A l’heure de la grande prière, vendredi 10 janvier, la mosquée centrale de Reyhanli se remplit de fidèles. Moustafa, lui, ne prend pas garde aux appels du muezzin. Main dans la main avec sa femme, gantée et recouverte d’un niqab dont seule une paire d’yeux émerge, ce jeune Tunisien de 22 ans, qui porte une longue barbe, un pantalon bouffant et un gilet à poches en tissu camouflage, savoure un bref moment de répit en déambulant, rêveur, dans la rue commerçante. La veille, il était encore en Syrie.
Depuis sept mois, il combattait dans les rangs de l’Etat islamique en Irak et au Levant (EIIL), un groupe djihadiste proche d’Al-Qaida qui rassemble nombre de volontaires étrangers venus faire la guerre au régime de Bachar Al-Assad. Mais depuis le 3 janvier, « Da’ech », l’acronyme arabe de l’EIIL, subit de cuisantes déconvenues dans le Nord syrien où il avait pris ses quartiers.
D’Alep à Deir ez-Zor, ses hommes sont sous le feu conjoint d’une coalition rebelle formée de l’Armée syrienne libre (ASL), du Front islamique et de Jabhat Al-Nosra, une autre formation djihadiste. Les combats ont fait plus de 500 morts en dix jours. Chassés de leur base d’Alep, assiégés à Rakka, qu’ils ont contrôlée pendant plusieurs mois, les djihadistes de l’EIIL refluent vers la frontière turque. Le village syrien d’Al-Dana qui leur servait de base arrière a été encerclé. Moustafa a profité de la débandade pour se faire la belle. Avec sa femme, venue l’attendre côté turc, il veut maintenant reprendre l’avion pour Tunis au plus vite.
« LE RÉSULTAT, C’EST LA MORT »
« On ne quitte pas l’EIIL. C’est comme changer de religion. Le résultat, c’est la mort. » Yassine en sait quelque chose, lui qui a abandonné l’EIIL avec toute sa brigade pour rejoindre les rangs du Liwa al-Islam, une faction salafiste soutenue par l’Arabie saoudite. Ce Syrien de Deir ez-Zor, installé depuis quelques semaines dans un hôtel du centre-ville de Reyhanli, ne veut pas retourner sur la ligne de front pour ne pas risquer de se retrouver face à ses anciens compagnons d’armes. « Il n’est pas question que je tue mes frères. Notre ennemi c’est Bachar, souffle-t-il. Mais eux ont d’autres objectifs. Ils sont là pour instaurer le califat. »
Dans les rangs de l’Etat islamique, Yassine a croisé des combattants de toutes les nationalités. « Des pays du Golfe, du Yémen, d’Egypte, du Maghreb, de Grande-Bretagne, de France, de Belgique… Beaucoup d’« eurosalafistes », des Blancs convertis. Mais à Deir ez-Zor, le plus gros contingent, 62 personnes, venait d’Azerbaïdjan, raconte-t-il. Aujourd’hui, beaucoup ont rejoint d’autres groupes comme Al-Nosra ou ont fait défection. »
Les combattants djihadistes en déroute sont de plus en plus nombreux dans les provinces d’Antakya et d’Urfa. Notamment dans les villes turques frontalières, à Kilis ou à Reyhanli, dont la population a triplé depuis le début de la guerre et qui font office de base arrière. Les chancelleries européennes sont assaillies de coups de téléphone de familles sans nouvelles.
Dans le même temps, des volontaires continuent d’arriver. L’employé de l’aéroport de Hatay est formel. Chaque matin, de petits groupes de combattants étrangers débarquent en provenance d’Istanbul. « Parfois trois ou quatre, parfois plus. L’autre jour, trente sont venus d’Allemagne », affirme cet homme qui souligne que « les autorités turques pourraient facilement les empêcher de débarquer ». Mais depuis trois jours, toutes les zones frontalières ont été reprises par l’Armée syrienne libre et les passages de la Turquie vers le front sont beaucoup plus compliqués pour les djihadistes. L’EIIL a été repoussé de Tal Al-Abyad, au sud d’Akçakale. Ainsi que de Bab Al-Hawa, à quelques encablures de Reyhanli.
QUITTER REYHANLI « AU PLUS VITE »
Quelques hôtels occupés par les réfugiés servent de points de ralliement pour les djihadistes qui font étape à Reyhanli. Dans l’un d’eux, un immeuble rouge dont les entrées ont été réaménagées pour séparer les femmes des hommes, un groupe d’Egyptiens et de Yéménites est reparti mercredi. Plus loin, on croise deux combattants étrangers, qui entrent dans une agence bancaire. Le plus âgé des deux, vêtu d’un pantalon court et d’une calotte de dévot, jette des regards méfiants. Son compagnon, crâne rasé et longue barbe, qui porte en bandoulière une imitation de sac Vuitton, se montre plus avenant.
Les deux hommes sont britanniques et veulent quitter Reyhanli « au plus vite », après trois semaines à errer dans la région. A la banque qui visiblement en voit passer des dizaines, ils sont venus récupérer de l’argent envoyé par leurs proches, pour se payer le billet retour vers Londres. « Nous n’avons pas pu entrer en Syrie, raconte le plus jeune dans un anglais parfait. Les passages sont trop compliqués en ce moment. » Avant de confier : « Nous étions en contact avec l’organisation humanitaire turque IHH. Ils devaient nous faire passer la frontière dans une ambulance mais cela n’a pas marché. »
Cette ONG islamiste turque controversée, basée à Istanbul, est régulièrement accusée d’entretenir des relations troubles avec les combattants les plus radicaux. Fin décembre, l’IHH a été mise en cause après l’interception par la gendarmerie d’un camion, près de Reyhanli. Officiellement, le véhicule transportait de l’aide humanitaire. Selon la presse turque, il était bourré d’armes et de munitions. L’IHH a démenti tout lien avec ce convoi et a affirmé avoir déjà affrété 35 camions d’aide vers la Syrie depuis le 1er janvier.
Guillaume Perrier (Istanbul, correspondance)