L’action émeutière touche pratiquement tous les aspects de la vie sociale et culturelle : la distribution de logements, l’aménagement urbain d’un quartier, l’amélioration des conditions de travail et le relèvement des salaires… Selon la presse nationale et internationale, le nombre d’émeutes qui éclatent partout dans le pays dépassent le seuil de 10000 par année. Cette forme d’expression politique est devenue le quotidien des Algériens depuis maintenant plus d’une dizaine d’année.
C’est la Kabylie de 2001 qui a ouvert le bal de la revendication par l’émeute. « L’émeute géante » en 2001 n’a pas débouché sur un processus révolutionnaire. Elle aurait pu. A défaut d’un processus révolutionnaire, la révolte en Kabylie de 2001 introduit dans l’espace algérien une autre voie de la révolte : l’émeute. Car l’élite politique et la direction qui s’est érigé n’a pas conduit la protestation vers un processus de changement politique et social national et démocratique. Elle l’a confiné dans un débat communautaire et identitaire réducteur. L’impasse politique a laissé la place à l’émeute.
La dérive Mozabite
Le problème de l’émeute, sans direction, la protestation peut aller dans tous les sens. On peut y trouver des mafieux, des voyous surfant sur des revendications justes et légitimes. Le Pouvoir de Bouteflika a caressé dans le sens du poil toute émeute. Mêmes des étudiants ferment leurs instituts pour réclamer le rachat, remettre en cause la compétence de leur enseignant ou carrément faire du forcing pour un passage sans examens !!!! Il suffit de trouver des apprentis sorciers parmi les émeutiers pour l’orienter et lui donner un sens. Ce fut par exemple le cas à Ouargla où les émeutiers se sont attaqués aux femmes, considérées comme l’incarnation du mal. Parmi les émeutiers d’Ouargla, il y avait surement des « Salafistes » qui ont bien orienté le mécontentement et l’émeute.
Aujourd’hui, les événements tragiques que connait la région du Mzab obéissent à la même logique. Elle est de l’ordre de l’émeute avec une dimension mafieuse soutenu par un discours religieux « Wahabite » haineux à l’endroit des « Ibadites ». Le Mozabite devient le bouc émissaire, celui qui incarne le mal aux yeux des protestataires.
Cette crise qui traverse la région du Mzab, où des émeutiers appartenant à la population arabophone avec un Islam Malékite s’attaquent aux biens et aux personnes de la population berbérophone Mozabite, musulmane Ibadite, prend la forme d’un conflit communautaire. Elle prend les relents d’une manipulation occulte dans un contexte régional instable et une situation nationale centrée sur la présidentielle où les enjeux de succession prennent une dimension tragique.
C’est là où réside l’interrogation !
Le premier écueil à éviter est de dépasser les lectures « anthropologistes » et « ethnécistes » de ce conflit. D’abord parce que ces lectures ne sont pas constructives d’un avenir radieux et démocratique. Elles font le lit de régression culturelle et intellectuelle. Ensuite, parce que le réel d’aujourd’hui en Algérie et ailleurs est moderne avec son lot de contradictions les plus contemporaines.
Aux origines de la modernité algérienne
L’introduction de la modernité version capitaliste dans l’espace algérien, notamment dans sa forme coloniale, a complètement restructuré la société. L’ancienne société, celle de Massinissa dans l’antiquité, celle des « envahisseurs » Banou hillal au Moyen-Age, ou encore celle des Rostomides fondateurs du premier Etat du Maghreb central et ancêtres des Mozabites, n’existe plus. Le rapport à cette société devient dans ces conditions mythique et mystique, donc avec une forte charge idéologique inopérante. Nous avons vu ce à quoi on a aboutit avec la soit disant réapparition des anciennes structures appelées « Aârouche » en Kabylie de 2001.
La restructuration de la société est à l’image de la structuration spatiale. La colonisation a remodelé l’espace algérien. L’espace urbain est le premier touché. Dans le sillage d’Haussmann et de Napoléon à Paris du 19° siècle, les villes algériennes furent fondamentalement détruites et restructurées. Les autochtones marginalisés sont exclus de leurs villes. Une première définition du paysage coloniale est engendrée par la reproduction outre-mer d’une image urbaine française, destructrice et affirmative de la puissance et de la différence. C’est le style du vainqueur [1] ! Une deuxième ligne vers la fin du 19° siècle marque un tournant dans le traitement de l’espace urbain vers le style du protecteur. C’est la politique appliquée en Tunisie et surtout au Maroc. La ville coloniale se juxtapose à coté de l’ancienne ville autochtone. Cette dernière est préservée et avec elle la structure sociale qui lui a donnée naissance. C’est la même démarche appliqué au sud algérien. La cité du Mzab est ainsi préservée.
Le conservatisme de la société du Mzab et son attachement à son identité ancienne n’est donc pas d’essence identitaire, ethnique ou religieuse. Ce n’est pas une spécificité Ibadite qui s’oppose à l’identité Malékite. Elle a une base historique et matérielle.
Le même rouleau compresseur se déroule sur le reste du territoire avec l’enjeu du foncier agricole. P. Bourdieu et A. Syad dans le « Déracinement » [2] expliquent le phénomène et usant des notions « d’acculturation » et de « déculturation ». Le capitalisme colonial a besoin des terres fertiles, celles des plaines et des haut plateaux. C’est l’espace occupé par les arabophones. Elles seront profondément restructurées en anéantissant les structures tribales. C’est la déculturation totale avec une perte de repère et son lot de conservatisme de désespoir. Les territoires montagneux, peu fertile sur le plan agricole pour les profils coloniaux, sont renvoyés à la périphérie de l’économie marchande, en les contenant dans un conservatisme culturel et identitaire. Ce sont des territoires berbérophones. Ils subiront un phénomène d’acculturation selon Bourdieu et Sayad.
La vallée du Mzab est au sud. Elle connaitra, dans son contexte géographique, un sort similaire aux zones montagneuses du nord. Le territoire mozabite est contenu dans un repli identitaire. Les populations arabophones, déjà présentes dans la cité du Mzab dès le 14°siècle (Metlili) vont trouver dans ce territoire un repli territorial.
Crise urbaine
Le conservatisme identitaire culturel et religieux Mozabite se renforce dans les conditions introduites par la colonisation. il est même accompagné par une certaine autonomie de l’organisation politique. Déjà leur allégeance au pouvoir Ottoman était de pure forme [3]. Sous la domination coloniale français, un accord établit en 1853 leur a octroyé une certaine autonomie institutionnelle et juridique [4].
Ce conservatisme se maintient dans l’Algérie indépendante. Malgré leur « émigration » dans différentes régions du pays, leur intégration dans les villes où ils s’installent reste marginale et limitée avec une forte volonté de préserver leur spécificité culturelle et surtout économique, fortement centrée sur le commerce.
Aujourd’hui, la politique de libéralisation économique, la privatisation tout azimute, l’urbanisation galopante de la vallée du Mzab ont engendré un développement social inégal dans la région, avec son lot de chômeurs et des besoins sociaux et culturels grandissant. La ville, centre économique et de décision politique, devient ce centre à enjeux qui polarise toute des populations en quête de statut social et de place dans l’échiquier urbain. Mais lorsque la demande dépasse et de loin les capacités d’accueil, l’enjeu lié à l’occupation de l’espace dépasse toute mesure.
On assiste alors à une urbanisation hors norme, jusqu’à défier l’équilibre écologique de l’environnement, échappant sous l’effet de la pression et du clientélisme à tout contrôle institutionnel. Ce qui rend inopérant les instruments d’urbanisme en vigueur. Le problème se fait sentir davantage dans les milieux les moins favorables à l’urbanisation, dont les milieux sahariens naturellement, et territorialement fragiles et à capacité foncière limitée, comme c’est le cas de la vallée du M’zab. La ligne de démarcation, vu l’histoire et la sociologie de la région, se défini entre les populations arabophones malékites et les berbérophones ibadites. Les premiers sont les moins intégrés dans les réseaux sociaux économiques institutionnels. ils versent dans l’informel. Les deuxièmes sont récupérés par les structures familiales traditionnelles. Ils échappent en quelque sorte aux dégâts de l’informel.
L’opportunisme politique, le clientélisme et la corruption dans la gestion par les pouvoir publics s’installent lourdement. Dans le même sens s’installe la compétition par l’exclusion comme principe de conduite.
Tout ces facteurs, en l’absence d’une vie associative et politique démocratique et transparente développent le réflexe du prédateur qui cherche à prendre sa part du gâteau, sans se soucier du moyen, ni des autres, ni de l’intérêt collectif. Le poids de l’histoire avec ces inerties culturelles et sociologiques nous guette et risque de nous amener vers une régression peu féconde.
Nadir Djermoune, le 18-02-2014