Face à une situation urbaine, architecturale et même territoriale que tout un chacun qualifierait, à juste titre, d’« anarchique » (fawdhaoui, pour reprendre un terme populaire), une nouvelle réglementation qui est censée traduire une nouvelle politique d’urbanisation sera prochainement élaborée par le ministre de l’Habitat, Abdelmadjid Tebboune. Le temps est venu, selon lui, de « revoir de fond en comble » tous les aspects liés à l’urbanisation.
Quel est donc l’enjeu des instruments de planification dans la production de l’espace urbain et dans quelle mesure ils pourraient assurer une évolution en adéquation avec le rythme et le niveau de formation et de structuration de la ville, c’est-à-dire un contrôle de sa forme ?
Pour qualifier la crise, disons que les instruments de planification et d’aménagement urbain en Algérie se caractérisent par leurs défaillances et leur décalage avec la réalité. Ils se retrouvent souvent dépassés au moment de leur aboutissement. Ceci finit par les transformer d’outils de gestion et de régulation urbaines en outils de gestion et de régularisation d’un état de fait. Ce décalage n’est pas un simple dysfonctionnement lié à la mauvaise gouvernance ou aux lenteurs bureaucratiques. Il est le résultat de contradictions entre des choix de planification souvent abstraits qui s’avèrent incapables de contenir la réalité.
Le plan d’urbanisme directeur, un instrument-alibi
Le plan d’urbanisme directeur (PUD) est un instrument de planification urbaine introduit par la législation coloniale en 1958 [1], dans le sillage du « Plan de Constantine » de Charles de Gaule. C’est un héritage colonial resté en vigueur jusqu’en 1990 mais ce n’est qu’à la fin des années 1970 que les villes algériennes ont été dotées de PUD, à un moment où des opérations de logement sous forme de ZHUN (Zone d’habitat urbaine nouvelle), de lotissements et d’équipements étaient déjà en construction. L’Algérie des deux premières décennies d’indépendance avait vécu dans ce qui est connu comme « bien vacant ». Les besoins en production d’espace habitable ne se sont fait sentir qu’au milieu des années 1970.
Les premiers plans établis n’ont fait, dans cette situation, qu’un état des lieux de la ville en pleine transformation. Ils n’ont fait qu’entériner des actions déjà engagées. Les objectifs étaient réduits aux seuls aspects techniques (viabilisation, assainissement) et à la recherche d’une affectation des espaces des différents quartiers en formation.
En réalité, le véritable instrument de planification n’était pas le PUD, simple instrument « alibi ». C’était le Plan communal de développement (PCD) et le lotissement qui constituaient concrètement les outils d’intervention dans la production de l’espace et du cadre bâti de la ville.
Le PCD est un programme financier destiné à satisfaire les besoins d’urgence des habitants, notamment en termes d’équipements. Il est l’échelon qui permet « de regrouper, dans un cadre cohérent, toutes les interventions de portée locale proposées par la commune, réalisées et gérées par elle et financées par les ressources centrales » [2]. Mais la mise en place des mécanismes financiers nécessite un autre instrument relatif à la maîtrise du sol. Le texte fondamental qui allait ouvrir un processus de croissance planifiée de la ville algérienne est l’ordonnance n°74.26 du 20 février 1974 portant constitution des réserves foncières au profit des communes, suivie de plusieurs décrets d’application et de circulaires présidentielles ou ministérielles [3]. Ces textes sont particulièrement importants dans la mesure où ils ont conditionné en grande partie le processus et les formes d’urbanisation actuelles.
En effet, le lotissement, destiné à l’habitat individuel, est le prolongement direct de cette politique de réserves foncières. Il a constitué l’essentiel de l’extension de la ville à côté de l’habitat collectif dans sa forme ZHUN. La constitution des réserves foncières est une obligation. Elle concerne toutes les communes d’Algérie qui doivent établir un programme annuel d’acquisition de terrains. Ce programme doit être approuvé par le wali conformément aux directives du PUD. en ce qui concerne l’affectation de ces terrains.
C’est dans le sens où il n’a d’intérêt pour les communes que celui de définir les surfaces urbanisables que le PUD est un instrument « alibi ».
C’est dans ces conditions que les premières importantes opérations de lotissement ont été engagées d’une manière inégale à la fin des années 1970. Les plans d’urbanisme, en revanche, ne seront engagés qu’ultérieurement, au début des années 1980. Ils définissaient, outre le périmètre urbanisable, les sols affectés à l’habitat individuel, à l’habitat collectif et aux équipements financés par les PCD.
Ni la forme ni la dimension des parcelles ou des îlots, encore moins celles des contours et de la totalité de la ville, ne sont prises en charge. Aucune référence n’est faite à la forme de la ville ni à celle du bâti. Celle-ci est laissée, comme il est admis par la pratique dominante des architectes, à la conception et à l’expérimentation de ces derniers, ce qui est une source de fragmentation urbaine. Dans les lotissements, appropriation individuelle oblige, apparaît la parcelle comme unité d’intervention de base avec quelques références au bâti.
Sur le plan méthodologique, le plan s’appuie essentiellement sur la « Grille théorique des équipements [4] » au niveau de la programmation des équipements [5]. Il reprend comme référence de planification le « zoning » fonctionnel. Cette démarche est, à notre sens, une des causes de la crise que vit la ville dite « moderne ».
La « Grille théorique des équipements » d’inspiration française
La « grille théorique des équipements » est un document de programmation des équipements qui a été élaboré par la CADAT/BEREG. en 1975. Elle consiste en la répartition et la programmation des équipements publics selon des unités dites « de voisinage » ne dépassant pas les 3.500 habitants, c’est-à-dire environ 1.000 logements. Les bâtiments abritant des fonctions spécialisées, (santé, éducation…) sont définis par leurs surfaces, calculées selon le nombre d’usagers d’une manière strictement théorique, en partant des surfaces calculées selon les besoins de l’immobilier industriel !
Cette démarche est inspirée de la même pratique en vigueur en Europe, notamment en France [6]. La France sous Charles de Gaule était une France capitaliste industrialisée, qui avait engagé la « reconstruction » de son économie après la Seconde Guerre mondiale avec un poids exclusif de l’Etat et une conception centralisée de l’exploitation de l’énergie et des matériaux. Comme l’Allemagne, elle était alors traversée par l’idéologie techniciste, théorisée par l’école allemande du Bauhaus et soutenue par les hypothèses de Le Corbusier. Elle a provoqué l’appel à une concentration de l’industrie du bâtiment dans les grandes entreprises. Cette politique était soutenue par un manuel de construction élaboré par l’Allemand Ernst Neufert [7]. Le « Neufert » résumait d’une manière exhaustive les normes surfaciques de toute construction selon les besoins de l’industrie. Il est devenu l’incontournable ouvrage pour toute conception pour les étudiants algériens.
A l’inverse, le capitalisme italien est « sous-développé », comparé à celui allemand ou français de l’après- Guerre. L’Italie a fait, dans ces conditions, le choix de la décentralisation, du local. La récupération de catégories frappées par le chômage, donc avec une faible formation professionnelle, a provoqué une réaction anti-technologique, aux conséquences essentielles sur la production de l’espace. Avec cette « génération qui identifie les horreurs de la guerre avec le mythe du développement technique », pour citer Tafuri [8], il ne lui restera comme possibilité que de faire appel aux cultures locales et artisanales du bâtiment, avec comme objectif clairement assumé de « définir un langage directement accessible aux classes populaires » [9].
Ce retour à des technologies et à des motifs traditionnels et populaires s’accomplira à l’aide d’un manuel. Le Mannuale dell’Archittetto , élaboré en 1946 par Mario Ridolphi, s’est posé en rival du « Neufert » franco-allemand. Cette orientation était soutenue par une tradition théorique et philosophique qui dépassait les clivages idéologiques, où on retrouvait l’influence de Benedetto Croce pour les libéraux et d’Antonio Gramsci pour le courant marxiste. Ce dernier voulait relier l’idée d’une « culture populaire » avec le patrimoine des formes des bourgs et des villages, pour définir un milieu urbain compréhensible pour les classes populaires.
Dans ce cadre a émergé, sur le plan heuristique, l’Institut universitaire de Venise au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. Dirigé par l’architecte Samona, il regroupait les « laissés pour compte » des différents courants idéologiques, les « exclus de nominations universitaires », note J. Castex. Parmi eux, Scarpa, B. Zevi, G. De Carlo. Muratori, plus tard, C. Aymonino, A, Rossi, M. Tafuri, L. Benevolo et G.F.Caniggia. Les débats très polémiques et les controverses ont transformé l’institut en école qui a fait vite tache d’huile en Italie puis en Europe et dans le monde. Sa thèse était « anti-moderne » pour ainsi dire. Elle refusait la Charte d’Athènes [10] et s’opposait à l’influence de l’école allemande du Bauhaus sur l’enseignement et la production de l’espace. Elle renouait avec l’histoire de la ville et tentait la récupération des tissus et de leur logique de structuration. La France post-Mai 1968 a pris le relai avec, entre autres, l’Ecole de Versailles de Panerai, Castex, J. Charles Depaule sous l’influence du sociologue H. Lefevbre.
L’Algérie indépendante a suivi le chemin tracé par la France de Le Corbusier et de la Charte d’Athènes. Ce choix a été dicté par deux critères : l’option de développement économique centré sur l’industrie industrialisante du capitalisme d’Etat algérien version Boumediene et le poids de l’héritage culturel et intellectuel colonial, présent à travers la matrice idéologique du « plan de Constantine » de 1958, basé sur les thèses de Le Corbusier et de la Chartes d’Athènes. Dans un espace devenu « bien vacant », face à une société qui culturellement et socialement renaissait de ses cendres, le choix a été vite fait pour une construction rapide du pays avec le souci légitime de combler le déficit en logements selon les catégories du Mouvement moderne.
La rupture engagée par l’architecture dite « urbaine », pensée en vogue en Europe des années 1980 portée par les coopérants techniques français et italiens, a traversé timidement et inégalement les instituts d’architecture algériens. Les bureaux d’étude et maîtres d’ouvrage sont restés imperméables au nouveau discours. Un colloque sur les tissus urbains s’est tenu à Oran en 1987 [11] ; seuls les initiés sont au courant. L’enjeu est ailleurs.
Nadir Djermoune
* La seconde partie de cette contribution sera publiée incessamment. Elle porte sur l’étalement et la fragmentation de l’espace urbain en Algérie.