Groupe de quatre hommes souriant à l’appareil photo
Aziz Smati (second à partir de la gauche) avec Cheb Khaled (en rouge) en novembre 1993t. Photo courtesy de Aziz Smati
Il y a vingt ans, le 14 février 1994, pour la Saint Valentin, le Groupe Islamique Armé envoya un message de haine aux artistes algériens et aux jeunes qui les aimaient, en tirant sur Aziz Smati, producteur bien aimé de l’équivalent local de MTV. Son légendaire programme, Bled Music (Bled veut dire ‘pays’ ou ‘patrie’ ou ‘village’), éclata sur les écrans en 1989, au cours d’un unique instant d’ouverture politique dans l’Algérie post-indépendante.
Alors que le pays cahotait hors du système du parti unique - pouvoir unique, pensée unique -, ce programme donnait un aperçu énivrant de ce à quoi pourrait ressembler un programme vraiment nord africain, et quel son il aurait. Il proposait des airs indubitablement algériens, présentés dans un argot typiquement algérien par l’étudiante Samia Benkherroubi qui exsudait une chaleur très algérienne à travers le petit écran.
Et pendant ce temps, la tentative démocratique de la fin des années 80 dans ce pays à majorité musulmane était exploitée par les intégristes qui fleurirent dans le bouillon de culture de l’avènement brutal du multipartisme, et qui, dans les années 90, déclarèrent la guerre à la société tout entière, une guerre qui tuera jusqu’à 200 000 personnes (et à laquelle l’état répondit par d’autres violations)
Repensant à cette période, Samia se souvient que ‘ Nous pensions que notre révolution était accomplie. Mais on s’est bien fait avoir par les Islamistes qui étaient beaucoup plus organisés que nous’.
L’une des cibles de l’intégrisme en plein bourgeonnement était la musique. Dans les communes controlées par le Front Islamique du salut (FIS) après les élections de 1990, le parti interdit la musique lors des mariages, et de danser en public. Samia et Aziz reçurent des menaces et des lettres d’insulte. ‘Arrêtez ce programme. Vous êtes contre le Coran. La musique est interdite. Vous allez voir ce qui va vous arriver.’
Je leur ai demandé s’il y avait quelque chose de fondamentalement anti-intégriste dans le fait de créer un tel programme dans cet environnement. ‘Pour nous, faire un programme musical était une chose parfaitement normale’, répond Aziz. ‘La musique a toujours existé en Algérie. Même nos parents n’ont jamais dit que c’était haram [interdit]. Juste par ce que des extra terrestres débarquent et vous disent que c’est interdit, je n’allais pas me mettre à les croire. Et j’ai continué à faire ce que je faisais’.
Les choses devinrent pires. Les islamistes envoyèrent des lettres de menace aux marchands qui vendaient les cassettes. Finalement, déployant une violence tout azimut en 1993 et 1994, ils assassinèrent les chanteurs comme ‘Cheb Hasni’, de milieu ouvrier, dont la chanson sur les cœurs brisés ‘Ne me pleure pas, dis seulement que c’était mon destin’ (‘Metebkish Hada Mektoubi’) prit un tout nouveau sens. ‘Il chantait surtout l’amour’ commente Aziz. ‘Il était aimé de la jeunesse. C’était pour effrayer les gens. ‘Tout ce que vous aimez, on va le tuer’ ’.
Dans cet contexte, ce que faisaient Aziz et ses collègues devint une entreprise à haut risque. La récompense du producteur pour avoir procuré aux jeunes une heure d’oubli par semaine devant la télé, loin de la trépidation environnante, se résume en fin de compte à quatre balles, la paraplégie et une chaise roulante.
Aziz démarra à la radio en tant que réalisateur directeur d’un programme intitulé ‘Le Rock Local’, mais il rêvait de créer un ‘Hit Parade à l’Algérienne’ à la télévision. Comme Aziz me le dit, ‘il y avait très peu de chanteurs qui avaient accès à la télé. Ils jouaient une musique très moyen-orientale, mais la musique de chez nous, le Raï, on ne l’entendait pas. Ils disaient que c’était une musique vulgaire qui ne devait pas être programmée à la télé’.
Le Raï - dont les paroles traitent souvent d’amour et de vin – est une sorte d’hybride hip-hop nord africain qui démarra comme musique bédouine. Le Bled Music d’Aziz Smati présenta les premiers clips de Raï sur ENTV, la chaine nationale.
Tout le monde aimait Bled Music. Je fus une grande fan dès que je tombais dessus une nuit dans le living room de mon père dans la banlieue d’Alger. Quand je rencontrais Aziz et Samia pour la première fois en 2008, il a fallu que je me retienne de leur demander des autographes. Autrefois, les créateurs de ce programme étaient inondés de lettres de fans. Il n’y avait pas de Billboard Chart en Algérie, alors Samia demandait aux auditeurs de lui écrire en indiquant leurs préférences, et c’est ce qu’ils utilisaient pour étalonner les chansons. ‘Le programme essayait de rendre accessibles les chansons algériennes’ me dit Samia. ‘C’est devenu un programme très populaire, parce que tout le monde le regardait, des gens de toutes les catégories sociales et de tous les âges’.
Bled Music, et ce qui le suivit, Rockrocki, révolutionnèrent tant la musique que le langage considérés comme acceptables en prime time. Les présentateurs et les invités parlaient vraiment comme le peuple, plutôt que de faire comme s’ils étaient dans l’Arabie du 7 ème siècle.
Comme l’explique Samia, ‘ pour passer à la télé algérienne, il fallait chanter en arabe classique, celui qu’on apprend à l’école’. Aziz se souvient que dans ses programmes, ils ‘voulaient parler l’arabe de la rue, celui que tout le monde comprend. C’était un mélange d’arabe, de kabyle (tamazight) et de français’. Ils couvraient aussi les nouvelles culturelles et interviewaient des artistes émergents. ‘Les artistes et les chanteurs donnaient leur vision des choses’, dit Samia. ‘Et ils ne pouvaient pas faire ça ailleurs. Ils avaient toute liberté de langage, une expression nouvelle et libre. Ce qui le rendait possible, c’était Aziz, qui il était’.
Hamid Baroudi, le chanteur ethno-pop algérien, dont l’inoubliable chanson contre la guerre du Golfe, Caravan to Baghdad resta en tête du hit parade de Bled Music pendant des semaines, est d’accord. Il m’a écrit la semaine dernière pour me dire : ‘Durant les années 90, Aziz était un visionnaire. Il était en avance de 20 ans dans son domaine.’ Pour Baroudi, qui partit avec la tournée mondiale du Womad Festival organisé par Peter Gabriel, l’exploit de Aziz n’est pas seulement créatif, il est aussi citoyen. ‘J’ai vu un enfant de la radio utiliser sans pitié un micro pour faire parler une société qui a vécu les plus sombres années de son histoire moderne, le tout accompagné d’images hors du commun filmé en burlesque, un peu kitsch avec un language du bled. Il la fera habillée d’une music not polish avant de l’intituler du slogan « Bled Music » made in Algeria. 20 ans plus tard je me rend compte qu’elle est toujours d’actualité.”
Au vu de la signification de son travail, et de sa popularité personnelle, la tentative d’assassinat sur Aziz Smati le 14 février 1994 terrorisa le pays tout entier. Ni lui-même ni sa présentatrice n’avaient les moyens de prendre des mesures exceptionnelles de sécurité. Après avoir reçu quatre coups de feu en allant à son travail, d’un jeune homme qu’il avait pris pour un fan, Aziz fut transporté d’urgence à l’hopital de Beni Messous à l’extérieur d’Alger. De jeunes médecins pleuraient à la porte de la salle d’opération pendant que leurs collègues luttaient pour sauver la vie du producteur,- de 11h du matin à minuit.
Samia apprit l’attaque, - qui avait eu lieu pendant le Ramadan, période où les intégristes tuaient plus que jamais -, quand elle arriva au studio d’enregistrement. ‘Le temps s’est arrêté pour moi. Nous avions peur tout le temps à cette époque. Tous les jours nous apprenions l’assassinat de l’un ou de l’une de nos ami(e)s. Nous continuions à travailler comme des automates. Nous travaillions parce que c’était notre seule manière de lutter. Donc jusque-là ce jour du 14 février nous étions comme aveugles sur les dangers que nous courrions tous les jours.’
Ce même jour le fiancé de Samia, Mohamed Ali Allalou, homme de radio et acteur très connu qui travaillait avec Aziz depuis longtemps, se trouvait à Berlin et – malgré une terrible cuite prise pour oublier la violence au pays qui l’avait forcé à quitter la radio et à partir en exil – faisait dans un festival la promotion d’un film, dont le titre était ‘Youcef’,. ‘Dans le hall de l’hôtel, il y une très grande star indienne. Suis fan de ce visage de mon enfance et je n’arrive pas à mettre un nom. Shashi Kapoor ?’. Comme Allalou se reprenait pour affronter le visionnage du film, quelqu’un l’interrompit ; ‘Mister Allalou. Téléphone.’ C’était un ami qui appelait et il lui dit simplement : ‘On a tiré sur Aziz ce matin’. Allalou se souvient que lorsqu’il entendit ces nouvelles d‘Alger, sa ‘ville martyr’, il est ‘tombé dans les bras de Shashi Kapoor’. ‘Et j’ai pleuré comme dans ses films’.
Néanmoins, comme l’Algérie elle même, Aziz ne laissa pas les intégristes le tuer. Après une opération de douze heures, il revint à la vie. Le quotidien Le Matin publia à la Une le jour d’après : ‘ Aujourd’hui, Samia et l’équipe dee Rockrocki ne sont pas en deuil. Ca va faire râler les auteurs de l’attaque et les supporters du terrorisme intégriste, mais Aziz reste parmi nous. Pour produire d’autres shows, pour se battre pour une autre culture’. Mais il ne put jamais marcher de nouveau.
Avec la même détermination têtue qui lui avait permis de tenir tête à l’establishment culturel de l’Algérie, il n’a pas permis que même une tentative d’assassinat le fasse dévier de sa trajectoire. Bien qu’il vive chaque jour les dures conditions de ce changement de vie, il n’a pas baissé les bras. Aziz fait maintenant de l’art en chaise roulante et a ainsi tenu en échec ceux qui voulaient le réduire au silence. ‘Oui, je ne vais pas rester sur mon fauteuil à ne rien faire’, affirme-t-il. ‘Si je me suis battu pour vivre, c’est pour continuer à faire ce que je faisais’.
Il a dirigé un clip émouvant et stylé pour une campagne contre le discriminatoire code algérien de la famille pour ’20 ans Barakat !’ (20 ans, ça suffit !), un groupe de femmes algériennes se battant pour leurs droits. . Toujours dans le défi, Aziz montre des manifestantes dans les rues d’Alger, tête nue, ainsi qu’ Hassiba Boulmerka, la médaille d’or algérienne pour la course de vitesse, qui y apparait en short, tenue qui lui valut des menaces de mort de la part des mêmes intégristes qui l’avaient pris, lui, pour cible.
Ces dernières années, il a collaboré avec Mohamed Ali Allalou et l’écrivain Mustapha Benfodil pour la fabrication d’un livre multimedia sur la ville d’Alger intitulé Alger Nooormal. Aziz compila la bande son qui accompagne le texte, un CD ‘des bruits et des chants d’Alger – des jeunes qui crient, qui chantent dans les stades, tout mélangé’. De plus, il a produit une vidéo qui l’accompagne dont les images évocatives et l’inoubliable bande son retracent l’histoire de l’Algérie après l’indépendance. Le Président Boumedienne proclame le début de la révolution agraire au son du luth ; la corruption du FLN des années 80 est dénoncée sur du rap algérien ; et les victimes des atrocités du FIS et du GIA sont enregistrées au beat enragé du rock algérien.
Samia Benkherroubi évalue le rôle qu’ont joué les performances d’Aziz Smati et le sens de cet anniversaire en 2014 : ‘les islamistes et les terroristes n’ont pas tout détruit. Nous sommes nombreux à être encore là et à combattre leurs idées obscurantistes.’ Leur histoire n’est pas seulement une leçon d’histoire. D’un bout à l’autre des régions à majorité musulmane dans le monde aujourd’hui, les artistes sont sur la ligne de front. D’autres Aziz Smati filent des rêves de musique, de mots et de lumière, que ce soit au Mali, en Somalie ou en Afghanistan. Ils défient l’extrémisme et offrent espoir et même humour à ses opposants, et bien souvent, comme Aziz, ils deviennent la cible des intégristes.
`Le danger n’est pas hypothétique, mais ces artistes comprennent à quel point leur mission est critique. Par exemple, l’auteur pakistanais de pièces de théatre Shahid Nadem et sa compagnie théatrale Ajoka ont traité de tous les sujets, du blasphème aux burqas, et ont été confrontés aux interdictions et aux alertes à la bombe. Pourquoi continuer ? Comme l’a dit Nadeem il y a peu, après la présentation le 7 février de sa pièce ‘Burqavaganza’, ‘si nous abandonnons cet espace, il ne restera plus rien’.
L’histoire se répète. Le collègue de Shahid Nadeem, le distingué professeur de théatre et auteur de pièces Asghar Nadeem Syed a survécu à une attaque armée le 21 janvier à Lahore.. Shahid Shahid Nadeem explique que Syed est un opposant de longue date à l’extrémisme religieux ; il y a trois ans il a écrit une série de télé populaire sous le titre “Khuda Zameen se Gaya Nahin Hai” (Dieu n’a pas encore quitté la terre), sur la menace de talibanisation du Pakistan. Selon Nadeem, c’est peut être bien la raison de l’attaque subie par son collègue. Heureusement, comme Aziz Smati, Syed a survécu.
En tout cas, des crimes de ce genre font des victimes principales et des victimes secondaires. Ceux autour de la personne visée sont aussi dramatiquement affectés. Samia Benkherroubi dut s’enfuir en exil peu après l’attentat sur la vie d’ Aziz, abandonnant derrière elle sa famille bien aimée et son travail. Aujourd’hui , elle dit : ‘Aujourd’hui j’ai juste envie de croire que ce qui nous est arrivé ne se reproduira plus jamais. Mais je reste consciente et lucide que ce n’est qu’un rêve et qu’aujourd’hui il n’y a qu’à regarder ce qui se passe en Egypte, en Libye, en Syrie pour voir les mêmes methodes se reproduire.’ Mais nous continuons aussi à nous battre, pour ce qui me concerne à travers le féminisme et la promotion de l’égalité entre les hommes et les femmes’. Elle forme maintenant les nouvelles générations de défenseuses des droits algériennes pour le Fond des Femmes en Méditerranée.
Pour rendre hommage à la détermination de gens comme Samia Benkherroubi, Mohamed Ali Allalou, Shahid Nadeem, Asghar Nadeem Syed, et plus encore à celle d’Aziz Smati, il nous faut soutenir tous ceux qui, comme Aziz, opposent des chansons aux ceintures d’explosifs et luttent par l’art contre l’intégrisme. C’est pourquoi, en ce 14 février 2014, envoyons lui cette carte de la Saint Valentin, message d’amour pour Aziz et son travail, de la part des innombrables milliers d’entre nous à qui il apporta des joies improbables en des temps difficiles. Les forces de la régression l’ont mis dans un fauteuil roulant et l’ont privé de l’usage de ses jambes, mais il se tient debout, et il est plus grand que beaucoup d’autres ne le seront jamais.
Karima Bennoune