En mars 2010, quelques mois avant sa mort, Mario Monicelli, le réalisateur inoubliable du film Le Pigeon (I soliti ignoti, 1958), répondait désabusé à une interview transmise lors de l’émission en direct de Michele Santoro « Rai Per una notte ». [1] Après avoir tracé, le portrait d’un pays soumis, la peur au ventre, il lançait l’espoir d’un « grand coup [contre le système] (bella botta), une révolution, phénomène que l’Italie n’a jamais connu », parce que, soutenait-il, la rédemption ne surgira que du sacrifice et de la douleur.
L’intervention de Monicelli s’inscrivait pleinement dans la bataille menée par Michele Santoro, qui avait fait de la lutte contre le gouvernement de Silvio Berlusconi son cheval de bataille principal sur les ondes. Mais son intérêt résidait surtout dans le fait que le réalisateur italien semblait n’envisager ni l’éventualité, ni (encore moins) l’opportunité de se débarrasser seulement de Silvio Berlusconi ; il avait bien compris alors qu’il ne s’agissait pas uniquement de déloger un homme du gouvernement mais bien de se libérer du berlusconisme, « une idéologie éclectique composée de populisme, d’individualisme exacerbé, de révisionnisme historique, de l’utilisation instrumentale et identitaire de la religion ». [2] En bref, il s’agissait de transformer la société italienne au sein de laquelle s’était sédimentée une « culture de droite », qui allait bien au-delà des frontières partisanes et des limites chronologiques de l’entrée en lice [« discesa in campo »] de Silvio Berlusconi en 1994 ; une culture qui plongeait ses racines dans les années 1980 — point de départ du « grand bond en arrière » (Serge Halimi) —, les « maudites » années 1980 de Thatcher et Reagan, de l’ « enrichissez-vous » généralisé, de l’individualisme forcé « d’individus sans individualité », de l’antipolitique. [3]
Et pourtant… Après dix-sept ans de berlusconisme, le 12 novembre 2011 à 21 h. 42, lorsque Sua Emittenza quitte le pouvoir sous les huées de la foule, ce n’est pas grâce à une poussée populaire, mais aux marchés financiers internationaux et à leurs exigences. Et pour cause. Durant les trois dernières décennies, la gauche (mais ne faudrait-il pas parler des gauches ?) italienne, qui cachait bien sa fragilité, [4] s’est effilochée, décomposée, après avoir vécu un apogée sans pareil dans l’Europe de l’après-guerre ; un reflux débouchant sur la situation désastreuse actuelle, où l’espoir s’amenuise et l’horizon de l’émancipation sociale s’éloigne. En février dernier, la percée électorale du « MoVimento 5 Stelle », le mouvement du comique Beppe Grillo, sur fond de crise sociale et politique, semble ainsi correspondre à la fin d’un long cycle politique dont il est difficile de saisir le débouché [5]. En attendant, depuis quelques semaines, la gauche radicale parle de « nouveaux départs ». [6]
Nouveaux venus et droite plurielle
De l’extérieur, mais pas uniquement, les soubresauts politiques de ces vingt ou trente dernières années ont pu donner l’impression d’un sonderweg italien qu’il fallait imputer aux « anomalies » latines d’une nation faible. « A l’italienne » semble avoir été le leitmotiv de tous les commentaires sur les systèmes politiques qui ont pris pied dans la Péninsule, du fascisme à nos jours. Cette expression vise par ailleurs à restreindre la portée et à réduire le sens des phénomènes politiques les plus divers qui naissent et se développent en Italie. Et pourtant, à bien des égards, ce pays constitue un véritable « laboratoire » politique, au cœur de l’Europe. Si cette constatation vaut sans doute pour tout le vingtième siècle, elle acquiert de l’épaisseur lorsque l’on considère la physionomie de la droite ou plutôt de cette nouvelle droite « plurielle », [7] qui apparaît en Italie à la faveur du grand chambardement du début des années 1990. Une période marquée par l’écroulement du système politique et la disparition des partis communiste, socialiste et démocrate-chrétien, pris dans la tourmente de « Tangentopoli » et de la machine judiciaire « Mains propres » [Mani pulite], mais aussi par l’effondrement de la lire ; en 1994 la dette publique frôle les 122% du PIB et le chômage explose. [8]
On s’en souvient, Silvio Berlusconi fonde alors Forza Italia (FI) et présente son mouvement comme le plus à même d’assurer le passage vers une « nouvelle République » face à une « vieille classe politique bousculée par les faits et dépassée par la période ». Il souligne alors sa volonté de constituer un « pôle des libertés » contre le « cartel des gauches » et promet « un grand, un nouveau, un merveilleux miracle italien ». [9] L’apparition publique de cette nouvelle force politique, associée au changement de peau du mouvement néofasciste Movimento sociale italiano (MS) – qui se transforme, sous la forte impulsion de Gianfranco Fini, en 1995, en Alleanza nazionale – et à la puissance acquise du parti d’Umberto Bossi, la Lega Nord, depuis le début des années 1980, modifie le visage de la droite italienne et inscrit durablement FI dans le paysage politique.
Il n’y a pas lieu ici de revisiter l’histoire de l’Italie depuis 1994. Mais quelques lignes de force permettront de saisir ce qui caractérise la période qui s’ouvre au début des années 1990. L’élément cardinal est sans doute le changement du rapport de la société italienne au politique, et en particulier aux organisations politiques issues du premier vingtième siècle. Si, depuis les années 1980, l’Europe connaît une désaffection généralisée par rapport aux partis, celle-ci se double en Italie d’une crise « morale » qui précède et accompagne l’opération « Mains propres » – enquêtes judiciaires mettant au jour un vaste réseau de corruption touchant le monde politique et son financement.
C’est précisément dans cette faille qu’apparaît le regroupement de Silvio Berlusconi, et cela en dépit du fait que l’entrepreneur milanais a été partie prenante au premier chef du système de corruption de la « première » République italienne, en tout cas dans sa dernière phase. [10] L’entrée en lice de Silvio Berlusconi constitue un véritable tremblement de terre ; en juillet 2012, un sondage consacré aux « événements qui ont le plus changé l’Italie au cours de ces trente dernières années » le place troisième, par ordre d’importance, après la crise économique et l’introduction de l’euro en 1996, mais avant Tangentopoli, le terrorisme et la fin du gouvernement du même Berlusconi en 2011. [11] Le cavaliere est ainsi vraiment « passé à l’histoire », comme le constatait l’historien Antonio Gibelli en 2010. [12] Il aura en effet produit les innovations les plus saillantes dans le rapport de la société italienne à la politique, fabriquant et personnifiant le nouvel « imaginaire » d’une nation où l’économie informelle joue désormais un rôle structurel ; où l’individualisme est de règle ; mieux, où les liens de solidarité élémentaire s’évanouissent ; et où la « passion politique » a laissé place à une société atomisée, réduite à ne voir du monde que les danseuses à paillettes des chaînes de télévision nationale. L’extraordinaire force de séduction du berlusconisme a conduit la population italienne à percevoir la dissolution des principes essentiels sur lesquels reposaient jusque-là son rapport à la société civile et à la politique comme naturelle. [13]
La grande révision culturelle
A cela s’ajoute l’ascendant exceptionnel acquis par la culture de la nouvelle droite, au cours des années 1990, sur la société italienne. Cette emprise fascinante réside dans sa capacité inédite à combiner des cultures politiques aux filiations distinctes sans pour autant que les aspérités propres à chacune d’elles ne disparaissent. Elle s’appuie, comme on le sait, sur un réseau particulièrement efficace de chaînes de télévision (publiques et privées), de journaux quotidiens, de revues, partis à la conquête de l’opinion. Mais elle suppose aussi la construction d’un récit des « origines » qui corresponde à l’ensemble de ses composantes, de la Ligue du Nord d’Umberto Bossi, qui allie régionalisme forcené, racisme et sentiment anti-Etat, à Alleanza nazionale, dont on connaît le fort ancrage néofasciste. L’anticommunisme sera le ciment idéologique cardinal des forces qui rallient Silvio Berlusconi. Rappelons que le Parti communiste avait constitué le pôle incontournable de ce bipartisme imparfait dont parlait Giorgio Galli à la fin des années 1960 : il a pu ainsi compter plus de deux millions de membres, contrôler le principal syndicat de la Péninsule, et s’insinuer dans toutes les anfractuosités de la société italienne.
Cet anticommunisme de la droite plurielle coalisée ne tire pourtant pas sa légitimité d’un seul habitus de guerre froide. Il est aussi fonctionnel pour venir à bout de l’héritage du Welfare State et imposer les politiques les plus antisociales, mais aussi pour rendre infiniment plus difficile toute perspective d’émancipation sociale. Dans le même temps, il s’agit de discréditer les traditions antifascistes et la Constitution italienne issue de la Résistance, dans la perspective déclarée par la constellation berlusconienne de fonder une nouvelle république. Gianfranco Fini va jouer un rôle déterminant dans cette politique de la mémoire. A Fiuggi, en 1995, il appellera ainsi à clore définitivement le « siècle des idéologies », renvoyant fascisme et antifascisme aux livres d’histoire, une déclaration d’intention d’autant moins crédible, qu’un an auparavant, il affirmait encore que Mussolini avait été « le plus grand homme d’Etat du siècle ». [14] En 2000, le gouvernement régional du Latium, dirigé par Francesco Storace (Alleanza nazionale), engagé en première ligne dans cette réécriture de l’histoire, désignera une commission d’experts pour censurer les manuels scolaires « factieux ». [15] En 2002, c’est sur le plan national qu’un même agenda politique cible « la vision idéologique qui a souvent altéré des faits historiques irréfutables à des fins politiques », au nom d’une lecture « non-idéologique » de l’histoire. [16]
Ce révisionnisme historiographique est relayé massivement par les médias, car il « répond à une demande du public, il adhère à ce qui est ; il est uniquement préoccupé par l’actualité immédiate qui garantit la consommation de ses produits ; il conçoit l’histoire du point de vue de sa fin, d’un présent absolu dans lequel le rapport avec le passé est plié auxexigences des lois du spectacle ». [17] Les nombreuses « sorties » de Berlusconi – la dernière en date assimilant le sort de ses propres enfants, atteints par la condamnation qui le frappe, à celui des familles juives sous Hitler – illustre une fois de plus de façon caricaturale l’emprise profonde du révisionnisme historiographique sur la société italienne. Sous-estimer cela revient à ne pas comprendre combien cette relecture du passé, mais aussi sa banalisation, rendent également plus difficile pour la gauche d’élaborer une « critique révolutionnaire du présent ».
« Deux misères dans un seul corps »
La force acquise par cette « culture de droite » au sein de la société italienne de ces vingt dernières années peut être imputée à toute une série de facteurs. On invoquera bien sûr la perte de tout horizon de transformation sociale à l’issue du « court vingtième siècle », avec le ralliement sans état d’âme de la social-démocratie au néolibéralisme des années 1980, puis la chute du mur de Berlin qui engloutit, avec sa bureaucratie régnante, les derniers résidus d’une expérience « collectiviste ». Eric J. Hobsbawm évoque aussi la « destruction du passé, ou plutôt des mécanismes sociaux qui rattachent les contemporains aux générations antérieures » comme « l’un des phénomènes les plus caractéristiques et mystérieux de la fin du 20e siècle ». [18] C’est la « fin de l’histoire » (Francis Fukuyama) qui se profile, comme horizon d’une victoire incontestée du capitalisme, avec son lot d’asservissement, d’austérité, de pauvreté et de précarité. Parmi les nouveaux enjeux et défis qui assaillent une société en pleine mutation, on notera certes une classe ouvrière de moins en moins perceptible, mais aussi, plus particulièrement en Italie, ce que Francesco Biscione a appelé le « refoulé de la République » [« Il sommerso de la Reppublica »], soit la persistance d’une culture antidémocratique réactionnaire après la Seconde guerre mondiale, souvent avec la complicité du Parti communiste, qui va devenir le véritable terreau de la coalition berlusconienne. [19]
Tous ces éléments sont nécessaires à la compréhension de la « victoire » apparente de cette nouvelle droite, mais ils ne sont pas suffisants. Celle-ci ne saurait être comprise sans la faille ouverte par la crise de la gauche et l’appui effectif d’une partie de celle-ci à Berlusconi (ou faudrait-il parler de mimétisme ?) pour « effacer son ardoise et restaurer sa puissance » au cours de ces vingt dernières années. [20] La recomposition du champ politique à gauche s’est traduite essentiellement par la présentation d’une « alternative » gouvernementale, social-démocrate d’abord (du Parti démocrate de la gauche, dès 1991, des Démocrates de gauche, dès 1998), puis démocrate tout court (du Parti démocrate - PD, dès 2007, né de la fusion des anciens membres des Démocrates de gauche et des catholiques de Romano Prodi). [21]
Le centre-gauche, faisant mine de se débarrasser des « scories » des totalitarismes du 20e siècle, a ainsi laissé sur le bas côté le bagage culturel et politique, les traditions et l’histoire de lutte d’un mouvement ouvrier italien déjà fortement ébranlé par les offensives répétées du socialiste Bettino Craxi, ami personnel de Silvio Berlusconi et président du Conseil dans les années 1980. Ajoutons à cela le silence assourdissant des intellectuels post-communistes, qui ont abandonné à la curée générale ce qu’ils considéraient désormais au mieux comme « le passé d’une illusion » (François Furet). Le centre-gauche s’est ainsi montré perméable à une relecture du passé, en particulier de la période de la résistance et de l’antifascisme, en appelant à créer une « mémoire partagée », au fondement de la légitimité de l’alternance gouvernementale des deux pôles politiques qui se disputent le pouvoir depuis 1994.
En réalité, la recomposition (évaporation) de la gauche a marqué la reddition ultime de cet ensemble hétérogène de militants attachés à l’idée d’émancipation sociale, c’est-à-dire de celles et ceux qui se disaient encore communistes, et dont le chanteur, compositeur, acteur et dramaturge Giorgio Gaber rappelait en 1992 « qu’ils [étaient] deux personnes en une. D’un côté, la fatigue quotidienne personnelle, et de l’autre le sens d’appartenir à une espèce qui voulait prendre son envol et changer vraiment la vie ». [22] Cet abandon s’est doublé d’un renoncement plus profond aux idées même de justice et d’égalité. Entre 1996 et 2001, les gouvernements de centre-gauche au pouvoir se sont d’ailleurs montrés les plus fidèles serviteurs des politiques économiques « vertueuses » de réduction de la dette publique avec leur lot de libéralisations et de privatisations. Parallèlement, face à la « démocratie autoritaire » mise en place par Silvio Berlusconi et sa coalition dès 2001, alors qu’il s’installe solidement au pouvoir, s’impose à gauche la rhétorique du « moindre mal » qui va condamner à terme la gauche radicale qui se rassemble, dès 1991, au sein de Rifondazione comunista, à l’impuissance ou à la capitulation, faute sans doute d’avoir pris pleinement la mesure de la profondeur de la mutation en cours.
Certes, à peu près à la même époque, la métamorphose qui touche la gauche italienne est à l’œuvre partout en Europe. Pourtant, son statut précurseur s’accompagne ici d’un jusqu’au-boutisme sans égal, dont l’impact va être particulièrement dévastateur. Ainsi, en 1996, Rifondazione comunista, le seul parti de la gauche radicale à disposer d’une audience nationale, véritable épine dorsale politique de la grande manifestation altermondialiste de Gênes (2001), abandonnera-t-il le « mouvementisme lyrique » (Daniel Bensaïd) pour se rallier à la coalition gouvernementale centriste de Romano Prodi. [23] Alors vraiment, pour le dire avec Giorgio Gaber, l’horizon politique s’éloigne parce que le « rêve s’est recroquevillé » et qu’il ne reste plus que « la personne divisée en deux ; d’un côté celle qui traverse obséquieusement la grisaille de sa propre survie quotidienne et de l’autre la mouette qui n’a même plus l’intention de voler. Deux misères dans un seul corps ». [24]
Fausses fenêtres…
Et maintenant ? Les nombreuses sorties de scène de Silvio Berlusconi depuis 2011 ; le gouvernement « technique » de Mario Monti, « chevalier blanc technocrate dont le mandat consistait à prendre les difficiles décisions qui s’imposent pour ramener l’Italie dans le droit chemin », [25] tandis que la dette publique atteint 1,9 milliards d’euro ; [26] la constitution du gouvernement d’union sacrée de l’ancien démocrate-chrétien Enrico Letta, en avril 2013 ; autant de soubresauts de la fin d’un long cycle politique et de la lente agonie d’un système à bout de souffle. En attendant, la population s’enfonce dans la crise. Des milliers d’entreprises ont fermé leurs portes et le chômage explose, en particulier celui des jeunes. Des millions de personnes vivent aujourd’hui dans la pauvreté ; un nombre toujours croissant d’Italiens perdent, avec leur emploi, leur maison. Et les mesures d’austérité s’abattent inexorablement sur les travailleurs, les précaires, les retraités, les chômeurs, femmes et hommes.
Une situation sociale d’autant plus délétère que les réponses de la gauche (le PD en est bien sûr exclu), tant en termes d’organisation que d’horizon stratégique, semblent conduire à une totale impasse. Depuis 2011, il est vrai que les mouvements sociaux italiens ont redécouvert, certains sans le savoir, la force et l’inventivité de leurs prédécesseurs, bien sûr le mouvement No-Global du début des années 2000, qui les alimente directement, mais aussi ceux qui, depuis la fin des années 1960, avaient cherché à redéfinir, réinventer et repenser les espaces de luttes pour l’émancipation sociale. Et ils n’ont cessé de s’amplifier contre vents et marée (répression des manifestations, menaces de très lourdes sanctions pénales, censure des médias, etc.), portant leurs revendications inlassablement sur les lieux de travail, les places publiques, dans les espaces de culture et sur le Net : des agriculteurs du Sud aux militants No-TAV, [27] des No MUOS aux différents comités nés des mobilisations pour la défense des biens communs, [28] des étudiants et artistes luttant pour la liberté d’expression et le droit aux études aux migrants manifestant pour la reconnaissance de leurs droits. Cet automne n’a-t-il pas vu la grève générale d’octobre, menée par les COBAS, les CUB et les USB [29] galvaniser des dizaines de milliers de militants, de travailleurs, de migrants des deux sexes ? [30]
Des milliers de foyers se sont allumés et s’allument encore un peu partout dans la Péninsule, mais ils n’ont pas trouvé les moyens de converger pour débattre ensemble de réponses centrales capables d’investir le champ politique. En réalité, le seul mouvement capable de récupérer cet activisme social a été le M5S de Beppe Grillo, devenu le premier parti du pays après les élections des 24 et 25 février 2013, où il a remporté 25,6% des suffrages à la Chambre (23,8% au Sénat). [31] Un mouvement qui s’affirme « ni de gauche, ni de droite », renvoyant à la fameuse « idéologie de la non-idéologie » ; stigmatise la « criminalité des immigrés africains » ; a pu soutenir, par la voix de l’une de ses députées, que le « fascisme des origines était bon et qu’il ne s’est dénaturé qu’ultérieurement, avec le racisme et la guerre » ; tend la main à Casa Pound (mouvement néofasciste) ; [32] dont le leader a pour gourou Gianroberto Casaleggio, l’inventeur du blog BeppeGrillo.it (en 2005), lequel a participé en septembre dernier au Forum Ambrosetti avec les principaux responsables du capitalisme italien ; qui se reconnaît dans la seule figure médiatique autorisée du milliardaire Beppe Grillo.
… et nouveaux départs
Le M5S peut certes être envisagé comme un produit presque parfait du berlusconisme. Pour cette raison, on ne peut le balayer d’un revers de main, comme l’ont fait avec beaucoup de désinvolture les membres du Parti démocrate – le PD sans le L, comme le nomme Beppe Grillo pour rendre compte de la substantielle équivalence des politiques menées par les démocrates et le parti de Berlusconi, le Peuple de la Liberté –, mais aussi, par exemple Rossana Rossanda, qui le qualifie de « typique qualunquismo de droite ». [33] Par ailleurs, il ne peut non plus être perçu au prisme de ses électeurs, dont une partie (laquelle ?) votait précédemment à gauche.
De fait, il n’incarne pas seulement le rejet de l’austérité, l’euroscepticisme, la méfiance de la « caste politique », mais une sensibilité politique distincte qui se décline diversement un peu partout en Europe. Elle plonge pourtant ses racines dans les profondeurs du sous-sol italien : dans le « sovversivismo » dont parlait Antonio Gramsci dans ses carnets de prison. Le communiste sarde écrivait alors : « Le concept, purement italien, de “subversif” peut s’expliquer ainsi : une position de classe négative et non pas positive. Le “peuple” sent qu’il a des ennemis et les reconnaît, de façon purement empirique, dans ceux qu’on nomme les messieurs [signori] ». Et il poursuivait, « le caractère “subversif” [sovversivismo] de ces couches a deux faces : l’une tournée vers la gauche, l’autre vers la droite, mais la figure de gauche est un moyen de chantage ; ils vont toujours à droite dans les moments décisifs et leur “courage” désespéré préfère toujours avoir les carabiniers comme alliés. » [34]
Le temps seul nous le dira. Ce véritable « tsunami » politique, pour reprendre les intentions même du comique génois, aurait dû porter un « coup décisif » à ce qu’on a appelé la Seconde République, à la mise en place de laquelle avaient œuvré, chacun son tour, le regroupement de Silvio Berlusconi et le centre-gauche. Il est vrai qu’à l’heure où j’écris ces lignes, la droite italienne semble vivre une crise, sanctionnée par la création du « Nouveau centre-droit », par le dauphin de Silvio Berlusconi, Angelino Alfano, vice-président du Conseil des ministres du gouvernement de Enrico Letta. Cependant, rien n’a véritablement bougé, semblant donner raison une fois de plus à Pier Paolo Pasolini : « L’Italie, écrivait-il, est un pays circulaire, à l’image du Guépard de di Lampedusa, dans lequel tout change pour rester comme avant ». [35]
Le système ne s’est pas effondré malgré les prédictions grandiloquentes du M5S et la « levée populaire » se fait toujours attendre, tandis que l’injustice s’avance d’un pas toujours plus sûr. [36] « L’Italie vit une guerre en acte, dénonçait récemment l’écrivain Andrea Camilleri, une guerre qui va laisser sur le carreau deux ou trois générations ». [37] C’est dans ce contexte, que la gauche radicale italienne appelle à de « nouveaux départs », prenant acte du fait que partout ailleurs en Europe, « les forces de la gauche anticapitaliste expérimentent la même difficulté à la fois matérielle et stratégique ». [38] En 2007 notamment, face à la dérive gouvernementale de Rifondazione Comunista, Sinistra Critica s’était revendiquée d’« un projet politique qui, dans le cadre de l’expérience de Rifondazione comunista, cherchait à amalgamer la nécessaire refondation de la pensée et de la pratique marxiste avec l’énergie qui émanait des nouveaux mouvements sociaux et politiques ». [39] Aujourd’hui, prenant acte du fait que cette tentative n’a pas été capable « de produire une alternative forte et crédible aux dérives de la gauche italienne », cette organisation s’est dissoute pour donner naissance à deux projets différents dont, pour reprendre leurs termes, « l’un propose une organisation politique plus que jamais orientée vers un fort ancrage de classe ; l’autre vise à entreprendre, dans une optique de classe, la route du mélange entre “politique” et “social” ». [40]
D’autres expériences politiques analogues se déroulent en parallèle, dont il importerait de mieux cerner les origines, la composition, les référents politiques et les perspectives. Une chose est sûre cependant, dans cette phase de transition entre ce qui se meurt et ce qui n’est pas encore advenu, il est difficile de pronostiquer par quels chemins les noyaux existants de la gauche radicale vont réussir à devenir partie prenante, avec de nouvelles forces émergentes, d’un processus qui noue la gerbe des nombreux foyers de contestation qui s’allument un peu partout dans la Péninsule, en apprenant à maîtriser leurs multiples langages pour les amener à dessiner ensemble un horizon de rupture.
Stefanie Prezioso