Ça commence aujourd’hui. Pour la tournée de promotion du film, j’ai sillonné la France avec Bertrand [Tavernier]. Nous avons projeté le film, débattu avec un large public d’enseignants. J’étais sidéré de voir à quel point la France est homogène dans ses besoins. On a coutume de dire que le Nord est particulièrement sinistré. Mais il y a des Nord partout en France : c’est plus petit, plus concentré sur certains quartiers
Je me souviens des manifestations que faisait ma mère dans les années 1970. J’avais collé sur mon cartable un autocollant « profs, parents, élèves, tous unis, non à la réforme Haby ». J’avais participé, du haut de mes 7 ou 8 ans, à la manif C’est incroyable de voir que rien n’a changé. Depuis toujours, les instituteurs réclament plus de postes. C’est mathématique : moins on a d’élèves, mieux on peut s’en occuper. Sur le tournage, lorsqu’on faisait les scènes avec les 33 enfants, je comprenais ma douleur Tous veulent que les yeux de l’instituteur s’arrêtent sur ce qu’ils sont en train de faire. Même si ce n’est pas dit comme cela, ce qui s’exprime, c’est : « regarde ce que je fais, regarde comment je suis, comment je vis, tu vois, on peut m’aimer » Les années passent, les ministres de l’Education et les réformes passent, et personne ne s’attaque au fond du problème, qui est de dégager de l’argent pour former plus de personnes.
Responsabilité. J’évite de me poser la question de la responsabilité de l’acteur. Je choisis les sujets qui me plaisent. Si les gens veulent y voir une « mission », ils en verront une, mais ils voient d’abord mon goût. C’est pour cela que les comédiens doivent faire attention à ce qu’ils choisissent : on les regarde à travers ce prisme. Je n’ai pas la chance d’être auteur : ma façon d’écrire, de témoigner, c’est d’accepter ou non certains films.
Rien ne me fait plus plaisir que des gens qui viennent voir Henry V et me disent : « On a vu Capitaine Conan, Ça commence aujourd’hui, Scapin et on a adoré ; on s’est dit qu’on ne pouvait pas rater Henry V. » Par confiance. Je veux préserver cela, c’est ce qui m’anime. Un artiste est quelqu’un d’égoïste : on décline ce qu’on aime profondément, et pas autre chose. Plus on est authentique, personnel, « égoïste » mais un égoïsme moteur, porteur , plus les gens sont en contact avec vous, vous comprennent et apprécient.
Audimat, sondages. A la télévision, tout est fait à l’envers. Des milliards de francs se décident sur l’Audimat, le choix des émissions se fonde sur quelque chose de virtuel, dont personne n’a le contrôle. Les scénarios des téléfilms sont passés à la Moulinette, pour qu’il reste ce qu’on pense nécessaire de rire, d’émotion, etc. Mais si c’était aussi simple, « Balzac » aurait dû marcher aussi bien que « Monte-Cristo », or il a nettement moins bien marché. Il ne suffit pas de faire appel à Josée Dayan et Depardieu.
Tout est devenu très virtuel, y compris en politique. C’est quand même incroyable : des gens sont morts, ont pris des risques énormes pour mettre sur pied le droit de vote. Des femmes se sont battues pour l’obtenir. C’est cela, le vrai sondage : les élections avec lesquelles on a rendez-vous régulièrement, les référendums exceptionnels qui, à mon avis, devraient être plus nombreux. Si on se déplace certains dimanches pour aller voter, c’est justement pour savoir ce que pensent les gens de telle ou telle politique. Et au lieu de cela, les hommes politiques ont inventé ce cancer de la politique que sont les sondages, qui ne sont pas représentatifs de quoi que ce soit.
Théâtre politique, théâtre citoyen. Un grand metteur en scène, Otto Margreshka, a dit un jour que sa grande erreur avait été de faire du « théâtre politique ». J’ai mis du temps à comprendre, mais je pense l’avoir compris. Le théâtre se suffit à lui-même. Ce n’est pas parce que je jouerai Henry V de Shakespeare avec un treillis militaire et « Poutine » écrit sur ma casquette, que les spectateurs seront plus intelligents et feront le lien avec les conflits actuels Ils sont capables de voir dans une pièce, qu’elle ait été écrite il y a 450 ans ou il y a 30 ans, si des choses font écho ou pas. Et cela fera d’autant plus écho qu’on ne mettra pas le doigt dessus.
Plus on sera fidèle au texte, plus on essaiera de résoudre les questions qu’il pose, et plus on aura cette volonté farouche que chaque personne comprenne. Ce qui me fait plaisir avec Henry V, c’est de voir que tous initiés et non-initiés sortent en disant : « on a compris ». C’est peut-être cela, la vraie mission de l’acteur, ma vraie mission en tout cas : faire en sorte que tout le monde comprenne. Le « théâtre citoyen », ce n’est pas seulement le prix des places. C’est penser à ce que tout le monde voie, tout le monde entende, tout le monde comprenne, tout le monde soit bien installé ; si on a les moyens de faire baisser le prix des places, tant mieux. Mais ce n’est qu’un des paramètres.
Art populaire. Quand je suis rentré à la Comédie française, il y a neuf ans, mes parents m’ont demandé comment ils devaient s’habiller pour venir Le théâtre est pourtant l’art populaire par excellence. Mais regardez qui est à la tête de nos théâtres, regardez comment se font les nominations Je crois qu’on a définitivement tué Vilar en France.
Quelques metteurs en scène ont cette volonté de faire en sorte que tout le monde ait accès à ce qu’ils font. Etre populaire, ce n’est pas niveler par le bas, en aucun cas : être populaire, c’est l’art de transmettre. D’autres sont plus dans la recherche, et c’est tant mieux ; j’adore le théâtre de Claude Régy, mais ce que j’aime chez lui, c’est qu’il ne prétend pas incarner l’esprit du théâtre populaire. Tout a droit de cité dans l’art ; mais qu’on ne nous dise pas à longueur de journaux, comme Libé, comme Le Monde, que c’est cela qu’il faut aimer, sinon on est un con. Tout le monde doit avoir la place de s’exprimer. L’important, c’est que l’on ne mette pas tout dans la même direction.