Hubert Krivine. Crédit Photo : DR
Le prix Nobel de physique 2013 vient d’être décerné aux physiciens Higgs et Englert, pour leur prévision faite en 1964 d’une nouvelle particule : le boson de Higgs. Il a été décerné maintenant parce que cette particule a été mise en évidence le 4 juillet 2012 au CERN. Il est possible que quelques lecteurs de ce journal ignorent ce dont il s’agit. C’est pourtant bien simple. Selon l’usage, on tape sur Wikipedia qui explique :
« Le boson de Higgs, quantum du champ de Higgs, confère une masse non nulle aux bosons de jauges de l’interaction faible (bosons W et boson Z), leur conférant des propriétés différentes de celles du boson de l’interaction électromagnétique, le photon. »
Pour ceux à qui certains détails échapperaient encore, on lit plus loin une histoire de champ de neige où glisseraient des photons... On sent confusément que l’affaire n’est pas facile à vulgariser. L’auteur de ce papier ne l’essayera même pas, pour deux raisons dont chacune serait suffisante :
1. Il ne domine ni la théorie ni les 50 ans d’expériences qui l’ont couronnée,
2. Une compréhension même superficielle requiert un minimum de connaissances de la mécanique quantique relativiste.
La boîte de Pandore de la physique de l’infiniment petit
Au début du XXe siècle, on a été convaincu que toute matière – quelle qu’elle soit – est faite de 118 briques élémentaires possibles qui sont des particules invisibles et chimiquement indécomposables : les atomes. Puis que ces atomes étaient en fait composés d’un noyau formé de nucléons : les neutrons et les protons autour duquel gravitaient des électrons. On a ensuite appris à casser les noyaux et à récupérer les nucléons dont on va découvrir à leur tour une structure interne : les quarks. Aujourd’hui on connaît toute une zoologie de nouvelles particules classées suivant des caractéristiques comme la masse et la charge électrique bien sûr, mais aussi d’autres qui peuvent apparaître folkloriques comme le charme, l’étrangeté, la beauté, le spin, la saveur, etc. Ce qui est fascinant, c’est que bien souvent ces nouvelles particules – y compris les atomes – auront été d’abord prévues par la théorie quelques années avant leur mise en évidence expérimentale, telle est la puissance de la physique mathématique. La nouvelle particule, le boson de Higgs, est de ce point de vue un cas plus qu’exemplaire : près de 50 ans se sont écoulés entre sa prévision et la vérification. Mais il y a autre chose : le gigantisme de l’affaire.
L’infiniment petit est infiniment cher
Le LHC (Large Hadron Collider) fait entrer en collision deux faisceaux de protons tournant en sens inverse à une vitesse proche de celle de la lumière (sensiblement 300 000 km/s) ; c’est probablement le plus gros (et coûteux) instrument de physique jamais construit. C’est un « collisionneur » de protons placé dans un tunnel de 27 kilomètres de circonférence. Le plus grand de ses quatre détecteurs de particules a une masse de 7 000 tonnes, 22 mètres de diamètre et 40 mètres de long ! Les gigantesques aimants supraconducteurs nécessaires pour guider les faisceaux doivent être maintenus à la température de –271°C. L’énergie disponible lors de la collision est un million de fois plus élevée que l’énergie des particules alpha utilisées pour découvrir la structure des atomes il y a un siècle !
Pour donner une image de la démesure de l’expérience, il faut savoir que la production d’un boson de Higgs a lieu en moyenne une fois toutes les 65 milliards de collisions, et que le LHC analyse 20 millions de collisions par seconde. Plus de 2 800 chercheurs ont signé la publication Phys. Lett. B716, en 2012, annonciatrice de la nouvelle. Le prix Nobel n’a récompensé que deux théoriciens.
De l’infiniment petit à l’infiniment grand
Dans les enquêtes policières, plus on en sait, moins on en ignore. Cette lapalissade ne s’applique pas en sciences : ce qui s’étend avec nos connaissances est paradoxalement le domaine de notre ignorance. Par exemple, on sait maintenant – avec une très grande probabilité – que la matière qui nous est connue ne représente que 20 % de la matière réellement existante [1]. Le reste, mystérieux, est appelée « matière noire ». On sait aussi qu’il existe une quantité énorme d’énergie inconnue, « l’énergie brune », responsable de l’accélération inattendue [2] de l’expansion de l’univers [3]. L’étude du boson de Higgs peut être une étape décisive dans notre compréhension de ce qui explique les masses des particules, et donc de l’univers. C’est donc d’une importance capitale pour les théoriciens de l’astrophysique qui représentent peut-être un millionième de l’humanité. Mais pour les autres ?
Quel intérêt pratique ?
Soyons clair : aucun de prévisible. De même aucune application n’était prévisible de la découverte par Einstein en 1917 de l’émission stimulée de lumière qui va permettre dans les années 60 la mise en évidence du phénomène de Light Amplification by Stimulated Emission of Radiation, dont tout le monde connaît, sans le savoir, l’acronyme : c’est le laser. De même, à part l’explication des anomalies du mouvement de la planète Mercure, personne n’aurait entrevu que la théorie de la relativité générale de ce même Einstein serait indispensable au fonctionnement du GPS, que les positrons prévus comme solution de l’équation de Dirac en 1930, puis mis en évidence un an plus tard seraient utiles pour soigner les cancers. Et la liste serait longue. Répétons-le : on n’a pas inventé le laser en cherchant à perfectionner la bougie.
En fait, il n’y a jamais eu de progrès majeur dans la théorie — même en mathématiques — qui n’ait eu de répercussion majeure dans la société. À nous de veiller à que ces répercussions soient bénéfiques.
Hubert Krivine