Après le vote à la Chambre basse le 26 novembre dernier d’un projet de loi relative à « la protection des secrets d’Etat », le gouvernement du Premier ministre Abe vient de le faire voter à la Chambre des conseillers (la Chambre haute). La dangerosité de cette loi liberticide et la manière anti-démocratique dont le gouvernement en a forcé l’adoption ont accéléré la mobilisation qui s’est considérablement renforcée : un nombre croissant de citoyens opposés à la loi s’est rassemblé devant la Diète jusqu’à atteindre plusieurs dizaines de milliers dans la nuit du 6 décembre, au moment de l’adoption.
Une atteinte majeure au droit à l’information ainsi qu’à la liberté d’expression
• Elle va autoriser les administrations à classer « secret d’Etat » toute information jugée sensible et relative à la sécurité nationale, à la diplomatie, au contre-espionnage et à la lutte contre le terrorisme. Or, la définition du « secret » est si vague que cette loi pourra permettre tous les abus et renforcer la culture du secret du gouvernement japonais et des administrations déjà bien ancrée, et cela d’autant plus qu’aucun organe de contrôle indépendant n’est prévu. Les administrations auront par ailleurs le droit de détruire les documents « secrets » avant la fin du délai légal de non-publication fixé à 30 ans (et même à 60 ans et au-delà, pour certaines informations, avec l’accord du gouvernement).
• La loi constituera aussi un moyen puissant d’entraver l’accès à l’information des citoyens car elle permettra d’engager à leur encontre des poursuites et de les condamner jusqu’à 10 ans d’emprisonnement et jusqu’à 10 millions de yens d’amende (environ 70 000€). Cela concerne non seulement ceux qui auront divulgué une information dans les administrations, les Forces japonaises d’autodéfense et les organismes privés mandatés dans le secteur « sensible » (ce qui rendra de fait IMPOSSIBLE l’existence des LANCEURS D’ALERTE), mais aussi les journalistes, les citoyens et même les élus qui chercheraient ou inciteraient à chercher une information jugée « secrète ». Par ailleurs, la personne soupçonnée de crime d’après la loi ne bénéficiera pas d’un procès équitable, puisque son avocat n’aura pas accès aux éléments justifiant l’inculpation (il risquerait alors, lui-même, d’être inculpé pour violation du secret) et que le juge ne pourra pas interroger librement les témoins (ils risqueraient également le même traitement). Ce genre de situation s’est d’ailleurs déjà produit en 2002-2005 pour un diplomate qui s’occupait d’affaires « secrètes ».
• Elle permettra également de criminaliser toute activité et opinion exprimées à l’encontre des autorités, puisqu’est qualifiée de terrorisme « l’activité visant à imposer ses principes ou opinion politique ou autre à l’Etat ou à autrui » (article 12). Par exemple, une manifestation exigeant l’arrêt du nucléaire ou une demande de signature pour une pétition pourrait devenir un acte terroriste. Curieusement, cette définition se trouve incluse dans le chapitre consacré à « l’évaluation d’aptitude » des personnes censées manipuler une information jugée « secrète » (les fonctionnaires etc.). Par cette loi, tout citoyen pourra donc être soupçonné de « terrorisme » a priori, et une simple suspicion d’intention équivaudra à un passage à l’acte. Quant à l’évaluation d’aptitude qui doit être effectuée en principe par chaque administration, il est très vraisemblable que ce sera la police et le service des renseignements généraux qui se chargeront de cette opération.
Une tentative de retour au régime dictatorial d’avant-guerre ?
La tentation semble grande en effet chez une grande partie des dirigeants au pouvoir d’un retour à l’autoritarisme anti-démocratique qui prévalait sous le régime militaire des années trente et quarante. Ce n’est sans doute pas surprenant de la part du Premier ministre Abe, petit-fils de l’ancien Premier Ministre Kishi (1957-1960) qui fut un criminel de guerre de « classe A » lors du procès de Tokyo. Ultra-nationaliste et nostalgique de l’époque d’avant la défaite de 1945, Abe a toujours déclaré vouloir « en finir avec le régime de l’après-guerre », sans jamais cacher sa vision révisionniste de l’histoire nationale concernant les crimes commis par l’armée japonaise, par exemple l’esclavage sexuel imposé aux femmes dites « de réconfort ».
Or, il est troublant de constater que cette loi évoque, par son contenu comme par son esprit, trois lois instituées durant la dernière guerre au Japon : celle sur la protection des secrets de l’Armée (1937), puis la loi sur la sécurité et la défense nationale (1941) et enfin la loi de Préservation de la Paix (loi de 1925 modifiée en 1941). En affaiblissant ainsi le pouvoir du Parlement et des citoyens, et en renforçant celui des administrations et de la police, cette loi s’attaque de front à la démocratie, à la Constitution japonaise de 1946 (articles 19, 21) et bien entendu aux Droits de l’homme.
Par ailleurs, son adoption est concomitante de celle instituant le « Conseil de sécurité national » (version japonaise de NSC), adoptée le 27 novembre dernier.
Ainsi, cette loi porte gravement atteinte aux garanties des citoyens définies par les « Principes de Tshwane » (nouveaux principes pour un juste équilibre entre sécurité nationale et droit du public à l’information) élaborés par plus de 500 spécialistes de 70 pays le 12 juin 2013 en Afrique du Sud. Ils stipulent entre autres que les journalistes comme les citoyens ne doivent pas être visés par une loi de protection de la sécurité nationale, mais aussi qu’un organisme indépendant de contrôle doit être institué, et que les lanceurs d’alerte au service de l’intérêt commun doivent être protégés.
Ce sont donc des pas décisifs (et autant de faits accomplis) vers un objectif cher à de nombreux élus du PLD, et spécialement à Abe, celui de s’attaquer à l’article 9 de la Constitution qui stipule l’abandon définitif de la guerre comme de l’usage de la force pour résoudre les conflits internationaux. Ces lois constituent un premier jalon pour en faire adopter une nouvelle, à la prochaine session du Parlement, la loi fondamentale sur la sécurité nationale instituant le droit de légitime défense collective, qui permettra aux Forces japonaises d’autodéfense l’usage de la force aux côté des Américains. L’abrogation par un Premier ministre révisionniste de l’article 9, symbole majeur du pacifisme japonais d’après-guerre, porterait un coup très grave aux fondations démocratiques du pays.
Le gouvernement Abe et le parti majoritaire PLD sont parvenus à faire adopter cette loi liberticide à la hâte (12 jours avec 46 heures de débat à la Chambre des représentants, et 6 jours avec 23 heures de débats à la Chambre des conseillers), au mépris de toutes les règles de procédures parlementaires : en ne présentant qu’au dernier moment le document de travail (92 pages déposées au dernier jour de débat à la commission des lois, le 5 décembre), en restreignant les heures de discussion, en désignant comme rapporteur du projet une « Ministre des mesures pour endiguer la baisse de la natalité » qui fournissait des réponses contradictoires, et par le passage « en force » à la commission des lois de la Chambre haute, dans une confusion totale où le greffier n’a même pas pu transcrire ce que le Président de la commission avait dit, etc. Cet épisode restera dans la mémoire du Japon comme une tache des plus noires sur l’histoire de la démocratie parlementaire japonaise d’après-guerre.
D’abord pris de court, le réveil des citoyens a été tardif, puis à la mesure de ce qui se dévoilait du contenu de la loi, c’est une opposition de plus en plus forte qui s’est exprimée, témoignant de l’inquiétude ressentie devant une telle menace pour la démocratie. L’ampleur de cette mobilisation citoyenne a été sans précédent au Japon : l’audition publique sur internet a accueilli pas moins de 90 480 commentaires en 15 jours dont 77% opposés au projet de loi. De nombreux citoyens, des syndicats et des associations professionnelles ont alors publié une déclaration commune contre ce projet, signée par des avocats, des journalistes de la presse écrite et de la télévision, des universitaires, des scientifiques, des religieux, des personnalités de cinéma, des écrivains, des musiciens et divers artistes... On a pu lire des positions critiques envers la loi et les procédés du gouvernement, non seulement dans la majorité de la presse régionale mais même dans les grands quotidiens nationaux (à l’exception de Yomiuri et de Sankei, les deux principaux journaux de droite). Comme à l’été 2012, contre le redémarrage de la centrale nucléaire d’Ooi, les rassemblements se sont multipliés dans tout le Japon entraînant une baisse notable de la popularité du Premier ministre.
Pour ces Japonais traités de terroristes par un secrétaire exécutif du parti d’Abe parce qu’ils se rassemblaient par dizaines de milliers devant le Parlement afin d’y exprimer leur colère et leur indignation, comme pour tous ceux qui ont protesté contre cette loi, cela aura peut-être été un baptême du feu, le début d’un engagement citoyen pour la démocratie et contre la dérive anti-démocratique du gouvernement Abe. Une manifestation d’opposants à la loi a déjà eu lieu le samedi 7 décembre à Tokyo. Le Comité d’exécution « STOP à la loi de protection des secrets d’Etat », regroupant plus de 75 associations, organisations et syndicats, déclare vouloir lutter jusqu’à son abolition.
Par une ironie cruelle de l’Histoire, c’est au lendemain de la mort de Nelson Mandela, le 6 décembre 2013, que la démocratie japonaise s’est retrouvée mutilée par l’adoption d’une loi liberticide. En face d’un pouvoir tout puissant qui dispose de la majorité dans les deux chambres jusqu’aux prochaines élections, les citoyens engagés continueront leurs multiples luttes et mobilisations (dont celle contre le nucléaire et pour la préservation de la vie des sinistrés de Fukushima), mais leur liberté de manifestation et d’opinion se verra gravement entravée. L’affirmation d’une solidarité internationale envers les citoyens japonais qui luttent pour l’abolition de cette loi scélérate est un devoir nécessaire. Il devient urgent de dénoncer la dérive liberticide du gouvernement Abe qui est indigne d’un pays prétendument « démocratique ».
Yûki Takahata