Quels sont aujourd’hui les grands courants opposants à l’avortement ?
Thierry Meyssan - L’opposition à l’avortement est toujours liée à des perceptions, des convictions religieuses, et à la volonté de structurer la législation civile et pénale en fonction de ces convictions particulières. Aujourd’hui, ces groupes religieux sont organisés essentiellement autour de l’Eglise catholique, mais pas uniquement, puisqu’on voit aussi intervenir, de manière significative, quelques groupes évangélistes. Le reste n’est pas vraiment significatif : ce sont des individus, mais ce n’est pas structuré.
Le total de ceux qui sont vraiment engagés contre l’IVG ne doit certes pas dépasser 5% de la population, d’après ce que l’on voit dans la presse qui est la leur et leurs campagnes d’opinion. Au-delà, ces gens sont dans la certitude de leur position, et considèrent, en fonction de leurs convictions, que l’avortement est un meurtre : dès lors, cela provoque chez eux une mobilisation extrêmement forte. Il est clair également qu’alors qu’il s’agit de convictions individuelles, ces mouvements sont structurés de manière hiérarchique. Ce sont des petites associations ; le tout est organisé en réseau, voire en pyramide dans certains cas, et se reconnaît dans l’enseignement du pontife romain.
L’Eglise catholique, au niveau français, n’a pas de structure en tant que telle pour lutter contre l’IVG ; les évêques français tiennent un double discours dont ils se satisfont très bien : un discours d’alignement sur les positions du pape, et un discours de conciliation avec les réalités laïques françaises. En revanche, tous les gens qui sont engagés de manière violente se réclament, eux, directement du pontife romain, sans passer par la hiérarchie épiscopale française.
Quels sont les liens de ces courants avec l’extrême droite ?
T.Meyssan - C’est une question compliquée. Le Front national a tenté de créer la Ligue pour la vie, qui se voulait l’organe du FN de lutte contre l’IVG. Une partie de ces gens-là sont passés chez Bruno Mégret. D’autre part, il y avait un noyau autour de Bernard Antony, Chrétienté Solidarité, qui était également très engagé sur ce terrain. Ce sont les deux seuls groupes qui émanent du FN encore que Chrétienté Solidarité s’est ralliée au FN et n’en émane pas vraiment , qui sont politiquement dans l’organigramme du FN et que l’on retrouve sur ce terrain.
Ce qui est plus visible, c’est que les gens qui professent ces convictions intégristes sont par ailleurs électeurs du Front national, voire y ont des responsabilités. Mais il s’agit d’une convergence, pas d’un lien de subordination, ce qui est très différent. Comme on a affaire à des gens qui sont quelque peu illuminés, ils échappent à tout contrôle politique, y compris du Front national.
Le recul du FN n’a aucune importance pour eux, puisqu’ils sont dans une mystique. Que le monde s’écroule autour d’eux ne changera rien ; ils vont peut-être perdre des moyens quand le Front national était une puissance importante, ils pouvaient s’y adosser, aujourd’hui l’éclatement leur est défavorable mais tout cela n’a pas réellement d’incidence. Il faut penser la chose différemment. Ces gens, qui avaient tendance à se regrouper au sein du FN, sont aujourd’hui en face d’une offre électorale plus large : le FN, le MNR et le RPF. N’oublions pas qu’un grand nombre d’entre eux se raccrochaient par le passé à Philippe de Villiers, et non à Jean-Marie Le Pen ; et qu’aujourd’hui, l’avenir politique peut-être déjà compromis paraît du côté du RPF. Ce qui, au sein de ce parti, pose un problème, puisque la tendance villiériste est nettement minoritaire, et que la majorité du RPF ne suit absolument pas cette logique.
Comment agissent ces courants ?
T.Meyssan - Il y a toujours la perturbation des services d’IVG. De manière chronique, c’est le docteur Dor1 qui organise cela : pratiquement tous les quinze jours, il mène une action quelque part ; il en revendique maintenant plus de 150. A l’heure actuelle, il a fait l’objet de 11 condamnations pénales pour des affaires différentes qui ne sont jamais exécutées. Manifestement, il bénéficie d’une protection politique à la Chancellerie, quoiqu’on raconte sur la non-intervention de la Chancellerie dans les affaires individuelles.
Un deuxième groupe est celui des Survivants : il s’agit de jeunes gens que l’on recrute dans les mouvements charismatiques, et que l’on invite à venir perturber massivement des services d’IVG. Ils arrivent souvent à 200 ou 300 dans un service, sans manifester aucune agressivité, mais par leur nombre ils empêchent le service de fonctionner. Une dizaine d’opérations de ce genre, assez spectaculaires, ont déjà eu lieu.
En dehors des actions de perturbation des hôpitaux, ces courants font des pétitions régulières auprès des parlementaires ou des ministres ; la dernière en date, spectaculaire, étant la campagne de cartes postales de Droit de naître. Et puis, il y a une action permanente de pression sur les esprits, qui se traduit par une demande faite auprès des médecins de ne pas pratiquer l’IVG ; de plus en plus de médecins objectent à la participation à une interruption volontaire de grossesse. On aurait pu penser que 25 ans après la loi Veil, ces choses-là seraient rentrées dans l’ordre. Au contraire, il semble que plus de médecins en service hospitalier s’opposent à l’IVG qu’il y a 25 ans. C’est là le fruit d’un travail de sape non négligeable.
On voit également des pressions s’exercer sur les femmes qui sont dans ces situations de détresse : on essaie de les dissuader, par toutes sortes de moyens, de recourir à l’avortement. Il ne s’agit pas de leur proposer les moyens de se sortir d’une autre manière de cette situation, mais bien, en l’occurrence, de les dissuader d’avorter en soi, par n’importe quel moyen. La proposition principale, c’est de prendre en charge ces femmes dans des foyers spécialisés, de les faire accoucher sous X et de faire adopter leur enfant par des tiers. Ce sont des manipulations mentales absolument aberrantes, dont on peut d’ailleurs s’étonner qu’elles n’aient pas fait l’objet d’un travail devant la commission d’enquête sur les sectes ; car il s’agit vraiment de techniques de manipulation, même si cela se fait dans des établissements tenus par des congrégations catholiques et souvent financés par les conseils généraux.
Quelle est l’attitude des pouvoirs publics face à ces problèmes ?
T.Meyssan - C’est un aveuglement, un refus de regarder la réalité en face. Les responsables politiques vivent depuis 25 ans dans le souvenir de ce qu’a été le débat terrible des années 70 ; ils ont peur de rouvrir ce débat, comme si la société française n’avait pas changé depuis cette date. Or la société, majoritairement, a réalisé que cette loi a été un très grand pas en avant, qu’elle a permis d’éviter des situations abominables, énormément de décès notamment. Mais les responsables politiques, eux, restent dans le schéma d’il y a 25 ans. Ils refusent encore aujourd’hui d’envisager sereinement la question politique la plus simple, la plus évidente : celle de la reconnaissance de la liberté de l’IVG.
L’IVG reste un crime, au sens pénal du terme, mais c’est un crime toléré sous certaines conditions. L’IVG n’est donc qu’une tolérance, ce n’est pas une liberté. Et comme ce n’est pas une liberté, cela s’accompagne encore d’aspects coercitifs, notamment le fameux entretien avec des conseillers conjugaux. C’est quand même incroyable : quel est le rapport entre un conseil conjugal et la décision d’avorter ? D’autant plus qu’on sait que ces conseillers conjugaux sont, à 95%, formés au sein d’associations catholiques opposées à l’IVG, donc sont là pour faire barrage, pour culpabiliser. Ce qui n’aide pas ces femmes qui, par définition, sont en situation de détresse.
Le fait que ce soit une tolérance a pour conséquence que l’IVG, dans les hôpitaux, n’est pas un service public ; elle n’est pas pratiquée dans l’hôpital lui-même mais dans des centres spécialisés, les CIVG. En 1975, on ne pouvait pas faire autrement, mais 25 ans après, c’est incroyable d’en être encore là. Et comme ce n’est pas un service public, les chefs de services hospitaliers qui devraient remplir ce service considèrent qu’ils n’en ont pas obligation. Dès lors, il suffit que le chef de service, à titre personnel, élève une objection de conscience à la pratique de l’avortement pour que plus personne ne fasse rien. Il y a 25 ans, on a donc concédé une tolérance parce qu’on ne pouvait pas faire autrement, mais on n’a toujours pas admis politiquement que c’est une liberté.
Où en est-on de la lutte contre les opposants à l’IVG ?
T.Meyssan - Du côté de l’exécutif, rien n’est conduit. Les poursuites pénales engagées au titre de la loi Neiertz pour perturbation de centres d’IVG sont tournées en ridicule ; d’une part par l’interprétation restrictive de certains tribunaux, qui considèrent que venir manifester devant un centre d’IVG ne perturbe pas son fonctionnement Si c’était le cas, il n’y aurait pas de manifestation devant ! D’autre part, lorsque certains tribunaux prononcent des condamnations, elles ne sont pas appliquées : c’est le cas de Xavier Dor qui en est à sa onzième condamnation. Faites-vous condamner avec sursis onze fois devant un tribunal pour un vol dans un supermarché : ça m’étonnerait que la onzième fois cela ne soit pas exécuté C’est une situation grotesque.n
Note
1. Xavier Dor est à la tête de l’association antiavortement SOS Tout-petits.
Encart
Qui sont les « Survivants » ?
On les voit dans les cliniques, sur les abords des manifestations. Ils sont (très) jeunes, propres, polis, se disent « survivants » de l’avortement et de la contraception. L’analyse de T. Meyssan.
« Je considère qu’il s’agit plutôt d’un réservoir de jeunes gens que l’on mobilise. Ce n’est pas un mouvement en soi. Les organisateurs des gens qui viennent plus précisément de la Trêve de Dieu puisent dans des communautés charismatiques pour, à une occasion ou une autre, faire une opération. On ne peut pas voir cela comme une association, avec des membres. »En France, ils ont dû déjà mobiliser plusieurs milliers de jeunes gens. Ce qui est inquiétant, c’est que derrière un discours assez gentillet au premier abord, on découvre finalement des réminiscences d’un discours politique très particulier, directement antisémite : les Survivants, cela fait allusion à la Shoah.
« C’est d’ailleurs une caractéristique du mouvement anti-IVG en France. Cela n’est pas applicable à tous les responsables anti-IVG, mais ceux à qui on ne peut pas appliquer ce qualificatif, c’est quasiment par exception. Presque tous ont des comportements antisémites tout à fait manifestes. On le voit dans les audiences des tribunaux, et c’est parfois assez spectaculaire. Je me souviens d’une audience à Nanterre, pour un commando qui avait perturbé l’hôpital où travaille Joëlle Brunerie-Kauffmann : où une vieille dame qui faisait partie du commando s’est tournée vers Joëlle Brunerie-Kauffmann et a commencé, dans le prétoire, à hurler que MmeVeil était la »juive avorteuse« , que si Joëlle Kauffmann était là, c’est que le travail avait été mal fait en 1940, etc. Le procureur a été obligé de l’interrompre et de la menacer de la faire arrêter à l’audience Cela prend parfois des proportions étonnantes de violence. »