Lorsque nous analysons une situation politique révolutionnaire, deux questions reviennent : quel est le niveau de l’auto-organisation du salariat et de la jeunesse, et quel parti est en mesure d’impulser une politique révolutionnaire ? Deux questions intimement mêlées, et dont l’exemple tunisien montre une nouvelle fois toute l’importance. [1]
Cela a été dit et répété : la révolution tunisienne n’a pas eu besoin d’un parti pour s’élancer, ni même pour renverser le dictateur Ben Ali en janvier 2011. Mais outre le fait que ceci est plutôt la norme que l’exception dans les mouvements révolutionnaires, l’expérience de très nombreuses révolutions montre que si dans le feu de la lutte révolutionnaire, les acteurs de la révolution ne construisent pas les outils de leur pouvoir et ne lui donnent pas des objectifs appropriés, alors l’énergie de la révolution risque fortement de se disperser et finalement de s’évaporer, laissant un sentiment de gâchis et d’impuissance envahir de larges couches de la population. Ce danger existe aujourd’hui en Tunisie.
Pourtant, après des élections d’octobre 2011 marquées par une grande dispersion des candidatures et une bipolarisation entre d’une part Ennahda et ses alliés/subordonnés de la Troïka, et d’autre part le pôle libéral bourgeois dit « moderniste », la gauche a tenté d’avancer vers une représentation indépendante visible en lançant, en octobre 2012, le « Front populaire pour la réalisation des objectifs de la révolution », couramment appelé Front Populaire ou FP. Ce Front a élaboré un projet de Charte [2] en septembre 2012 ; la version définitive qui aurait dû être adoptée en janvier 2013 n’a jamais vu le jour.
Ce document, s’il fixe un ensemble d’éléments d’orientation importants, ne pose aucunement la question de l’auto-organisation, en particulier dans sa partie 1 (« La question nationale et démocratique »), qui limite la question démocratique à une approche purement institutionnelle et néglige le fait essentiel que dans une révolution, la démocratie est d’abord matérialisée par l’intervention directe des masses dans la sphère politique. Il reste également très flou sur la question de la délimitation de classe, le critère de clivage étant le refus du libéralisme et de la soumission aux sphères étrangères (entendons impérialistes et pays du Golfe). Le rôle essentiel accordé aux élections se retrouve dans la conclusion [3].
Les limites du Front populaire
S’il est indéniable que le lancement du FP a permis une « dynamique à gauche », celui-ci se heurte aujourd’hui à ses propres limites. En effet, le niveau d’auto-organisation n’a pas connu d’amélioration significative ces derniers mois, et le Front ne s’y emploie pas. Un appel allant dans ce sens a été publié le jour de la mort de Mohamed Brahmi, mais sur la seule question de l’autodéfense et, surtout, le Front y appelle « l’armée nationale et les forces de sécurité tunisiennes à protéger le peuple tunisien et lui permettre d’exercer ses libertés et de défendre pacifiquement son droit de manifester pour réaliser les tâches de la révolution. » Ce discours, qui n’est pas nouveau, contribue à l’illusion que les forces de répression issues de l’ancien régime et toujours pas épurées pourraient adopter une position « impartiale ». On se demande alors pourquoi appeler à l’installation de comités d’autodéfense, ce qui ne semble pas s’être fait en pratique – ce n’est sans doute pas une coïncidence.
Mais la conclusion de cet appel montre toutes les limites du Front, fortement marqué par la logique nationale – toujours importante dans les pays qui ont connu la colonisation : « Le devoir de sauver le pays de l’effondrement, de la faillite et de la violence nous invite tous à rester unis derrière un gouvernement de salut national en tant qu’alternative à l’Assemblée constituante et au gouvernement qui en émane qui ont perdu toute crédibilité et toute légitimité. »
L’expérience du Bardo
Les conséquences concrètes de la très grande faiblesse de l’auto-organisation se sont vues lors du sit-in organisé au Bardo, devant le siège de l’Assemblée nationale constituante (ANC). Nidaa Tounes et l’ensemble des partis bourgeois ont pesé de tout leur poids pour aller dans le sens d’une union nationale contre Ennahda, au nom de la défense de la liberté. On a vu que les partis avaient beaucoup de mal à s’exprimer sur la place du Bardo. Toute expression qui pouvait être perçue comme contraire à l’unité était malvenue. Le drapeau national était hégémonique. Mais qui a intérêt à cette union sacrée ?
Certainement pas les couches populaires, qui ont besoin d’exprimer leurs revendications. Le FP formule justement dans son projet de charte la nécessité de « l’édification d’une économie nationale, indépendante, équilibrée et cohérente, qui assure la souveraineté du peuple sur les richesses du pays, garantisse une croissance effective pour toutes les régions et repose sur une distribution juste des richesses de façon à satisfaire les besoins fondamentaux du peuple dans les domaines matériel et moral. » Mais la bourgeoisie tunisienne, complètement liée aux intérêts étrangers, ne peut faire sien un tel programme, si ce n’est en paroles. Elle continuera de rembourser la dette, d’honorer les obligations engagées dans les accords d’association avec l’Union Européenne. De plus, elle continuera de combattre pied à pied la liberté syndicale et les conquêtes sociales, comme elle le fait depuis toujours. Il ne faut pas oublier que si une large partie d’entre elle s’est ralliée, tardivement, au mouvement populaire, parti des régions déshéritées du pays pour renverser Ben Ali, ce n’est pas par sympathie pour ses revendications. C’est que le système de corruption généralisée et de prédation de Ben Ali et de son entourage devenait un carcan, même pour une large partie de la bourgeoisie nationale. De la même façon, aujourd’hui, l’alliance pour renverser Ennahdha n’est qu’une alliance de circonstances. Et le fait que le débat ne porte pas sur le contenu de la politique à mener lui permet d’éluder complètement son opposition fondamentale aux objectifs de la révolution. Et l’adhésion du FP et de presque toutes ses composantes à un Front de salut national avec Nidaa Tounès a marqué un recul de ce point de vue.
Une alternative ?
Le besoin de proposer une alternative, dans la perspective d’un renversement de la troïka, justifie parfois ce choix. Mais il faut admettre que le FP ne dispose pas d’un rapport de forces qui lui permettrait de « jouer dans la cours des grands ». En comparaison, les forces « démocrates » et libérales sont plus puissantes. Elles disposent d’importants relais, de chaînes de télévision, etc. C’est d’ailleurs un point que mettent en avant nos camarades de Tunisie pour expliquer la nécessité d’agir dans un cadre qui dépasse leurs seules forces, très réduites, et malgré la distance politique qui peut les séparer d’autres partenaires du FP.
Le niveau d’auto-organisation, on l’a dit, reste extrêmement faible. La capacité de peser directement sur les événements est donc très limitée, même à l’échelle du FP. On en a vu l’illustration concrète sur la place du Bardo où les moyens matériels de Nidaa Tounes (sono, etc.) lui permettaient d’influencer le contenu du rassemblement et de contrôler les prises de paroles. Nos camarades de la LGO en ont fait les frais. Autre exemple, le 30 juillet 2013, jour où un important meeting était organisé sur la place, celui-ci était précédé… d’une prière. Cette pratique, habituelle pour les soi-disant laïcs de Nidaa Tounes, est totalement absente des initiatives du FP.
La difficulté dans un contexte révolutionnaire est d’admettre qu’à court terme, on n’est pas en mesure de prendre le pouvoir et on n’a d’autre solution que de rester dans l’opposition.
Outre le caractère bien problématique de la neutralité d’un hypothétique nouveau gouvernement (pour la petite histoire, le nom de la présidente du syndicat patronal UTICA, Wided Bouchamaoui, circulait le 10 août pour le poste de chef du gouvernement – elle démentira la rumeur), il y a un autre facteur au moins aussi sérieux : celui du rôle de l’administration. Car si on n’établit par le contrôle populaire à tous les niveaux, ce n’est pas l’administration de l’époque benaliste qui mettra en œuvre les mesures destinées à répondre aux besoins urgents de la population. L’Etat n’est pas neutre, il est l’instrument de la domination d’une classe sur les autres, faut-il le rappeler ? Et bien entendu, il faut inclure la police, l’armée, la justice dans cette réflexion.
Il n’est d’ailleurs pas du tout exclu qu’une partie des évènements récents sur le plan « sécuritaire » n’aient été autorisés ou facilités par d’anciens membres du RCD. En effet, le contexte dramatique des attentats et des attaques contre l’armée est tout à fait propice à l’union sacrée. Ennahda a tenté de faire appel à ce sentiment et a proposé un gouvernement d’union nationale. Cette offre a pour le moment été rejetée par toute l’opposition, mais un retournement n’est pas encore impossible.
Et si Ennahdha est renversée, le FP devra faire face à la dure réalité : il reste une force minoritaire d’opposition. La question de la chute d’un gouvernement est certes à l’ordre du jour, mais pas celle du pouvoir populaire.
Fremen Tabr