Le processus désigné comme « construction européenne » est passé (avec des éléments de continuité et des infléchissements majeurs) de la Communauté Économique Européenne (CEE) à l’Union Européenne (UE) - avec entre les deux la crise mondiale capitaliste des années 1970. L’unification allemande et l’extension vers l’Europe de l’Est de cette « construction » (capitaliste) européenne, a radicalisé le tournant néo-libéral des années 1980.
1. Vue d’ensemble
Aux origines
Dans une première étape, consécutive au Traité de Rome (1957), le socle institutionnel de la CEE est mis en place (Commission, « Parlement », élargissement au-delà des 6 États initiaux, etc.).
L’idée était de créer un marché commun, le reste étant censé suivre (harmonisation sociale, éducation...), ce qui est significatif des priorités et des contraintes des « pères fondateurs » de la CEE. Dès 1957, le projet politique des fondateurs divergeait. Certains (Schuman...) défendaient la nécessité d’un fédéralisme européen quand d’autres (De Gaulle...) voulaient s’en tenir à une collaboration inter-étatique sans la moindre remise en cause de la souveraineté des États membres. Ce qui renvoie à la place internationale spécifique de chaque bourgeoisie européenne.
Dans cette phase, la CEE reste subordonnée à la prééminence des États-membres pratiquant des politiques interventionnistes nationales. Le « marché commun » était centré sur la « politique agricole commune » préservée de la concurrence internationale par tout un dispositif protectionniste.
Par ailleurs Il n’existe pas de système monétaire européen pendant les Trente glorieuses. Le contrôle de la circulation des capitaux (interne comme externe à la CEE) est maintenu, comme dans le reste du Système Monétaire International (SMI), basé sur le dollar (seule monnaie alors convertible en or, suite aux accords de Bretton Woods).
En tout cas, le processus entre en crise (années 70), en relation avec la crise capitaliste mondiale (« stagflation », etc.).
La relance de la « construction communautaire » a lieu au milieu des années 80, inséparablement du tournant néo-libéral pris par les bourgeoisies à l’échelle mondiale.
Á propos de la mondialisation capitaliste
Mais avant d’aller plus loin, de quoi parle-t-on lorsqu’on évoque la « mondialisation » capitaliste ?
Depuis le début du XX° siècle, nous sommes dans l’époque impérialiste, marquée par la montée des affrontements entre puissances dominantes et rivales pour le contrôle du monde pour répondre à leurs crises de profit et de débouchés. Cette époque se caractérise notamment par la formation de monopoles, la fusion du capital bancaire et industriel, l’exportation des capitaux [1].
Depuis, le capitalisme mondial a évidemment connu plusieurs périodes [2].
Les années 1970 sont celles d’une crise majeure du profit, en même temps que de contestations de l’ordre mondial. La monnaie US subit un véritable effondrement après les « 30 glorieuses ». La situation de stagflation s’avère catastrophique pour le Capital financier ($ monnaie de réserve). Le Système Monétaire International n’est pas épargné : abandon de la convertibilité du dollar et des parités fixes entre monnaies, montée de l’instabilité monétaire...
Le tournant s’avère indispensable sous peine de dislocation générale du système. Il est engagé aux USA dès 1978 (plan Carter). La situation monétaire est stabilisée au prix d’une politique d’austérité rigoureuse et les taux d’intérêt remontent - le cours du $ double entre 1979 et 1985 (« monétarisme »).
L’Angleterre suit le mouvement dès 1979 (thatchérisme). Puis les principaux pays impérialistes. Partout les acquis sont remis en cause, des branches industrielles entières sont démantelées. Dans les pays dominés (Amérique Latine), la hausse des taux aboutit à la crise de la Dette [3].
En quelques années, les classes ouvrières sont placées sur la défensive, perdent leurs acquis les uns après les autres. Le couronnement de ce processus est la chute de l’URSS, la fermeture du cycle historique ouvert en 1917, et la prise de contrôle direct de l’Europe de l’Est par les capitalistes. Parallèlement on assiste à la réintroduction progressive du capitalisme en Chine.
Dans ce contexte, la période de la mondialisation capitaliste, ouverte en 1978, se caractérise donc par une série de traits [4]. En particulier :
• L’importance prise par les investissements internationaux [5] et un bond en avant considérable de la division internationale du Travail. Ce processus est bien sur assis sur le développement des nouvelles technologies – informatique, etc. et rendu opaque par le rôle majeur des Firmes multinationales (plus du tiers du « commerce » mondial est en réalité circulation intra-firmes).
• Au capitalisme des années d’après-guerre, dominé par l’État (« colbertisme » en France, et plus largement interventionnisme d’inspiration keynésienne) succède un capitalisme dominé par la finance et les marchés (qui tiennent les capitalistes industriels sous étroite surveillance). Les entraves au fonctionnement de la finance sont levées l’une après l’autre (séparation banque d’affaires/banque de dépôts, etc.). Mais tout ceci aboutit aussi à un système d’une fragilité extrême, allant de crise en crise.
La relance de la « construction européenne » - l’UE
Face à la crise monétaire internationale, un Système Monétaire Européen (basé sur l’ECU comme monnaie de compte officielle commune) est mis en place dès 1979. Mais initialement, ce SME reste dans le cadre du contrôle des changes (limitant la spéculation) et maintient les monnaies nationales, seulement reliées à l’ECU (chaque monnaie ne peut varier que de 2,25 % autour d’un cours pivot).
L’Acte Unique
« Lorsque j’ai lancé en 1984-1985, le projet de grand marché, la Table Ronde des Industriels a soutenu ce projet. Et aujourd’hui, les industriels invitent les gouvernements à aller plus vite encore, et ce n’est pas moi qui leur dirais le contraire (...) » - J. Delors. Tout est dit !
L’objectif du couple des impérialismes français et allemands était de réaliser un « espace sans frontières intérieures dans lequel la libre circulation des marchandises, des personnes, des services et des capitaux est assurée », inséparable de la surveillance des frontières, de l’Europe forteresse (Schengen).
Évidemment, aucune clause sociale de convergence ne fut même mise à l’étude. L’Acte unique est donc un puissant mécanisme de mise en concurrence des travailleurs de la CEE (cf. travailleurs détachés). L’essentiel était de satisfaire les revendications du Capital financier (liberté de mouvement des capitaux).
Parallèlement, et inséparablement de l’élargissement à d’autres pays, la Commission Européenne mène une politique de levée des entraves à la concurrence, c’est-à-dire de privatisation d’un service public après l’autre : énergie, rail, transport aérien, télécommunications...
La réunification allemande
1991 : l’effondrement de l’URSS et sa perte de contrôle des pays du glacis est-européen redessinent la carte de l’Europe. L’Allemagne réunifiée redevient la puissance dominante du continent, avant tout économiquement.
Après une première phase de concessions sociales (parité des marks), une véritable guerre s’engage contre les travailleurs allemands (réformes Harz). A l’extérieur, Berlin se subordonne rapidement la majorité des ex-pays du COMECON : Slovaquie, Pologne..., qui fournissent une réserve de main d’œuvre à bas prix.
Sur cette base, la situation de la bourgeoisie allemande devient florissante à partir des années 2000. Ceci étant, cette opulence se fait sur la base d’une croissance principalement tournée vers les exportations en jouant sur des sous-traitances en Europe de l’Est et la baisse des coûts salariaux allemands. Les déséquilibres des balances commerciales avec les « partenaires » européens de l’Allemagne se creusent. Illustration de plus de l’incapacité des bourgeoisies d’Europe à assurer une croissance équilibrée à l’échelle continentale.
Maastricht (1992) - l’Euro
A l’origine, le chancelier allemand, Kohl, était plus que réticent à une monnaie unique. C’est avant tout Mitterrand qui fut moteur du projet visant notamment à entraver la domination économique allemande, incontestable après la réunification. Il s’agissait d’obliger l’Allemagne à renoncer au Deutsche Mark en l’insérant dans la gestion commune d’une Union Économique et Monétaire supprimant les monnaies nationales dans l’euroland.
Or, en 1992 se déclenche une crise européenne majeure marquée par une intense spéculation sur les monnaies nationales. Cette spéculation profitait à plein des possibilités de libre circulation édictée par l’Acte unique. Ceci obligea à élargir les marges de fluctuation autour de l’ECU : le SME s’avèra être un échec, au cœur d’une récession majeure. C’est dans ce contexte que l’Allemagne acceptera la mise en place de l’Union Européenne succédant à la CEE, et de la monnaie unique – selon les termes du Traité de Maastricht.
L’accord se fit à des conditions largement imposées par Berlin. L’objectif central de l’Allemagne était de contrer le « laxisme » des politiques monétaires des autres pays membres (notamment du sud) par l’imposition d’une politique monétaire unique gérée par la BCE. La lutte contre l’inflation – obsession allemande depuis l’hyperinflation des deux guerres mondiales – sera inscrite dans le statut de la BCE comme objectif central au détriment d’autre critères (plein emploi...). A ceci s’ajoute le refus de toute avancée vers un « fédéralisme » qui forcerait l’Allemagne (en tant que pays le plus riche) à une solidarité envers des pays dont la situation économique est précaire.
Concrètement, des critères de convergence pour entrer dans l’€ furent édictés (déficit public annuel inférieur à 3 % du PIB, dette publique inférieure à 60 % du PIB, etc.) afin d’imposer au pays du « club Med » une première cure d’austérité.
Pour gérer l’Union Économique et Monétaire ainsi créée, l’« indépendance » de la BCE envers toute pression des États-membres, est inscrite dans ses statuts. L’ensemble du dispositif signifiait que les États abandonnaient l’essentiel de leurs prérogatives monétaires aux représentants du Capital financier. Une nouvelle exigence des banquiers était satisfaite.
Enfin l’impossibilité pour un pays membre donné de dévaluer, combinée à l’absence de mécanisme de soutien entre États membres ne pouvait qu’être un encouragement à la hausse du taux d’exploitation, à l’austérité salariale.
Des failles dès l’origine
Ceci étant, Maastricht est un traité bancal. La politique monétaire est unifiée sans être accompagnée par l’augmentation du budget européen (il est de l’ordre de 1% du PIB de l’Union, contre 30 à 50% dans la majeure partie des pays, y compris aux États-Unis). Le système ne dispose donc d’aucun mécanisme de convergence réelle des économies – d’autant que les politiques budgétaires ds États membres ont été, dans le même temps, placées sous les contraintes de Maastricht. Le creusement des écarts, induit par la concurrence et l’absence de solidarité institutionnelle ont créé une instabilité exploitée par les marchés financiers - intenable à la longue.
Cette construction bancale a été confrontée à la crise depuis 2008 : incapables jusqu’ici de s’unir en une seule classe à l’échelle de l’Europe elles n’ont pas pour autant fait le choix de l’éclatement de l’Union mais d’encadrer davantage les politiques nationales dans un nouveau « Pacte de stabilité » (le TSCG) qui relance les offensives anti-sociales à l’échelle européenne.
Pour des millions de travailleurs, l’UE apparait donc comme une construction « libérale » et non l’embryon d’une Europe sociale unie. Leur hostilité à l’UE, totalement compréhensible, ne peut être réduite au vieux chauvinisme, d’extrême-droite ou stalinien. Il suffit de se référer à l’émergence du « non de gauche » français de 2005 (lors du référendum relatif au TCE) qui exprimait en même temps, contrairement au « non » de droite, des aspirations à une « autre Europe ».
Au final, plus que jamais, l’UE est dirigée par le « couple » des impérialismes français et allemands . Mais les élargissements successifs ont été et restent politiques et confrontés à la force des réalités nationales historiques et aux promesses qui ont accompagné les élargissements : au lieu d’une résistance à la globalisation capitaliste et à la consolidation d’un « modèle social européen », l’UE et sa crise actuelle servent à accentuer le démantèlement des acquis sociaux. Dès lors l’UE – qui n’est pas l’ALENA, accord de libre échange nord-américain – est confrontée à une crise de légitimation particulière. L’intégration monétaire a renforcé à la fois les inégalités et l’imbrication bancaire et industrielle européenne (la majeure partie des investissements directs étrangers se réalise en Europe), donc les interdépendances entre bourgeoisies (et classes ouvrières) européennes en dépit de leurs différences, de leurs inégalités, de leurs réalités nationales.
2. De la “crise de la dette” aux nouveaux Traités européens
L’UE face à la crise
La crise des subprimes éclate en 2007 aux États-Unis, et se propage rapidement. Elle fait exploser les bulles immobilières apparues en Irlande, Espagne, etc. On connait aussi la situation grecque, portugaise... Courant 2008, les banques européennes sont rattrapées par la crise, d’où une contraction du crédit. Les États et la BCE vont alors les soutenir par tous les moyens afin d’éviter l’effondrement généralisé.
Si l’épicentre de la crise s’est fixé en Europe, c’est d’abord dû à la fragilité intrinsèque de l’UE.
Pour les peuples d’Europe du Sud, la situation est d’autant plus dramatique que le Traité de Maastricht prévoit explicitement de les laisser à leur propre sort. Aucun mécanisme sérieux de solidarité n’a été prévu – au contraire !
Ainsi il est interdit à la BCE et aux banques centrales de l’euro-zone de financer les déficits publics des États établi lors du Traité de Maastricht. De même, la clause dite du « no bail-out » (clause de non renflouement, article 125 du Traité de Lisbonne) interdit à l’Union et aux États de porter une assistance financière à un pays de la zone en difficulté financière... Après leur avoir imposé sa politique monétaire, la bourgeoisie allemande se refuse à payer pour ses homologues en difficulté ! Dès lors, les peuples d’Europe du Sud sont priés de s’en remettre aux potions de la sinistre troïka UE-BCE-FMI.
Parallèlement, la libre circulation des capitaux a été inscrite comme principe de la construction européenne depuis l’Acte unique de 1986 et dans les Traités. Derrière les discours dramatisants sur l’exigence de résorber la dette publique, rien n’est donc fait pour empêcher ce qui la fait flamber : la spéculation financière se déplaçant de bulle en bulle. Le pire est que les banques renflouées à bas taux d’intérêt par les États... se sont massivement emparées des titres de la dette publique pour reconstituer leurs marges !
MES, TSCG
Après un interventionnisme d’État tranchant avec les discours néolibéraux antérieurs, on assiste à une nouvelle accentuation des politiques néolibérales, accompagnée par une modification institutionnelle de l’Union européenne, tendant vers un « ordo-libéralisme » de type allemand (politiques libérales encadrées par des règles et institutions fortes)...
Le 10 mai 2010, pour éviter que la crise grecque ne s’étende, l’UE, en coopération avec le FMI se dote d’un Fonds européen de stabilisation financière (le FESF) de 750 milliards d’Euros. Nouvelle brèche dans les Traités : la commission européenne est autorisée à emprunter 60 milliards d’Euros pour ce Fonds ; 440 milliards sont apportés par les États et 250 milliards sont apportés par le FMI. Parallèlement, le 10 mai, la BCE décide de permettre aux banques centrales de la zone d’acheter de la dette publique ou privée sur les marchés secondaires. Elle-même rachète sur le marché secondaire des obligations publiques : c’est un contournement des interdits de Maastricht... conçu comme provisoire. Mais la gravité de la crise est telle que le sommet européen de mars 2011 décide que ce FESF deviendrait permanent (MES – Mécanisme européen de stabilité).
Le MES est assorti d’un « Pacte budgétaire européen » [6], signé en mars 2012 par 25 des 27 représentants des États membres et entré en vigueur le 1er janvier 2013.
Ce TSCG vise à discipliner les États en réaffirmant les critères de Maastricht antérieurs (déficits publics inférieurs à 3% du PIB et dette publiques inférieure à 60 % du PIB), mais les durcit : avant même la crise les anciens critères n’avaient pas été respectés (en premier lieu par la France et l’Allemagne).
En pratique, la « solidarité financière » est assortie d’une nouvelle « règle d’or » selon laquelle « le budget général devra être équilibré ou en excédent » sur l’ensemble du cycle économique. Cette règle devra être intégrée « par le biais de dispositions contraignantes et permanentes, de préférence au niveau constitutionnel » et sera considérée comme respectée si le déficit structurel atteint 0,5 % du PIB [7].
Les États, les parlements, sont mis sous contrôle : ils doivent communiquer leurs projections à la Commission européenne avant leur adoption. Si la Cour de justice estime qu’un État n’a pas respecté ses engagements, elle peut lui imposer une amende pouvant aller jusqu’à 0,1 % de son PIB.
Concrètement, dans le cas français, la réduction budgétaire nécessaire pour respecter les contraintes du TSCG se chiffre en dizaine de milliards [8].
L’« ordo-libéralisme » inspiré par la bourgeoisie allemande se met donc en place peu à peu. Le recours aux fonds d’aide est conditionné par l’engagement de mener les politiques prônées par la « Troïka » (CE, BCE et FMI), qui en contrôle l’application. Ces plans, tels qu’illustrés par les « mémorandums » imposés à la Grèce sont la poursuite des politiques néolibérales : libéralisation du droit du travail, privatisation des services publics et la libre circulation des capitaux privés exprimant le désengagement social des États et la priorité aux financements privés, baisse des dépenses sociales, etc.
3. Conclusion : contre l’Union Européenne
Dans son rapport public de janvier 2013, la Commission européenne avoue : « Après cinq années de crise économique et le retour de la récession en 2012, le chômage a atteint des sommets qu’il n’avait plus connus depuis vingt ans, le revenu des ménages est en baisse et le risque de pauvreté ou d’exclusion augmente, en particulier dans les États du sud de l’Europe ».
La catastrophe sociale ainsi décrite par la Commission a été mise en musique par des institutions précises. En premier lieu les États membres, bien sûr. Mais on a vu que le rôle de l’Union Européenne a été décisif dans la remise en cause des acquis ouvriers - processus qui s’est radicalisé dans la dernière période.
À ceci s’ajoute que le caractère anti-social et anti-démocratique de cette « construction » renforce les nationalismes xénophobes au lieu de permettre de les combattre. Il oppose les travailleurs en les mettant en compétition – alors que l’intégration monétaire devrait au contraire permettre de valoriser des politiques solidaires et écologiquement soutenable capables, à l’échelle continentale d’offrir de résister aux désastres de la compétition marchande mondialisée.
Plus que jamais, le pronostic s’impose : seuls les travailleurs ont intérêt à construire une Europe solidaire ce qui passe par la remise en cause des institutions, des Traités et des politiques menées par l’UE à l’échelle européenne et au-delà.
P. Morsu - C. Samary, décembre 2013