse.ca et LeDevoir. ca). Après la convergence des médias de l’empire, est-ce que nous en sommes à la convergence des débats sur le seul espace Québecor ?
On pourrait objecter, et plusieurs l’ont fait dans les médias sociaux, que la présence d’une voix de gauche dans cet espace (comme celle de Simon Tremblay-Pepin de l’IRIS, par exemple) représente une occasion inespérée de joindre un public généralement peu exposé aux idées progressistes. Le célèbre documentariste américain Michael Moore n’a-t-il pas affirmé que « la gauche devrait aller jouer au bowling plus souvent » plutôt que de prêcher aux convertiEs de sa chapelle ? Fort bien, mais à condition de jouer dans quelques allées centrales et tout près du casse-croûte (là où on risque d’être entendu un peu) et non au troisième sous-sol virtuel de l’empire.
Comment ne pas voir que ce sont les chroniqueurs d’opinion « chevronnés » (sic) qui se trouveront régulièrement dans les pages centrales du Journal de Montréal et que les propos des chroniqueurs « invités » s’y retrouveront beaucoup plus rarement ? Sans compter qu’un certain devoir de mémoire envers les luttes syndicales des dernières années constitue, à lui seul, un motif raisonnable de s’abstenir de cautionner les pratiques détestables de ce puissant acteur corporatif.
Bien sûr, Québecor n’est pas seul à faire la promotion du néolibéralisme dans l’espace médiatique québécois. Par exemple, Power Corporation, par l’entremise de sa filiale Gesca qui est propriétaire de La Presse, Le Soleil, Le Nouvelliste et Le Droit, n’a pas plus intérêt que son concurrent à promouvoir un véritable pluralisme idéologique dans ses pages. De même, Québecor n’a pas créé la demande sociale vertigineuse pour le divertissement pas plus qu’il n’a inventé le règne de l’opinion et du bavardage sans fin fait spectacle (pensons au show de Mario Dumont, lui-même une créature politico-médiatique de l’empire) [38], mais il n’en demeure pas moins qu’on a ici affaire à un cas singulier dans la courte histoire de la presse et du journalisme québécois : propagande idéologique assumée comme telle (surreprésentation des idées libertariennes mâtinées d’un nationalisme conservateur [39] sur tous les supports de l’empire [40]), prolétarisation des journalistes devenant des journalistes multitâches producteurs de contenus marchands, hypermarchandisation de l’information et tutti quanti.
Grandes bénéficiaires des politiques néolibérales des trente dernières années adoptées par les gouvernements fédéraux et provinciaux successifs [41]– alors que l’empire aime, dans ses incessantes jérémiades publiques, revêtir les vêtements victimaires de l’ostracisme étatique – toutes les filiales de QMI dominent aujourd’hui leur secteur d’activité : Vidéotron comme le premier câblodistributeur au Québec et le troisième au Canada, Sun Média et Canoë en tant que plus grand éditeur de journaux au Québec et au Canada, Groupe TVA dominant le marché de la télédiffusion au Québec et celui du magazine francophone en Amérique du Nord et, enfin, Archambault, Groupes Sogides [42] et Nurun constituant des acteurs de premier plan dans la vente de produits culturels, l’édition de livres et la conception de nouveaux médias interactifs.
C’est ainsi que l’empire, compte tenu de son emprise extraordinaire sur la consommation médiatique des Québécois et des Québécoises – « Québecor accapare 42 % du temps consacré à lire un quotidien, 45 % du temps qu’ils passent à lire un magazine, 28 % du temps qu’ils passent devant la télé (et) 27 % du temps qu’ils passent à lire un hebdo [43]] » – est en mesure de bousculer les gouvernements, d’intimider les éluEs et de « faire et défaire des carrières artistiques et politiques [44] ». On aurait tort ici de prendre cette affirmation à la légère.
Pensons seulement au mépris ouvertement affiché du conglomérat à l’égard des institutions communes régulant jusqu’alors les pratiques des journalistes et des entreprises de presse au Québec : désaffiliation du Conseil de presse du Québec, abandon de La Presse canadienne et création de sa propre agence de presse interne QMI, attaque répétée contre le service public (la Société Radio– Canada), etc.
À ce titre, le chantage éhonté entourant l’hypothétique retour d’un club professionnel de hockey à Québec et la construction d’un nouveau colisée qui, par le biais d’une propagande populiste habilement menée par les médias de l’empire et la radio poubelle locale, se sont soldés par un double cadeau de l’État québécois (subvention et privilège législatif à la clé) à cet assisté social corporatif en constituent une autre confirmation. Décidément, l’empire en mène large : « Qui veut aller en élection avec un groupe de médias contre lui ? Quel gouvernement veut faire ça ? » dira Raymond Corriveau, ancien président du Conseil de presse du Québec [45].
PKP à Hydro-Québec ou l’État-Provigo
Il y a eu dans l’histoire récente du Québec plusieurs manières de qualifier les tentatives de transformer l’État québécois. Les lecteurs et les lectrices de plus de quarante ans se rappelleront probablement, par exemple, « l’État-Provigo ». Nous sommes alors en mai 1986, Bourassa II est au pouvoir depuis quelques mois seulement et le Groupe de travail sur la révision des fonctions et des organisations gouvernementales dirigé par le président du Conseil du trésor, Paul Gobeil, dépose son rapport.
Ce dernier veut importer les objectifs et le mode de fonctionnement de l’entreprise privée dans l’ensemble de l’administration publique : « Il faut “runner” l’État comme une business », dira celui qui a occupé plusieurs fonctions importantes chez Provigo. Cette toute première tentative de réingénierie de l’État québécois ne fera pas long feu cependant. C’est le début de la révolution néolibérale et le régime des évidences contemporain n’est pas encore installé.
On ne parle pas alors de tarifer les services publics, les fonctionnaires ne sont pas dénuéEs de vertus civiques, les syndicats ne sont pas synonymes de corporations de privilégiéEs et, plus généralement, les institutions de la Révolution tranquille ne sont pas considérées comme des obstacles à la compétitivité de « nos » entreprises à l’échelle mondiale. Mais il reste que la critique néolibérale de l’État providence s’intensifie et, peu à peu, l’idée de soumettre l’État au desideratum du monde des affaires va s’imposer ; la nomination de PKP à la tête du conseil d’administration d’Hydro-Québec ne représente donc que le dernier épisode de cette installation en douce de l’État-Provigo.
En fait, peu de gens savent que « l’État-Provigo » prendra forme officiellement une quinzaine d’années après le dépôt du rapport Gobeil, soit le 25 mai 2000 lorsque l’Assemblée nationale du Québec adoptera la loi 82 sur l’administration publique [46]. C’est donc sans débat et quelques années après le Sommet socio– économique de 1996 – ce premier sommet de la « gouvernance » (et du déficit zéro !) du gouvernement péquiste de Lucien Bouchard – que s’installe l’État– Provigo. Cette législation dont la visée pragmatique est évidente illustre fort bien la nature du néolibéralisme qui consiste d’abord en « la transformation de l’action publique en faisant de l’État une sphère régie, elle aussi, par des règles de concurrence et soumise à des contraintes d’efficacité semblables à celles que connaissent les entreprises privées [47] ».
En d’autres mots, c’est l’adoption par le gouvernement québécois (souverainiste de surcroît !) d’une logique managériale-organisationnelle – celle-là même qui est au cœur de la nouvelle gestion publique [48]– qui, parallèlement à la dynamique politique supranationale de la mondialisation néolibérale, réduira comme peau de chagrin la capacité de régulation du seul « demi-État » (« une perte de souveraineté politique qui opère, dans ce cas-ci, de l’intérieur même de leurs institutions » [49]) que possède cette petite communauté politique du « Nord du monde » (Miron).
Transformant la citoyenne et le citoyen en « client qui en veut pour son argent », achevant la dissolution de la figure du pouvoir moderne, la loi 82 réduit le politique à la gestion et « avance l’idée que les différents maillons de la chaîne administrative doivent se considérer non pas comme tributaires d’une certaine idée du bien commun, mais bien comme des PME d’État isolées, tenant registres et comptabilité, naviguant entre les balises de l’équilibre budgétaire et de la compétition avec leur environnement économique immédiat » [50]. C’est ainsi que ce sont des principes apolitiques comme l’efficacité et l’obligation de résultat qui deviendront des critères déterminants pour évaluer les pratiques de l’administration publique et pour juger de la justesse des orientations prises par des sociétés d’État comme Hydro-Québec.
Dans les années subséquentes, la gouvernance « entrepreneuriale » du Parti québécois (PQ) et du Parti libéral du Québec (PLQ) se manifestera d’ailleurs par la transformation des mandats ou missions d’organismes publics et parapublics du Québec [51] comme la Caisse de dépôt et placement du Québec [52] et Hydro-Québec. Ainsi, cette dernière connaîtra plusieurs réformes successives [53] qui viendront remettre en cause la mission sociale de départ d’Hydro-Québec, à savoir constituer un service public assurant la distribution de l’électricité au tarif le plus bas possible sur l’ensemble du territoire québécois et soutenir le développement des régions.
Plus récemment, le plus gros producteur mondial d’électricité a fait les manchettes lorsque sont revenues les rumeurs de sa privatisation (complète ou partielle) et lorsque fut connue l’existence d’une entente secrète [54] avec Pétrolia concernant les droits d’exploitation du pétrole sur l’île d’Anticosti. C’est donc dans un tel contexte marqué par nombre de controverses que PKP accède à la présidence du CA d’Hydro-Québec.
PKP : la figure symbolique du commanagement québécois Pour la plupart des Québécois et des Québécoises, Québecor est indissociablement lié au nom des Péladeau et, depuis une quinzaine d’années, aux trois initiales de l’héritier : PKP. Voilà un personnage peu charismatique, mais fortement présent dans l’actualité et l’espace médiatique québécois ; c’est, par exemple et, selon chacun, le super héros du Québec inc., « Le Banquier » de TVA [55], le grand mécène culturel derrière Éléphant et MATV, la star de « Labeaumeville » et de ses « cols rouges », le puissant lobbyiste qui a gagné sa partie de bras de fer contre le PLQ concernant la cause de sa vedette de conjointe (les traitements contre l’infertilité sont maintenant assurés par l’État [56]), le « voyou » de Sylvain Lafrance [57], le président du CA d’Hydro-Québec voire le prochain chef du PQ…
En fait, celui que le journaliste du Maclean’s Martin Patriquin a désigné comme le King of Québec [58] bénéficie aujourd’hui du statut de vedette dans le Québec francophone [59] et constitue – et c’est ce que je voudrais démontrer ici – la figure symbolique du commanagement au Québec. Qu’est-ce que le commanagement ? Cette expression est du spécialiste français du berlusconisme Pierre Musso qui, lui-même, s’inspire, entre autres, de certains travaux de Lucien Sfez et Pierre Legendre [60]. Par là, il désigne :
« L’évacuation du politique et de la conflictualité au profit du dogme managérial de l’efficacité et du consensus réunis, […] la confusion entre le management de l’entreprise néo-fordiste (de communication) et l’hégémonie symbolique et politique du discours communicationnel ; il occupe l’espace libéré par la critique de l’État et crée progressivement un nouvel espace symbolique normatif de valeurs et de croyances [61]. »
En d’autres mots, plus et mieux peut-être que les Beaudoin de Bombardier, les Desmarais de Power Corporation, les Francois Legault, Jean Coutu, Jacques Ménard, Charles Sirois du Québec inc. ainsi que tous et toutes les invitéEs réuniEs au Château de Sagard en l’honneur de Jacqueline Desmarais en août 2008, PKP évoque ce « nouveau mode de production du symbolique, moins par l’État et ses partis que par l’entreprise et les médias » [62]. En effet, à l’heure où les Bill Gates et Paul Desmarais sont reçus ou salués comme des chefs d’État, où l’Entreprise triomphante tient le haut du pavé contre l’État en crise, on peut certes faire quelques parallèles entre Berlusconi et PKP.
Bien évidemment, toute comparaison est boiteuse et particulièrement celle-là pourrait-on ajouter – PKP n’est pas Berlusconi, pas plus que le Québec n’est l’Italie – et on sait qu’à trop forcer le trait on risque l’insignifiance, mais ici l’exceptionnelle fusion des pouvoirs médiatique et économique que représente le phénomène Berlusconi en fait une sorte d’idéal type à partir duquel l’examen du cas PKP peut se révéler fort heuristique. Ainsi, PKP – à une échelle plus modeste (et dans un contexte sociopolitique national différent) – ne constitue– t-il pas « notre » figure symbolique du commanagement ?
Par exemple, le Cavaliere italien et notre nouveau sauveur national ne procèdent-ils pas à la même célébration du capitalisme, du divertissement et de l’individualisme à travers leur immense empire médiatique, et ce, particulièrement, en imposant les codes culturels de la « néo-télévision [63] » ? Berlusconi-Mediaset et PKP– Québecor ne portent-ils pas le dogme du Management en politique (la politique devenant du management continué par d’autres moyens) ? La politique pour PKP, comme pour Berlusconi, ne serait-elle pas l’extension de l’Entreprise de communication, un travail symbolique faisant la promotion de l’efficacité, de la discipline et de la « bonne gouvernance » ? Comme si ce n’était définitivement plus par l’organe de l’État qu’une communauté politique se pensait, mais par l’Entreprise-organisation [64].
Un dernier point commun et non le moindre consiste en la promotion d’un nationalisme de droite qui, dans le cas du Québec, est fortement colorée par l’exceptionnalisme que constitue le cas Péladeau. En effet, il ne fait aucun doute que de nombreux et nombreuses QuébécoisEs trouvent en PKP quelqu’un partageant enfin – ce n’est pas courant dans le monde des affaires et, a fortiori, chez les patrons de presse – leur parti pris nationaliste [65]. Choisir Vidéotron comme opérateur technologique, pour celles et ceux que le nationalisme économique titille le moindrement, n’est-ce pas faire un pied de nez au conglomérat anglo-canadien concurrent, ce Bell/ BCE tant honni et qui a abusé de son monopole pendant si longtemps ?
Comment pourrait-on en vouloir à celui qui – comme Berlusconi et son conglomérat Mediaset en Italie – facilite la vie quotidienne de millions de QuébécoisEs, les « divertit à en mourir », leur fournit une panoplie de produits et de services intégrés (« le pouvoir de tout avoir sous un même toit » proclame une pub de Québecor [66] ? On a donc là une partie de la réponse de l’énigme présentée ci-dessus : pour beaucoup de QuébécoisEs, PKP sur le CA d’Hydro, c’est une bonne affaire ! On le connaît, c’est un capitaliste « bien de chez nous », il n’a pas peur de se mêler à la foule des partisanEs des Nordiques de Québec (il ne se terre pas dans son château de Sagard) et, surtout, il semble du « bon bord » (souverainiste ou du moins nationaliste) comme son père. Pourquoi donc s’en inquiéter ?
Ainsi, il ne fait aucun doute qu’au jeu du nationalisme politique, culturel et économique québécois, PKP-Québecor bat à plate couture les Desmarais-Power Corporation. De son mécénat culturel québécois dont l’empire fait grand cas dans ses médias jusqu’à son offre de service bénévole comme administrateur hydro-québécois en passant par le caractère « national » de son patrimoine et des investissements de QMI, l’appel aux émotions – ici à la fierté nationale – représente une fallacie [67] couramment employée par PKP : « Travailler pour Québecor, c’est travailler pour le Québec tout entier… » [68], dira-t-il lors de la marche bleue des partisanEs d’un retour des Nordiques de Québec.
Conclusion : le Québec comme marchandise
Mieux peut-être que la Commission Charbonneau, mieux que l’apologie délirante de Paul Desmarais dans les médias de Gesca le 10 octobre dernier, au lendemain de son décès, mieux que la propagande à la petite semaine des valeurs du fric, de l’ambition et de l’entrepreneuriat dans nos médias grand public, il y a donc, dans la médiatisation de la figure symbolique de PKP, dans les nominations péquistes de notre vedette du commanagement, comme un condensé kaléidoscopique de ce que la société québécoise advient, ce que le Parti québécois [69] est bel et bien devenu, un condensé de ce Québec livré, sans mémoire, à cette postmodernité marchande.
La montée en force de la « marque » « PKP-Québecor » affirmerait ainsi, pour qui sait voir, le scandaleux dans le banal (Pasolini), le ravalement bien contemporain des idéaux démocratiques et l’essor d’une droite décomplexée qui, forte de la possession du mégaphone des médias de masse, est à même de créer, dans le sillage de la critique de l’État providence, un nouvel espace symbolique normatif de valeurs et de croyances structurées autour de l’efficacité technico-économique et de la bonne gouvernance, un espace où l’idéologie managériale peut se déployer comme jamais et coloniser ce qui restait jusqu’alors à l’abri de la nouvelle économie politique de la communication (le monde des idées et de la culture à Radio– Canada, par exemple).
Quand, au nom des intérêts privés de l’économie, on consent à dénier le droit du public à une information de qualité, quand, au nom d’une fatalité dont on ne sait la source, une ministre de la Culture et des Communications semble satisfaite de proclamer son impuissance à s’attaquer à l’hyperconcentration de la presse [70], lorsqu’un héritier de l’industrie des médias et du divertissement s’apprête à prendre les commandes d’un parti galvanisant jadis les espoirs de tout un peuple, quand on n’a collectivement plus d’autre idée que d’être efficace [71], on peut douter, comme l’écrit si justement le sociologue Gilles Gagné, « qu’une communauté politique parviendra à prendre le relais de la communauté culturelle [et que] dans l’avenir prochain, il existe encore au Québec une totalité morale irréductible aux valeurs de l’autoréférence financière et à celles de la production de gadgets » [72].
« Tout ce qui est médiatique est politique. » Francois Miterrrand
« Il y eut un temps pour les René Lévesque de ce monde. Peut-être sommes-nous au temps des Pierre-Karl Péladeau ? » Richard Le Hir
« Des médias cyniques, mercenaires et démagogiques produiront avec le temps un peuple aussi minable qu’eux ! » Joseph Pulitzer
Benoit Gaulin