Il n’est pas de richesses sans hommes, le Qatar l’a bien compris. Sa population vient de dépasser les 2 millions d’habitants, parmi lesquels on compte 10% de citoyens. Les étrangers forment plus de 95% de la main-d’œuvre et créent, littéralement, la richesse du pays. Mais dans une région où la non-intégration des étrangers est une politique assumée, faire vivre l’étranger est une question de morale politique non assumée. La fascination pour le « soft power » qatari, son architecture ostentatoire ou ses investissements sportifs ne doit pas masquer le traitement indigne des travailleurs à bas revenus, catégorie la plus vaste et la plus méprisée. Même les remous provoqués par la récente enquête du Guardian à propos de situations de travail forcé et des nombreux morts népalais risquent de faire long feu. En effet, au-delà des travaux gigantesques liés à l’organisation de la Coupe du monde de football en 2022, le fonctionnement de l’économie qatarie repose de manière structurelle sur l’exclusion à la fois légale et spatiale des travailleurs migrants.
Le système du parrainage constitue, dans le Golfe comme au Qatar, la pierre angulaire de la gestion des migrants. Sans parrain – personne morale ou physique qatarie –, pas de résidence ni de travail. Le parrain tient captifs ses travailleurs, qui ne peuvent changer de travail ni sortir du pays sans son autorisation. Sans pouvoir compter sur une assistance légale collective – les syndicats sont interdits –, les individus en sont réduits en cas de problème à se tourner vers leur ambassade. Ainsi, chaque jour, au moins cent Népalais y vont se plaindre du non-versement de salaires, de conditions de vie dégradantes, d’un retour au pays impossible ou d’un changement de travail non désiré. Et une vingtaine de réfugiés, dont beaucoup de femmes employées domestiques, habitent en permanence un local consulaire, après avoir fui un patron abusif. Que des situations de travail forcé existent, c’est certain, mais c’est sans doute moins fréquent que les situations où la domination du patron est totale et la négociation impossible. Si la loi promet la couverture médicale généralisée, rares sont ceux qui ont accès aux hôpitaux publics. Quant aux causes des décès (trois Népalais tous les quatre jours en 2012), en l’absence d’études post mortem approfondies, 50% des Népalais (dont la majorité a entre 25 et 35 ans) succomberaient à des causes dites « naturelles », comme l’arrêt cardiaque.
Au Qatar, la gestion des populations désirées pour leur travail mais vues comme indésirables a pour corollaire une volonté d’invisibilisation. A 15 km du centre-ville, la zone industrielle de Doha accueille toutes les activités considérées comme polluantes : ateliers mécaniques, petites usines, cimenteries, mais aussi les camps de travailleurs. Ce mode d’hébergement est utilisé pour loger plus d’un million de personnes, au mépris de toute considération de bien-être. Le camp est un espace ultrafonctionnel dans lequel les hommes et les femmes sont entassés. Toutes les règles édictées par la loi du travail sont quasi systématiquement violées. Les lits superposés, voire à trois niveaux, sont la règle, malgré leur interdiction. L’espace personnel est réduit à son minimum, loin des 4 m2 réglementaires. Les sanitaires sont souvent dans un état déplorable et l’environnement général est décrit par un Népalais comme « pas fait pour les êtres humains ». Entre la poussière omniprésente, les norias de bus et de camions, l’absence de trottoirs, d’éclairage nocturne ou d’espaces verts, le décor de la zone industrielle est l’inverse du Doha clinquant qui suscite l’admiration de nombreux commentateurs.
« PRISON À CIEL OUVERT » ?
A ce traitement indigne des hommes, enfermés dans des zones mal connectées aux centres et totalement dépourvues d’intérêt, il faut ajouter l’exclusion temporelle du vendredi. Lors du « jour de la famille », le zoo, les promenades du bord de mer à Doha et Al-Khor, les parcs publics et les principaux centres commerciaux sont interdits d’accès aux hommes célibataires sud-asiatiques : seules les familles sont autorisées.
Ces politiques urbaines discriminatoires répondent aux souhaits d’une population qui se sent menacée culturellement et démographiquement. Le Qatar est-il dès lors une « prison à ciel ouvert » ? Les mots de l’ambassadrice népalaise à Doha, qu’elle a nié avoir prononcés après que le Qatar a demandé son renvoi, sont bien présents dans la bouche des migrants, qui vivent dans leur chair les multiples restrictions. « C’est comme une prison ici. Quand on vient, on le sait. On reste deux ans dans une cage et on rentre chez nous », dit par exemple un jeune Népalais.
Les ouvriers migrants sont victimes à la fois de chaînes de sous-traitance qui diluent les responsabilités des entreprises donneuses d’ordres et de comportements discriminatoires auxquels ils n’ont pas les moyens de faire face. Si des hommes d’affaires français se retrouvent empêtrés dans le système du « sponsorship », comment un Népalais non anglophone et à l’infériorité intériorisée peut-il se sortir d’un tel système ? Au-delà de l’argument « ils sont mieux payés que chez eux et ils ont choisi de venir », qui permet d’évacuer toute responsabilité dans le traitement des travailleurs, il importe de rendre dignes ceux qui font la richesse et la puissance du pays. Les bonnes intentions affichées par la FIFA ou le Qatar ne doivent pas rester, une fois de plus, à l’état de vœu pieux. Le système qui consiste à priver les migrants de leurs droits doit cesser. Le Qatar, dont l’image est en jeu, doit renforcer ses contrôles et ne plus se défausser.
La responsabilité est bien celle du Qatar, qui doit augmenter le nombre d’inspecteurs du travail – jusqu’ici 150 personnes, dont aucune ne parle les langues asiatiques. Enfin, la responsabilité des entreprises est aussi engagée. Pousser des cris d’orfraie ou faire mine de découvrir des situations épouvantables ne suffit pas. Il faut que les entreprises, pas seulement celles liées à la Coupe du monde, s’engagent concrètement pour un traitement éthique des travailleurs et pour la remise en question du système du parrainage.
Tristan Bruslé (Chercheur au CNRS (Centre d’études himalayennes), programme ANR TerrFerme)