La politique désastreuse du gouvernement de la « troïka » [1] dirigé par le parti Ennahda l’a profondément discrédité. Face à lui, les classes populaires n’ont rien non plus à attendre de l’opposition libérale menée par le parti Nidaa Tounes (« Appel de la Tunisie »). Son dirigeant Béji Caïd Essebsi a déjà démontré sa capacité à réprimer les mouvements sociaux et à répondre aux ordres des instances internationales et impérialistes (FMI, Banque mondiale...).
Le Front populaire, regroupement des forces de la gauche tunisiennes (dont les principaux courants sont d’origine maoïste ou nationaliste), a été et reste quant à lui très impliqué dans les mobilisations sociales. Il a cependant fêté sa première année d’existence en étant embourbé dans des alliances avec la bourgeoisie.
Des occasions manquées
Si les protestations sociales et ouvrières sont moins nombreuses ces derniers mois qu’aux débuts du processus révolutionnaire, la population est à plusieurs reprises descendue massivement dans la rue, au niveau régional ou national, sur des questions aussi bien sociales que politiques. Mais face à la répression féroce de la mobilisation populaire dans la région de Siliana, à l’attaque du 4 décembre 2012 contre les locaux de la centrale syndicale UGTT, puis à l’assassinat du secrétaire général des Patriotes démocrates unifiés et membre de la direction du Front populaire, Chokri Belaïd, la réaction des forces de gauche et de l’UGTT s’est avérée faible ou problématique.
A Siliana, en novembre 2012, la population de la ville s’est révoltée contre le chômage et la précarité. Elle réclamait aussi la libération de manifestants emprisonnés depuis des mois sans motif valable. Le gouverneur nahdaouite a répondu en ordonnant une répression croissante, jusqu’à autoriser les forces de l’ordre à utiliser des tirs de chevrotine. Il y a eu plus de 350 blessés selon la direction de l’hôpital de Siliana, dont 19 personnes éborgnées. Si la direction de l’UGTT a accompagné la révolte en appelant à la grève dans toute la région pendant les cinq jours d’affrontements, elle a fini par signer un accord avec le gouvernement : les grèves étaient suspendues et l’adjoint du gouverneur devait expédier les affaires courantes en attendant une décision gouvernementale. Mais le gouverneur responsable des crimes contre les manifestants est toujours en place. [2]
A la suite de l’assassinat de Chokri Belaïd, le 6 février 2013, le porte-parole du Front populaire Hamma Hammami (dirigeant du PCOT devenu maintenant Parti des travailleurs) lançait un mot d’ordre de grève générale et appelait à manifester. Dans la foulée, l’UGTT appelait elle aussi à la grève générale (soutenue d’ailleurs par le syndicat patronal) pour le jour des funérailles. Cette grève a été suivie massivement, des centaines de milliers de personnes ont participé à la manifestation. Mais sans résultat concret car le Front populaire, assommé par cet assassinat, n’a pas donné de perspectives politiques à cette mobilisation.
De l’assassinat de Mohamed Brahmi à la création du FSN
Le gouvernement s’est-il du coup senti les mains libres pour de nouveau affaiblir la gauche et faire peser un climat de terreur sur la population, en organisant un deuxième assassinat ? Le 25 juillet, Mohamed Brahmi, secrétaire général du Courant populaire et député à l’assemblée nationale constituante (ANC), était à son tour assassiné.
Le jour même, le Front populaire organisait une conférence de presse avec à ses côtés des représentants des principaux partis de l’Union pour la Tunisie, dont Nidaa Tounes (la droite libérale). Par la voix de son porte-parole, Hamma Hammami, il appelait à :
1. Organiser des sit-in devant les sièges des gouvernorats ;
2. Participer massivement à la grève générale le jour des funérailles ;
3. Organiser des sit-in devant le siège de l’ANC dominée par les islamistes, jusqu’à sa chute et à celle du gouvernement et des présidences qui en découlent ;
4. La dissolution de l’assemblée constituante ;
5. La désobéissance civile ;
Et, ce qui est beaucoup plus discutable :
6. La création d’un « gouvernement de salut national ».
L’UGTT reprenait en partie la proposition du Front populaire, mais refusait d’appeler à la dissolution de l’ANC. Elle appelait à la grève générale pour le lendemain de l’assassinat, et pour le surlendemain jour des funérailles.
En parallèle, principalement à Tunis mais aussi dans quelques gouvernorats, la population descendait dans la rue et occupait les places. A Monastir et Sfax, les militants du Front populaire et la population s’organisaient pour entrer dans les gouvernorats et dégager les gouverneurs. A Tunis, la grève générale et la manifestation étaient moins suivies que lors de l’assassinat de Chokri Belaïd. Plusieurs raisons l’expliquent : c’était le deuxième assassinat, le choc était moins fort, Mohamed Brahmi était moins connu et médiatisé que Chokri Belaïd, la manifestation se déroulait sous 40 °C et pendant le ramadan. Il y eut tout de même près de 20 000 personnes. Des groupes de manifestants se rassemblèrent ensuite sur la place du Bardo, devant l’ANC et, malgré les assauts répétés de la police pour évacuer la place, une partie d’entre eux résista. Décidé par le Front populaire, un sit-in s’installa alors dans la durée.
Le lendemain de l’assassinat, le Front populaire et l’Union pour la Tunisie décidaient la création du Front de salut national (FSN), une alliance entre la gauche et la bourgeoisie libérale sur les points mentionnés ci-dessus. Précisons que c’est le Front populaire qui en a été à l’initiative, ses propositions ayant été acceptées par l’Union pour la Tunisie. Cette décision faisait alors consensus entre les directions des différentes organisations constitutives du Front (à l’exception du Watad révolutionnaire de Jamel Lazhard).
Mais qu’est-ce que l’Union pour la Tunisie ? C’est un regroupement d’organisations dont le principal parti est Nidaa Tounes. A sa tête de trouve Béji Caïd Essebsi, ancien ministre de l’intérieur de Bourguiba, ancien président de l’assemblée nationale sous Ben Ali, qui a aussi été premier ministre du 27 février à la fin 2011. Au pouvoir à ce moment, et même après l’élection de l’Assemblée constituante, il a par moments ouvertement soutenu Ennahda. De nombreux benalistes se sont recyclés dans ce parti. Quant à son programme, nous le connaissons bien, c’est un agenda libéral qui s’inscrit dans la continuité de ce qui se fait depuis Ben Ali. Le « modernisme » affiché par Essebsi n’est qu’un vernis sur un contenu politique réactionnaire et ultralibéral. Son organisation détient des positions importantes dans l’appareil d’Etat (dans les cadres de la police, de l’administration, de l’armée). Car si le processus révolutionnaire a fait tomber les têtes des gouvernements successifs, l’appareil d’Etat est pour l’essentiel resté intact.
Le sit-in du Bardo
Certains affirmaient que la formation du Front de salut national permettait d’amplifier les luttes. Mais les mobilisations dans les régions se sont peu à peu affaiblies. Le sit-in du Bardo, en revanche, a regroupé de jour en jour de plus en plus de manifestants. Comme il se déroulait pendant le ramadan, la plupart des gens se retrouvaient sur la place après la rupture du jeûne. Les premiers soirs, des milliers de personnes s’y rassemblaient dans une ambiance festive, sans véritable organisation. En majorité des membres de la bourgeoisie, de la petite bourgeoisie et des militants de gauche – les classes populaires étaient pratiquement absentes. La place était remplie mais la combativité n’était pas trop à l’ordre du jour. On pouvait de temps en temps y entendre des slogans, mais aussi y voir des feux d’artifice payés par Nidaa Tounes. L’objectif n’était certes pas la politisation des manifestants. A certaines occasions le sit-in a pris une grande ampleur mais le nombre de manifestants est resté fluctuant selon les jours, jusqu’à s’épuiser.
Le 30 juillet, le sit-in devenait plus important, populaire et dynamique (davantage de slogans et de pancartes). Ceci, peut-être lié à la présence de supporters de foot, faisait suite à l’embuscade du Mont Chanbi (région de Kasserine) où huit militaires issus de régions marginalisées et de quartiers populaires avaient trouvé la mort, égorgés par des militants djihadistes. La mobilisation atteignait son pic le 6 août, dans un grand rassemblement organisé à l’initiative du Front populaire pour les six mois de l’assassinat de Chokri Belaïd. Beaucoup de monde, malgré les pressions et les menaces, notamment contre des sociétés de transport qui refusaient alors d’acheminer au Bardo les manifestants d’autres régions. A cette occasion le FSN organisait un meeting, de nombreux intervenants se succédant en haranguant la foule, mais leur discours était quasiment identique : soutien au Front de salut, chute du gouvernement et son remplacement par « un gouvernement de salut national ».
Sans dynamique politique et sans montée des protestations populaires, le rassemblement s’est ensuite épuisé jour après jour.
Les dangers d’une politique d’alliance de classes
Dès le début du sit-in, Ennahda et le gouvernement se sont dits prêts à négocier un gouvernement d’union nationale. Ennahda refusait la dissolution de l’ANC et la démission du gouvernement mais fin août, le parti islamiste infléchissait sa position et se disait prêt à accepter le principe d’un « gouvernement restreint », sans plus de précision. Dès le début, la direction de Nidaa Tounes a engagé des négociations avec Ennahda. Elle jouait ainsi sur deux tableaux, négocier avec Ennahda et dans le même temps continuer de s’assurer le soutien de la gauche au sein du Front de salut national.
Le FSN s’est donc constitué le 26 juillet, au lendemain de l’assassinat de Mohamed Brahmi, sur trois points principaux : chute du gouvernement, dissolution de l’ANC et la formation d’un gouvernement « de salut national », « non partisan », limité dans le temps.
Face à la gravité de la crise politique et à une situation économique et sociale catastrophique, les militants du Front populaire se sont de fait retrouvés sur le terrain avec ceux de parti bourgeois, sur des revendications telles que la chute du gouvernement et la dissolution de l’ANC. Mais proposer la formation avec ces partis d’un gouvernement « de salut national », c’est tout autre chose.
Contrairement à ce que l’on peut entendre ça ou là, la mise en place d’un gouvernement « de salut national » ne rentre dans le cadre ni d’une unité d’action ponctuelle, ni d’objectifs politiques que des révolutionnaires pourraient se fixer dans le cadre d’un « front » avec la bourgeoisie. Sans compter que, même si le Front populaire est à l’initiative de la formation du Front de salut, la force la plus importante (et de loin) de ce dernier est Nidaa Tounes.
Le Front de salut national parle par ailleurs de former un « gouvernement neutre avec des personnalités intègres ». On est en droit de s’interroger sur la mesure de la neutralité ou de l’intégrité... Un gouvernement ne défend-t-il pas toujours soit les intérêts du capital soit ceux des travailleurs ?
Le Front populaire s’engage ainsi sur une voie pour le moins glissante, comme l’a bien résumé Gilbert Achcar : « Au lieu de chercher à conquérir l’hégémonie dans le mouvement de masse en se battant en premier lieu sur la question sociale, quitte à faire l’unité contre elle des partisans du néolibéralisme qui vont des intégristes aux hommes de l’ancien régime en passant par les libéraux, la gauche s’inscrit dans des alliances à courte vue avec des pans de l’ancien régime (...) La gauche tunisienne aujourd’hui à la tête de l’UGTT, plutôt que de lancer la centrale dans la bataille politique avec pour horizon un gouvernement des travailleurs, semble s’orienter vers des alliances contre-nature entre ses groupements politiques organisés dans le Front populaire, d’une part, et les libéraux et les restes de l’ancien régime, de l’autre. » [3]
Une politique contestée
La direction de l’UGTT a en effet relancé le dialogue national (qui avait été coupé après l’assassinat de Mohamed Brahmi) avec le gouvernement. Le 17 septembre, le « quartet » constitué par l’UGTT, l’UTICA (le syndicat patronal), l’Ordre des avocats et la Ligue tunisienne des droits de l’Homme présentait une « feuille de route », demandant aux partis du gouvernement et de l’opposition de se réunir pour un « dialogue national » et prévoyant notamment la formation d’un gouvernement de « technocrates », la constitution d’une commission électorale et la fixation de la date des prochaines élections. Le 20 septembre, le gouvernement acceptait la feuille de route, mais depuis, il tergiverse et cherche à gagner du temps.
Le porte-parole du Front populaire, Hamma Hammami, a quelques jours plus tard indiqué que le Front de salut national était prêt à signer la feuille de route du quartet, une fois celle-ci acceptée complètement par le mouvement Ennahda : « la troïka doit signer la feuille de route pour commencer immédiatement l’exécution de ses différents points. » Même s’il y a urgence à faire chuter le gouvernement dominé par Ennahda, cette politique, au « mieux », ne pourrait mener qu’à l’arrivée au pouvoir d’une bourgeoisie tout aussi désireuse de mettre un coup d’arrêt au processus révolutionnaire, mais cette fois cautionnée par la gauche.
Mais justement, en Tunisie, ce processus révolutionnaire est profond et continue malgré tout. Et la politique de la direction de l’UGTT est très contestée par une partie de ses militants de base. Une direction « qui s’occupe plus de politique que des problèmes concrets que vivent les travailleurs », ont pu me confier des membres du bureau d’un syndicat de base de l’UGTT. Cette orientation est également contestée par certains dirigeants intermédiaires et nationaux.
Chez les militants de base du Front populaire, le Front de salut national est de plus en plus critiqué. Mais comme jusqu’à présent, l’ensemble des directions des partis du Front populaire cautionnaient cette politique, les critiques ne se faisait publiquement entendre que difficilement.
Fin septembre, le congrès de la Ligue de la gauche ouvrière a décidé de sortir du Front de salut national, la grande majorité des congressistes en ayant fait un bilan négatif. L’objectif qui a été affirmé est de mener une politique plus offensive vis à vis du Front populaire pour tenter de le radicaliser.
Maya Alali