1re partie
Nous avions consacré dans notre précédent numéro un article à Hoang Khoa Khoi dirigeant trotskyste vietnamien en France. Nous revenons plus longuement sur l’histoire méconnue de ce groupe. Aujourd’hui, on ne fusille plus les prétendus « hitléro-trotskystes », on reconnaît même une certaine pertinence à certaines de leurs analyses, il est temps d’avoir un regard objectif sur leur histoire.
L’origine du Groupe trotskyste vietnamien en France est indissociable du mouvement des 25.000 công binh, ouvriers, et chiên binh, tirailleurs indochinois, qui furent réquisitionnés dès 1939 pour l’effort de guerre [2]. L’opposition de gauche indochinoise s’était constituée dès 1929-1930 parmi les étudiants vietnamiens qui avaient fait « le voyage de France » comme disaient alors ceux qui pouvaient venir terminer leurs études dans les universités françaises. Au contact des premiers opposants en France, ces étudiants avaient fait leurs les critiques de Léon Trotsky sur la ligne politique du Komintern et en particulier sur les erreurs de la politique menée en Chine et qui avaient conduit le Parti communiste, à cause de sa tactique d’alliance avec le Kuomintang nationaliste, à la catastrophe. Parmi ces eux, Ta Thu Thâu, qui sera expulsé en 1930 à la suite d’une manifestation qu’il avait organisé le 24 mai devant l’Élysée pour protester contre les condamnations à mort des révoltés de Yen Bay. À Saigon, il deviendra la figure emblématique du trotskysme vietnamien et sa popularité dépassa largement les frontières de son mouvement. Aux élections municipales de 1939, il obtint 80 % des voix.
Minuit dans le siècle
Lorsque la seconde guerre mondiale éclate en 1939, les Trotskystes vietnamiens en France ne sont que trois ; parmi eux un élève ingénieur Hoàng Dôn Tri, dit Pierre. C’est le seul qui a un peu d’expérience et de formation politique : au Viêt Nam il avait été l’élève de Ta Thu Thâu avec lequel il avait milité au sein du groupe La Lutte. Mis au courant de la présence de plusieurs milliers de leurs compatriotes ONS, ils rentrèrent en contact avec eux à partir de fin 1941-début 1942 par l’intermédiaire d’interprètes qui avaient déserté les camps de la « zone libre » où une misère extrême sévissait. Un article du 20 janvier 1942 du journal clandestin La Vérité « Organe central des Comités Français pour la IVe Internationale » dénonçait la situation révoltante des « Indochinois victimes de l’Impérialisme français ». Certains de ces déserteurs avaient rencontré des militants trotskystes dont Claude Bernard dit Raoul membre du Comité Communiste Internationaliste, une des deux organisations se réclamant de la IVe Internationale. Hoang Khoa Khoi [3] racontait : « Nous étions quelques interprètes à avoir déserté, cela nous était plus facile qu’à d’autres car nous parlions français. Nous vivions dans la banlieue parisienne où les contrôles étaient moins stricts que dans la capitale. Un jour, un de nos camarades nous dit avoir rencontré un “ communiste ” ; par la suite il nous fut présenté. Nous étions très impressionnés en particulier parce qu’il avait un livre de Karl Marx dans la poche, ce qui, à l’époque, nous semblait très téméraire ! Nous étions aussi étonnés de l’entendre critiquer Staline et il nous expliqua la politique de la IVe Internationale. Par la suite nous rencontrâmes un camarade vietnamien à qui nous avons expliqué la situation lamentable et révoltante qui existait dans les camps des ONS indochinois. Il fut alors décidé d’intervenir dans les camps au moyen de tracts » [4]. D’autres désertions furent organisées par le Groupe.
La situation des trotskystes pendant la guerre est d’autant plus difficile qu’ils sont peu nombreux, qu’ils sont divisés en deux organisations, qu’ils sont poursuivis aussi bien par Vichy que par les nazis, beaucoup ont été arrêtés et déportés. En outre, ils doivent être extrêmement prudents vis-à-vis des staliniens qui n’hésitent pas à les assassiner au motif « d’hitléro-trotskysme ». Un « concept » venu en droite ligne des procès de Moscou de 1936 à 1938.
Malgré cette situation, pour le moins fragile, leur activité politique clandestine fut très importante. Vouloir organiser les « masses indochinoises des camps » pouvait sembler irréaliste et utopique. Cependant en 1943, un premier tract du Groupe Bolchevick Léniniste Indochinois (G.B.L.I.) « en immigration en France » est distribué dans les camps de travailleurs. Il expliquait la nécessité de l’union des vietnamiens et du « prolétariat français » pour aboutir à l’indépendance du Viêt Nam. Par ailleurs, il mettait en garde contre De Gaulle résistant certes mais représentant de la bourgeoisie, militaire et réactionnaire, dont la classe ouvrière devait se méfier. Une première cellule bolchevique-léniniste se mit en place avec deux ingénieurs et quatre interprètes déserteurs. Comme le disait alors un des protagonistes « à partir de cette date le mouvement trotskyste “racinait” dans les camps ONS ».
Pas de légion indochinoise dans la Waffen SS
En mars 1944, la diffusion d’un second tract eut un impact considérable. Il cible l’impérialisme allemand comme principal ennemi et dénonce « les petits bourgeois nationalistes qui cèdent aux sirènes allemandes » quand celles-ci font mine d’appuyer les revendications nationales des colonies. En effet, alors que la situation militaire se détériore pour les puissances de l’Axe, il leur faut trouver de nouveaux alliés. C’est ainsi qu’ils font miroiter aux colonisés et autres minorités nationales, les avantages qu’ils auraient à collaborer avec le Reich « ennemi de l’impérialisme français et britannique » qui les oppriment. Ils tentent de recruter sur le mode de la légion indienne de Shandra Bose, une légion indochinoise et nord-africaine au sein de l’émigration en France. De fait, plusieurs centaines d’Indiens nationalistes avaient été recrutés dans les camps de prisonniers allemands en Afrique du Nord pour se battre contre leurs colonisateurs britanniques sous l’uniforme allemand. Le voyage volontaire de certains étudiants nationalistes de Paris en Allemagne dont Nguyễn Khắc Viện [5] était déjà un indice du danger que représentait ce genre de proposition. Un important effort de propagande fut fait par quelques personnes pour convaincre les Indochinois qu’ils n’avaient rien à gagner à combattre aux côtés de l’Allemagne nazie ; qu’il était illusoire de croire aux promesses allemandes et que le nazisme avec sa doctrine raciste ne pouvait, en aucun cas, être une promesse de liberté pour les colonisés. Une quarantaine de volontaires répondirent à l’appel d’un certain Dô Duc Hô, qui à la Libération fut condamné à 20 ans de prison. Cette action fut non seulement une victoire, elle créa aussi un sentiment de reconnaissance et de respect vis-à-vis de ceux qui l’avait menée [6].
Cela encouragea aussi un certain esprit de résistance à l’intérieur des camps et, de fait, des petits groupes liés par l’amitié se soutenaient mutuellement [7]. Ce fut par la suite quasiment l’ensemble des ONS et des Tirailleurs qui osèrent tenir tête à l’administration comme en témoignèrent en 1944 diverses grèves, de Vénissieux à Marseille. Les désertions se multiplièrent et un certain nombre de Vietnamiens rejoignirent les maquis [8].
En juillet 1944, le Groupe Bolchevick Léniniste indochinois lançait dans tous les camps l’appel à former des comités de base représentatifs pour la formation d’un congrès national. À Paris, des contacts avaient été pris avec des intellectuels nationalistes afin d’unir tous les Vietnamiens de France dans un organisme réellement représentatif qui pourrait représenter une réelle force dans les rapports avec le futur gouvernement français.
En août 1944, alors que l’effondrement du régime de Vichy entraînait un bouleversement total et une effervescence politique générale, des élections furent organisées dans tous les camps regroupant des Indochinois afin qu’émergent ces comités. À tous les échelons, du détachement à la compagnie, de la compagnie à la Légion, des représentants sont élus. En septembre une délégation provisoire des Vietnamiens de France est créée à Paris. Comme le notèrent des militants, « ces mots d’ordre eurent un retentissement et un résultat dépassant nos espérances. Il faut cependant remarquer que toute cette orientation était imprégnée de “perspectives révolutionnaires immédiates” qui régnaient à cette époque dans la section française ». Il s’agissait aussi d’éviter que les 25.000 Indochinois ouvriers et soldats ne soient représentés par l’Amicale des Indochinois de Paris qui regroupait alors des « intellectuels », éloquents et instruits mais très loin des préoccupations de la majorité de leurs compatriotes auxquels ils s’étaient peu intéressés. Diverses commissions concernant l’organisation de la jeunesse, de la santé, de l’alphabétisation, du sport… se mirent en place. Ce vaste mouvement de démocratie directe permit qu’au mois de décembre 1944 se tint en Avignon le congrès de création de la Délégation Générale des Indochinois en France. Durant trois jours, 90 délégués de tous les camps de France et une centaine d’observateurs débattirent autour de trois points essentiels : la nécessité de l’union des Vietnamiens sans distinction d’opinions politiques ou religieuses ; la lutte pour leurs droits et leurs intérêts en France, en particulier ceux des ONS et des Tirailleurs ; enfin l’exigence pour le Viêt Nam d’un régime politique démocratique pourvu d’une Assemblée parlementaire élue au suffrage universel par la population (sans distinction de sexe). Le mot indépendance n’est pas prononcé mais tout le monde comprenait que le processus d’élections libres et démocratiques amènerait vers l’indépendance et l’unification des trois Ky.
Sur un programme démocratique (et non révolutionnaire), les trotskystes avaient réalisé un front unique avec d’autres composantes politiques nationalistes. Un front unique dans lequel les divergences pouvaient être exprimées et débattues car comme le disait l’historien du mouvement, Dang Van Long : « L’expérience a montré que l’union sans la démocratie, sans liberté de jugement et de critique conduit inévitablement au régime dictatorial d’un seul parti ». Les trotskystes diffusèrent un numéro de leur propre journal Vo San (Prolétariat) en novembre 1944.
Mais il fallait pour la grande masse des ouvriers d’origine rurale, analphabètes en grande majorité et ignorants tout des courants politiques un journal qui soit plus abordable et compréhensible. Ce fut la création de Tranh Ðấu (La lutte) qui fut extrêmement populaire chez les ONS. Le premier numéro ronéoté, qui parut le 5 avril 1945, abordait les aspects les plus divers de la politique vietnamienne et la défense des intérêts des ONS. Les Vietnamiens, proches ou membres du PCF – absents des luttes dans les camps durant l’occupation et dont l’influence était, à ce moment là, minoritaire – proposaient aux tirailleurs et aux ONS de s’engager dans le Corps expéditionnaire français pour aller combattre le Japon en Indochine dans le cadre de la France nouvelle. Une position pour le moins mal comprise par les intéressés et assimilée à une tentative pour aider le « colonialisme » à reprendre pied dans ses colonies asiatiques.
Le 19 octobre 1945, le gouvernement français décréta la dissolution de la Délégation Générale et arrêta un certain nombre de ses représentants. Il avait utilisé pour cela la loi qui avait permis d’interdire les ligues d’extrême droite après le 6 février 1934. Quelques semaines plus tard, le 2 décembre, une assemblée extraordinaire organisée au camp de Mazargues, à Marseille, créait le Rassemblement des Ressortissants vietnamiens en France. Aux forces déjà présentes dans l’ancienne organisation se joignaient deux représentants du PCF, preuve du caractère pluraliste du mouvement.
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Saigon août 1945. Le cortège des Trotskystes
Les « événements » d’Indochine
Mais, à cette époque, les événements ont déjà considérablement évolué en Indochine. Après la capitulation japonaise en août 1945, le Vietminh s’empare rapidement du pouvoir laissé vacant. Du Nord au Sud, la Révolution d’Août enflamme le pays qui croit à son indépendance. À Saigon, les trotskystes du groupe La Lutte et ceux de la Ligue Communiste Internationaliste qui ont une influence réelle dans la classe ouvrière participent aux grands rassemblements et créent des milices armées pour s’opposer aussi bien au retour des colonialistes qu’à l’armée de Leclerc qui, à partir d’octobre, commence la reconquête du Nam Bo [Cochinchine]. Mais surtout ils sont en désaccord avec la politique de Hô Chi Minh qui, à leur avis, transige trop avec la France et surtout refuse tout bouleversement social. La dissolution du PCI en novembre 1945 apparaît à leurs yeux comme un gage de compromission face à l’impérialisme, mais surtout « la libération nationale sans la prise en main des entreprises par les ouvriers, sans la maîtrise des paysans sur les terres ne serait pour les exploités, immense majorité de la population, qu’un changement de maîtres ; le pouvoir de s’assujettir le travail d’autrui subsisterait » [9]. En octobre 1945, l’organe du Comité Central du PCI, Co Giai Phong, appelait à « abattre immédiatement les bandes de trotskystes », ce qu’il justifiait ainsi : « Au Nam Bô, ils [les trotskystes] réclament l’armement du peuple, ce qui épouvante la mission anglaise, et l’accomplissement intégral des tâches de la révolution bourgeoise démocratique dans le but de diviser le Front National et de provoquer l’opposition des propriétaires fonciers à la révolution » [10]. Alors que certains trotskystes tombent lors des combats contre les troupes françaises de Leclerc, d’autres, dont Ta Thu Thau, au même moment sont assassinés par les staliniens. La tragédie du POUM espagnol se répète dans les rizières de Cochinchine.
En France, ces faits ne furent connus que beaucoup plus tard. La difficulté d’établir des liens avec le Viêt Nam a même parfois amené la revue Quatrième Internationale à affirmer que les trotskystes faisaient partie du Vietminh. Qu’un certain nombre d’entre eux aient rejoint la résistance ne faisait aucun doute, mais avec leur « drapeau dans la poche » afin d’éviter une balle dans la nuque.
Création de la « Délégation permanente de la République Démocratique du Viêt Nam »
En mars 1946, se tient à Paris une conférence entre les délégués de la France et du Viêt Nam qui aboutit à la reconnaissance par la France de la République démocratique du Viêt Nam dans le cadre de l’Union française. Le 31 mai, Hô Chi Minh quitte Hanoi pour Paris avec une délégation vietnamienne. Ce voyage se fait dans le cadre des négociations avec le gouvernement français à la conférence dite de Fontainebleau. À son arrivée à l’aéroport, la délégation est accueillie par une foule de compatriotes dont les banderoles réclament l’indépendance totale et dénonce le cadre de l’Union Française. Si la communauté vietnamienne est unie et combative, elle n’est pas sur la ligne officielle du Viêt Minh (qui par ailleurs était aussi critiquée au Viêt Nam même par des nationalistes).
Une des tâches de la délégation durant cette conférence (qui s’éternise d’autant plus que les différents gouvernements de la IVe République se succèdent les uns après les autres) est de mettre sur pied une sorte d’ambassade : la « Délégation permanente de la République Démocratique du Viêt Nam » avec à sa tête Hoang Minh Giam et Tran Ngoc Danh. Une autre tâche est de réussir à trouver les moyens de convaincre les milliers de Linh Tho et de réduire l’influence des trotskystes. Hoàng Dôn Tri fut délégué par le groupe pour demander des explications à Hô Chi Minh sur la mort de Ta Thu Thau. Lors d’une entrevue avec Daniel Guérin [11] le président avait répondu : « Ce fut un patriote et nous le pleurons », avant d’ajouter : « mais tous ceux qui ne suivront pas la ligne tracée par moi seront brisés. » Interrogé à deux autres reprises sur ce sujet, il ne fournit jamais de réponse précise ou éluda tout simplement la question.
La Conférence de Fontainebleau ne donne rien (d’autant plus qu’elle est torpillée au Viêt Nam même par les agissements de l’amiral d’Argenlieu) et in extremis Hô Chi Minh signe un modus vivendi avec Marius Moutet, ministre de la France d’Outre-mer dans le gouvernement de Georges Bidault. Hô Chi Minh retourne au Viêt Nam mais avant d’embarquer à Toulon, il rencontre à Montélimar et au camp de Mazargues à Marseille les travailleurs vietnamiens qui lui font un accueil « fort tiède » et où les mots « Viêt Gian (traître) ne sont pas complètement couverts par les acclamations » [12]. Par ailleurs il conseille aux ONS de « travailler auprès de leurs frères français sans se préoccuper de politique. Il aura besoin au pays de travailleurs expérimentés et spécialistes. La politique est son affaire ; qu’ils se bornent eux, à mettre à profit leur séjour en France pour apprendre un métier. »
Un des premiers succès de Tran Ngoc Danh est d’arriver à « débaucher » la pluparts des intellectuels qui avaient collaboré avec les trotskystes en particulier Trân Duc Thao et Nguyên Khac Viên. Le premier, avant d’être « un marxiste dérangeant » [13] fut un thuriféraire de Staline, et le second, un admirateur béat de Mao Tsé Toung. La reprise en main des camps par Tran Ngoc Danh et les membres vietnamiens du PCF ne fut pas chose facile d’abord parce que leur politique avait été jugée néfaste et surtout parce qu’ils avaient été absents lors de la lutte des ONS pendant l’occupation et à la Libération. Dans les journaux proches des tenants de l’orthodoxie – Thuy Thu Lao Dong (Marins et Travailleurs), Cuu Quôc (Salut national) –, les attaques contre les organismes élus des ONS se font plus violentes et plus régulières. Dans les camps de travailleurs, le drapeau vietnamien rouge à l’étoile d’or était hissé au mât. Sur les ordres des autorités françaises, des soldats ou des policiers venaient chaque jour le descendre, occasionnant par là-même échauffourées et bagarres, voire passage à tabac des ONS. Les comités ONS et le comité central étaient déterminés à ne pas céder sur ce point quand ils prirent connaissance d’un communiqué de Danh qui recommandait d’arborer le drapeau français « symbole de la démocratie et de la liberté de pensée ». Le divorce ne pouvait être plus net.
(Carnets du Viêt Nam n° 22 juillet 2009)
2e partie : “Désarroi dans le Groupe bolchevick léniniste indochinois”
En 1946 un premier bilan interne à l’organisation [14] fait état du « désarroi dans le Groupe Bolchevick Léniniste Indochinois ». Ce texte, ainsi intitulé, est à destination du Comité Exécutif Européen de la IVe Internationale. Il fait état d’un conflit latent depuis une année, qui ne doit plus être considéré comme relevant de « conflits purement personnels » ou de « divergences tactiques » comme il en existe dans toute organisation en croissance mais d’un réel problème de fond qui touche au « problème de la construction du parti ». Pour les auteurs, ce problème doit être cerné et résolu car « si les erreurs éventuelles du Groupe B. L. Indochinois n’ont pour l’instant de désastreuses conséquences immédiates, ils doivent bien se pénétrer de l’idée que selon les méthodes par lesquelles le Groupe aura été construit, selon les leçons que les camarades indochinois en auront tiré, dépend essentiellement l’avenir du Groupe en Indochine. Des erreurs comme celles qui ont eu lieu […] reproduites à l’échelle de la révolution indochinoise et des organisations qui y participent, auraient coûté les plus lamentables désastres. »
On voit bien qu’alors, la préoccupation majeure du groupe (et nous la retrouverons plus tard) est le retour au pays afin d’y constituer une force politique partie prenante du conflit. L’existence dans les années 30 à Saigon du groupe La Lutte et de la LCI, les relatifs succès que ces organisations ont connus [15] laissent supposer qu’une organisation trotskyste peut espérer s’implanter durablement « au sein des masses ».
Pour l’instant, dans la période qui suit la Libération, la participation du PCF à un gouvernement d’union nationale qui, certes, apporte des avantages à la classe ouvrière avec la réalisation du programme du CNR, mais le place aussi parfois en porte-à-faux avec celle-ci en France et surtout dans les pays coloniaux en révolte (Indochine et Algérie) laisse une place vacante pour un parti contestataire. Ce faisant, la section française de la IVe Internationale connaît alors une croissance sans précédent [16]. On comprend donc l’importance, pour un petit parti, de cette expérience nouvelle et originale : être à l’origine d’un vaste « mouvement de masse » au sein d’un prolétariat colonial exilé. « Nous avons eu la chance unique de pouvoir former un groupe B. L. colonial dans un milieu d’émigration combattif, de pouvoir le conseiller pas à pas, de lui faire faire son apprentissage en quelque sorte sans que les dégâts causés par l’infantilisme soient d’une grande importance jusqu’à aujourd’hui. Ne pas utiliser cette chance avec la claire conscience que cette expérience est tout à fait capitale, non seulement pour le Groupe Indochinois lui-même, mais pour toute l’Internationale, serait une faillite politique grave. Dans le programme, le travail et l’expérience B. L., le problème colonial est à peine esquissé dans les grandes lignes et nous ne suppléerions pas à ce talon d’Achille théorique de la IVe Internationale par une attitude de “ laisser faire, laisser passer ” fort confiante dans l’avenir, certes, mais totalement irresponsable. » Le rapport examinait ainsi, la physionomie du Groupe : « Nous devons considérer que les camarades indochinois qui ont rejoint nos rangs sont en grande majorité des communistes militants de fraîche date. La plupart étaient nationalistes en général, peu ayant milité dans leur pays, quoiqu’ayant eu pour la plupart en France une attitude révolutionnaire dans les camps de travailleurs ou de tirailleurs, avant même que des regroupements se soient effectués. Ils ont une formation partielle. Très peu connaissent sérieusement la genèse, le développement et l’expérience du trotskysme dans ces 20 dernières années. Même lorsqu’ils sont bien formés, il faut toujours avoir à l’esprit que centrisme, opportunisme, ultra-gauchisme, aventurisme sont pour eux des termes qu’ils ont lu, qu’ils peuvent employer avec une certaine justesse dans les discussions mais qu’ils n’ont pas expérimenté […] Il leur est encore difficile de les reconnaître lorsqu’ils les rencontrent dans leur propre activité. La seule expérience concrète qu’ils aient est celle de la construction de leur propre groupe. Cette expérience est en fait très riche mais les leçons n’ont jamais été tirées à chaque étape. De telle sorte que pour eux le développement du groupe apparaît comme une succession de zigzags chaotiques sur beaucoup de questions. Et le problème étant aujourd’hui posé (bien en retard d’ailleurs) d’un tournant vers la construction réelle d’une section de la IVe dans l’émigration indochinoise en France, ils sentent le problème, mais ou bien ils restent désarmés devant lui ou bien ils y proposent des solutions centristes [17] ou sectaires. J’ai déjà expliqué que les intellectuels coloniaux avaient tendance à considérer consciemment ou non le bolchévisme comme une mécanique efficace. Ils en retiennent le côté organisationnel, la souplesse tactique, les méthodes d’organisation des masses, l’efficacité des mots d’ordre, mais sans relier tout cela à une idéologie d’ensemble, ce qui mène à des conceptions éclectiques aventuristes, mitigées de Dragon Noir, de bolchevisme, de terrorisme, voire de mysticisme révolutionnaire […] Ce fait imprègne dans une certaine mesure la vie politique du groupe. »
Ces zigzags se retrouvent dans le bilan de l’action menée depuis la Libération. Encore faut-il préciser que, outre le manque de formation politique de la plupart des protagonistes (mais qu’ils acquièrent au fur et à mesure), ils avaient à faire face à des problèmes quotidiens très terre-à-terre vis-à-vis des ONS. Certains se souvenaient qu’une grande partie de l’énergie avait été consacrée à proscrire les jeux d’argent et à imposer des règles d’hygiène dans les camps, puis à se consacrer à l’alphabétisation (sur 18.000 analphabètes en septembre 1944, il n’en restait que 1.000 deux ans plus tard). Il n’est pas étonnant donc que, dans ces conditions, des questions stratégiques, comme la construction d’une organisation trotskyste indochinoise (en France), la place de ses militants dans une organisation de masse comme la Délégation générale des Indochinois ainsi que dans la revue Tranh Ðau posent toutes sortes de problèmes politiques que des militants de fraîche date ont du mal à cerner et à résoudre.
« Nous verrons plus en détail la confusion qui règne entre le Groupe B. L. proprement dit et le regroupement effectué autour du journal Tranh Ðau. Mais un exemple peut donner une idées des zigzags effectués dans la minute sur des problèmes stratégiques et tactiques importants. Ainsi l’attitude des camarades au sein de la Délégation générale Indochinoise s’est déroulée dans une continuelle incohérence. Quelques-uns ont d’abord pensé que la construction du parti passait par la Délégation et faisait de celle-ci une fin et non un moyen stratégique de regroupement des masses. Puis d’autres ont considéré la Délégation uniquement comme un paravent légal du travail du Tranh Ðau. Alors que certains parlaient au même moment de boycotter la Délégation, d’autres proposaient d’y prendre le pouvoir […] On pourrait croire que des divergences de ce calibre reposent sur des stratégies différentes, mais il n’en n’est rien, car il n’y a pas de stratégie en fait et de telles propositions sont simplement marquées d’impressionnisme à la petite semaine. Ainsi la grève des tirailleurs a été lancée, conduite et arrêtée dans la pire confusion [à ce jour nous n’avons trouvé aucun élément qui permette de savoir ce que fut cette grève, quand et où elle eut lieu]. Reproduite à l’échelle de la révolution indochinoise, de telles erreurs laisseraient le parti pantelant pour de longs mois. » Le bilan est sévère : « Aventurisme dans la grève des tirailleurs, opportunisme et ultra-gauchisme dans la question de la Délégation générale des Indochinois, sectarisme et centrisme sur la question du Tranh Ðau, voici les composantes actuelles du groupe B. L. Indochinois ».
Dès lors, on comprend que certains militants très actifs et dévoués aient eu quelques réticences à adhérer à la IVe Internationale, que certains intellectuels (voir numéro précédent) cèdent aux sirènes de la Délégation mise en place par Hô Chi Minh à la fin 1946.
Ce long réquisitoire (trop appuyé à dessein ?) est aussi un appel pressant à la section française de la IVe Internationale. « La responsabilité de ce désarroi porte en définitive sur la direction de la section française et le Secrétariat européen qui n’ont pas compris à temps à quel point de sérieux efforts devaient être dépensés en direction du Groupe Indochinois. Ils ont fait confiance sur parole à des rapports épisodiques sans chercher à vivre la vie collective et la croissance du groupe BL Indochinois. Dans la prochaine période la présence et l’aide continuelle de l’Internationale à chaque étape est une question vitale. »
Mais, malgré les termes rudes employés, il ne faudrait pas avoir une vision apocalyptique de la situation. En effet, le Groupe B.L. possède à son actif la mise en branle du mouvement dans les camps d’ONS et de tirailleurs et, au-delà de ses faiblesses, ses militants sont reconnus pour leur courage, leur dévouement et le travail accompli. En ce début 1946, ils sont toujours la seule force politique organisée présente dans les camps, les staliniens s’étant largement déconsidérés par leurs prises de position favorables à l’Union française.
La situation allait rapidement évoluer l’année suivante.
(Carnets du Viêt Nam n° 23 octobre 2009)
3e partie : Massacre à Mazargues
La troisième partie de ce récit se situe à un tournant historique : à la fois le début de la guerre d’Indochine et celui de la guerre froide.
Nous revenons aussi sur les tragiques incidents du camp de Mazargues dans la nuit du 15 au 16 mai 1948.
Un changement de période décisif
Fin 1946, la situation au Viêt Nam va brusquement s’accélérer. Le modus vivendi signé par Hô Chi Minh et Marius Moutet le 12 septembre après l’échec des discussions de Fontainebleau, n’empêche pas la situation de se dégrader sur place. Le 23 novembre, à la suite d’un conflit à propos des douanes qui s’est envenimé, trois navires français bombardent la ville portuaire de Haïphong faisant 6.000 morts essentiellement civils. La guerre d’Indochine vient de commencer. Le 19 décembre Hanoi est en insurrection, Hô Chi Minh lance un appel solennel « La Patrie est en danger ! L’heure de la lutte a sonné !... » avant de prendre le maquis avec son gouvernement [18].
En France, trotskystes vietnamiens et français apportent un soutien « critique » au Vietminh, c’est-à-dire qu’ils se veulent résolus et unis contre l’adversaire mais sans cacher les divergences politiques qui existent. Confortés dans leurs critiques contre les compromis passés, qui n’ont abouti à rien, ils réaffirment que la lutte pour l’indépendance complète du Viêt Nam doit se conjuguer avec des réformes sociales d’envergure. Ils engagent leurs forces dans la lutte contre « l’expédition coloniale en Indochine ».
Le 5 mars 1946, Winston Churchill dans un discours prononcé à l’Université de Fulton (USA) déclarait qu’un rideau de fer partageait désormais l’Europe en deux. Les menaces de la guerre froide qui allait couper le monde en deux blocs antagonistes s’amoncelaient. Pour l’heure, le PCF a toujours cinq ministres au gouvernement [19] et se trouve en porte-à-faux car ce gouvernement fait la guerre (et une guerre coloniale) contre un gouvernement dont on peut dire qu’il a sa sympathie car un parti frère en est partie prenante au plus haut niveau (même si le PC indochinois a été officiellement dissous). Pour l’heure le PCF est écartelé entre la solidarité gouvernementale et ses appels à éviter « une guerre dispendieuse contraire à l’intérêt national au moment où il faut reconstruire le pays ».
Le 18 mars, les députés communistes se sont abstenus dans un vote de confiance. Le 30 avril, les ministres communistes apportent leur soutien aux grévistes de Renault [20]. Le 4 mai 1947 en refusant de voter la confiance au gouvernement les cinq ministres communistes se voient retirer leur délégation par le président du Conseil, Paul Ramadier, et sont renvoyés dans l’opposition. Une opposition qui sera très vigoureuse durant les mois suivants.
Ce changement de période est important à saisir dans la mesure où il conditionne ce qui se passe en Indochine. Car, dès 1949, la guerre fera partie de la Croisade du Monde Libre contre le Communisme d’où l’investissement croissant des USA dans le financement du conflit.
Le Groupe troskyste vietnamien, au-delà des problèmes qu’il rencontre, continue son travail d’animation de différentes associations et ses publications de journaux et brochures. II est toujours en butte à l’hostilité du représentant de la délégation vietnamienne laissé par Hô Chi Minh, Trân Ngoc Danh. Ce dernier essaie de contourner les structures élues qui existent dans les camps en en créant d’autres. Dang Van Long se souvenait : « Devant les ONS il était toujours d’accord mais il cachait son jeu. C’était ça nuire aux autres en cachant son jeu. Le comité central des ONS avait organisé une collecte, Danh en parrainait une autre organisée par le groupe « le Salut National » qui nous était violemment hostile. à Marseille, il n’avait trouvé pour le soutenir qu’une bande de voyous que nous avions mis à la porte du camp à cause des trafics et des méfaits de toutes sortes qu’ils commettaient. Et bien, du jour au lendemain, ces énergumènes ont déclaré être fidèles à Hô Chi Minh et sont devenus membre du Salut National . » Ce recrutement aura des conséquences catastrophiques.
Avec le début des combats en Indochine se pose aussi au gouvernement le problème du retour des Indochinois dans leur pays d’origine. En France, la grande majorité des ONS manifeste régulièrement pour dénoncer la guerre coloniale, réclamer la paix pour certains, l’indépendance pour la plupart. Pour les autorités, ces Indochinois sont source d’agitation et de troubles, mais si on les renvoient ne risquent-ils pas de rejoindre les maquis d’Hô Chi Minh ?
Pour une organisation trotskyste vietnamienne autonome
Dans la première partie de cet article, nous avions vu qu’à l’occasion de l’effervescence de la Libération s’étaient créés dans les camps le groupe et le journal Tranh Ðấu (La lutte). Tranh Ðấu avait une audience inimaginable ; certains n’hésitent pas à dire qu’en 1945, 90 % des Vietnamiens se reconnaissent alors dans ce journal. Bien que dirigé par des militants trotskystes, ce journal était la synthèse de plusieurs courants politiques et, dans le jargon marxiste, il était catalogué comme « centriste de gauche » c’est-à-dire oscillant entre un réformisme bon teint et de réelles orientations révolutionnaires. Le terme n’est certes pas infamant, mais dans l’optique des militants les plus déterminés, il fallait un parti avec une réelle perspective révolutionnaire en particulier lorsque, sous la pression des événements, une ligne politique claire et déterminée deviendra nécessaire. Après un numéro ronéoté du journal Vô San (Prolétariat) en 1944, la propagande trotskyste se fit par l’intermédiaire de bulletins et de deux brochures théoriques l’une signée Anh Van et une autre, anonyme, à propos de Ta Thu Thâu. Lors d’une conférence interne des trotskystes à Colombes dans la région parisienne, la majorité vota pour la dissolution du Tranh Ðấu. La minorité qui entendait poursuivre le journal et le Groupe étant composée de ceux qui justement en avaient la direction : la situation était confuse. Une autre réunion eut lieu à Sorgues en juin 1946. Toutes les tendances y furent conviées : les deux tendances trotskystes (majorité et minorité) et les nationalistes « de gauche ». Tout le monde se mit d’accord pour « liquider la politique centriste » et construire à terme une organisation strictement révolutionnaire. Plusieurs membres inorganisés du Tranh Ðấu rejoignirent alors le groupe Bolchévique-Léniniste.
Les 28, 29 et 30 juin 1947 se tenait à Paris le premier congrès des trotskystes vietnamiens. Les groupes de Paris et de Marseille avaient organisé la réunion avec des délégués venus de Lyon, Fontenay, Bergerac, Bordeaux… Au terme des travaux, une résolution sur les perspectives de la révolution vietnamienne fut votée tandis qu’un comité central de 9 membres titulaires et 2 suppléants était élu. Pour des questions de sécurité, tous les documents du congrès furent datés du mois d’août 1947. Dès lors le journal Vô San nouvelle série parut à nouveau et fut largement diffusé dans les camps. Un second congrès eut lieu en août 1948, un troisième en janvier 1950 et un quatrième en juin 1952, mais à cette date la plupart des travailleurs vietnamiens avaient été rapatriés.
Selon les documents de l’époque le nouveau parti compte plus de 500 membres, tous sont ouvriers ou « paysans pauvres ». C’est à cette époque l’une des plus grosse section de la IVe Internationale avec une composition sociologique prolétarienne unique dans l’histoire du mouvement trotskyste international. Certains se souviennent : « Ce sont les cotisations des travailleurs vietnamiens en France qui ont fait fonctionner la IVe Internationale à cette époque ! »
Parallèlement, une brochure éditée par le PCI, la section française de la IVe internationale, intitulée Mouvements nationaux et lutte de classes au Viêt Nam connut un certain succès. Dû à la plume de Anh Van et de Jacqueline Roussel (pseudonyme de Marguerite Bonnet, agrégée de Lettres ayant rejoint le mouvement durant l’occupation, membre de la commission coloniale) ce texte de plus de 80 pages témoignait d’une connaissance approfondie, assez unique à l’époque, de la société vietnamienne et de ses problèmes.
Le rapatriement pour l’Indochine qui est une des premières revendications des ONS ne commence réellement qu’en février 1948 [21]. La manière dont il s’opère est indigne et le mot est faible. Les autorités sont inquiètes de l’agitation qui règne contre la guerre en Indochine en France et en particulier dans les camps qu’elles soupçonnent d’être un vivier « d’agitateurs vietminh ». Le rapatriement s’apparente alors à des rafles avec force compagnies de CRS casqués et armés. L’ambiance est tendue dans toute la France à la suite des grèves ouvrières parfois violentes. Le gouvernement mobilise toutes les forces de l’ordre, rappelle les réservistes et le contingent de la classe 1943. Dans le Nord l’armée est envoyée contre les mineurs [22]. La répression est diversifiée : à Paris, Trân Ngoc Danh président de la délégation du Viêt Nam en France est arrêté et écroué à la prison de la Santé.
Dans un premier temps ce sont les délégués ONS qui sont visés par ces mesures de rapatriement expéditif. Ainsi que les plus combatifs : à Roanne, au 6e jour d’une grève, les gendarmes envahissent le camp et les travailleurs sont embarqués dans un train pour Marseille (lors du trajet un incendie réduira en cendres les wagons dans lesquels se trouvaient leurs maigres bagages). En février, les arrestations se multiplient dans les camps. 126 délégués arrêtés dans toute la France sont envoyés au camp de Bias, puis embarqués pour le Viêt Nam à Port-de-Bouc le 26 février. Arrivés au Cap Saint Jacques, ils seront remis aux forces militaires françaises. Certains sont emprisonnés, qui pour posséder un drapeau rouge à étoile d’or, qui pour un portrait d’Hô Chi Minh ou une carte de la CGT.
Ces mesures vont désorganiser les camps et être à l’origine du drame de Marseille.
Massacre à Mazargues
Le camp de Mazargues situé dans la banlieue est de la ville est le plus grand de France. C’est une des places forte du mouvement des ONS où, dès 1944, il fut mis fin aux jeux et aux trafics divers. Environ 2.000 Vietnamiens y vivent. Par manque de place, les autorités ont créé un second camp à environ deux kilomètres, appelé Colgate. Il est surtout utilisé pour regrouper les ONS en partance pour l’Indochine. Là, la discipline est quasiment inexistante et c’est là que vous se regrouper les éléments dénoncés par les trotskystes comme « malandrins, voyous et criminels ».
À la suite de l’expulsion des délégués ONS vers le Viêt Nam dont les plus connus étaient Hoàng Nghinh, Bui Dinh Thiêp, Nguyên Dinh Lâm… un certain relâchement dans la bonne tenue du camp se fit ressentir, ce qui fut, pour les soi-disant militants du groupe Salut National l’occasion d’investir la place. Quoique très minoritaire ce groupe se livra à des provocations diverses. Dang Van Long se souvenait : « Ce groupe se composait de 60 à 70 éléments. Outre les voyous, il y avait des membres de la 41e compagnie qui étaient originaires de Ha Tinh qui était la terre natale de Phan Nhuân et certains membres de la 12e compagnie. Ils injuriaient les gens en désaccord avec eux, les agressaient parfois. Il y avait une tension extrême dans le camp à cause d’eux. Quand ils étaient majoritaires dans une compagnie, ils interdisaient nos journaux. Malgré leurs attaques calomnieuses nous n’avons jamais procédé de la même façon, nous avons toujours préféré le débat démocratique. À la veille du rapatriement des premiers ONS, les Staliniens se sont efforcés d’effrayer les travailleurs coupables de ne pas s’inféoder à leur politique en les menaçant « des tribunaux de la république démocratique du Viêt Nam ». Les dirigeants des travailleurs furent qualifiés « de renégats et d’accusés en liberté provisoire » par leur journal Lao Dong. En février un membre du Comité d’autodéfense a reçu un coup de poignard. Au mois de mai durant la première quinzaine il y eut cinq agressions physiques contre des délégués ou des membres du comité. » Au début du même mois le Lao Dong publie une brochure en quoc ngu au titre évocateur : « Les travailleurs démasquent les traîtres trotskystes vietnamiens ». On y lit en autre : « Aux traîtres trotskystes vietnamiens nous disons : le jour de l’extermination de votre clique est arrivé. Plus vous crierez fort plus vite vous serez détruits. Aux camarades encore hésitants nous disons revenez à la patrie. La patrie généreuse acceptera tous ses enfants vietnamiens. Chaque jour où vous resterez liés aux traîtres trotskystes vietnamiens est un crime de plus à votre actif. Ne tardez plus vous en supporteriez les conséquences avec eux. » [23]
Le 14 mai, deux trotskystes sont roués de coups par des staliniens devant leur responsable réduit à l’impuissance par les agresseurs. Dang Van Long : « Le soir du 15 mai le Comité d’autodéfense chargé de la sécurité du camp apprit que le groupe Salut National organisait une réunion dans un réfectoire. Comme par le passé ils avaient dressé des listes de personnes à éliminer, et comme les violences des jours précédents ne laissaient rien présager de bon, la nouvelle se répandit qu’ils préparaient l’élimination de leurs opposants les plus farouches. En un clin d’œil des dizaines d’ONS sortirent des baraques pour se joindre au groupe d’autodéfense se munissant de manière préventive de toutes sortes d’armes et d’objets divers. Jamais, nous Trotskystes, n’avons donné l’ordre d’aller attaquer cette réunion. L’extrême tension des jours précédents avait rendu Mazargues comme un baril de poudre, cette réunion a été l’étincelle fatale. Nous avons essayé de calmer la situation, mais c’était impossible. Des gens qui n’avaient rien à voir avec tout ça ont même été menacés ; c’était une nuit d’horreur. »
Des témoins affirment que des ONS avaient ceint leur front de tissu blanc : signe de reconnaissance pour une rixe dont ils savaient qu’elle aurait lieu dans le noir ? ou ce signe du deuil vietnamien était-il un avertissement que l’affaire allait être sanglante ? Personne n’a répondu à la question. Une violente dispute éclate entre les deux groupes. Soudain, la lumière est éteinte dans tout le camp, l’affrontement éclate, violent, meurtrier, des détonations, des clameurs et des cris sont entendus jusqu’aux abords du camp. La police est prévenue par la standardiste du camp (une Irlandaise mariée à un interprète vietnamien) mais reste à la lisière n’entrant qu’au matin [24] pour découvrir cinq morts [25] et une soixantaine de blessés dont certains, très gravement atteints, resteront handicapés à vie. Lê Van Dich le responsable du Salut National est parmi les victimes. Beaucoup d’ONS ont quitté le campement après les violences, certains sont partis en ville, d’autres au camp Colgate. Dans un rapport de police du 19 mars, il est signalé que « 130 Indochinois ont quitté d’autorité le camp Viêtnam pour le camp Colgate. Il s’agit d’éléments de la 12 Cie qui seraient favorables à la politique de Bao Dai. Selon l’encadrement, 400 travailleurs ont déserté le camp pour passer la nuit en ville. » [26]
Deux jours plus tard, Bui Ngan, responsable du comité d’autodéfense qui s’était caché dans un poulailler proche du camp se trouva cerné par des policiers en armes. Selon eux, il fit feu et fut alors abattu immédiatement.
Dang Van long : « Au lendemain des affrontements nous pleurons tous les morts. C’est un deuil pour l’ensemble des ONS. Nous avons de la compassion pour l’ensemble des morts et des blessés. Nous ne les considérons nullement comme des ennemis mais comme des victimes de M. Danh et du groupe Salut National, c’est-à-dire de ceux qui usèrent des calomnies à la place de l’argumentation, qui abusèrent de la violence pour imposer aux ONS une politique qu’ils refusaient. »
Le message adressé « aux Vietnamiens de France » par Trân Ngoc Danh le 18 mai, dans lequel « il regrettait l’incident sanglant de Marseille et réprouvait totalement tous actes de violence entre compatriotes contraires à la politique de large union nationale préconisé et poursuivie par le gouvernement du président Hô Chi Minh », fut ressenti par certains comme le comble du cynisme.
La presse locale fit ses gros titres sur « La Saint Barthélemy indochinoise », sur « La secte des Tu Vê organisme d’exécuteurs du groupe trotskyste de la IVe Internationale » [27]. Certains articles regorgent de poncifs coloniaux et racistes : « Sauvage scène de carnage au camp indochinois » (Le Méridional). « Ce fut un carnage et les hommes s’adonnèrent à des scènes de sauvagerie inexplicable » (commissaire principal Mevel). « Déchaînés, assoiffés de sang, les attaquants sautèrent sur leurs camarades » (Le Provençal du 17 mai). Force détails sont donnés sur les yeux crevés ; un corps transpercé par un tube de métal, fiché sur le sol comme un papillon ; les râles des blessés…
Pendant plusieurs jours le bruit courut que des cadavres avaient été enterrés à la hâte dans le camp, puis que des groupes de tueurs se cachaient dans les calanques… Ce n’est que le 22 mai que Le Provençal commence à publier les déclarations de la Délégation Générale des Travailleurs Vietnamiens qui « attribue la responsabilité des évènements à des éléments qui, depuis trois mois, se sont livrés à des provocations incessantes allant jusqu’à menacer et frapper violemment certains représentants démocratiquement élus par les travailleurs ». Une déclaration de la section vietnamienne de la IVe internationale va dans le même sens.
Environ 80 arrestations sont opérées. Après enquête, dix-huit ONS sont inculpés. Rapidement un des délégués élus du camp et responsable du comité d’auto défense, Do Than Ky, 28 ans, est désigné comme le maître d’œuvre de l’attaque. C’est le plus jeune des inculpés, tous les autres ont plus de trente ans. Un comité de défense des travailleurs vietnamiens se met en place et publie un bulletin dès le mois d’août 1948. Sous le parrainage d’André Breton, Benjamin Perret [28] il s’oppose à la manière brutale qui est la règle pour les rapatriements et pour la défense des emprisonnés.
Le procès
Do Tham Ky et certains de ses camarades ont pour avocat Émile Pollak qui quelques années plus tard deviendra un ténor du barreau marseillais. Le procès commence le 6 mai 1952 à la Cour d’Assises d’Aix-en-Provence. Parmi les dix-huit inculpés, dix ont été mis en liberté provisoire. Entre temps, 52 autres inculpés avaient bénéficié de non-lieu et un certain nombre avait été présenté devant un tribunal correctionnel pour coups et blessures. À cette date, la quasi-totalité des ONS ont été rapatriés (nous verrons ultérieurement dans quelles conditions). Les témoins, y compris ceux à décharge pour les accusés, ont été renvoyés « à la demande du représentant de l’empereur Bao Dai à Marseille selon lequel ils se livraient à des activités subversives dans les milieux indochinois » d’après Le Monde. Le 20 juin 1950, le camp de Mazargues était vide de tout Indochinois [29]. La presse, certes mieux renseignée qu’en mai 1948, n’en continue pas moins à égrener les clichés les plus éculés sur les Annamites : « Comme ils sont sages et courtois ces hommes que leur race a prévu de la taille “garçonnet” » ; « Imaginez un vol de corbeaux se battant sous un ciel obscur. Il y a des corbeaux morts et des corbeaux blessés. Un coup de filet arrête les corbeaux survivants. Ils se ressemblent au point qu’ils ne se distinguent même plus entre eux ».
Do Than Ky est présenté comme l’homme clé du procès. C’est à lui que la presse accorde le plus d’attention, pour son rôle présumé, pour sa parfaite maîtrise du français, pour son allure et ses capacités intellectuelles : « C’est un inquiétant personnage. Il a vingt-huit ans. Il est fin, racé, intelligent, nourri de culture française. Il parle parfaitement notre langue. C’est un fanatique, raisonneur, insolent, et risque tout. » (L’Aurore) ; « Do Than Ky un garçon fin, distingué, exceptionnellement intelligent. Encore qu’il soit autodidacte, il a un physique d’intellectuel. On le verrait fort bien paré de quelques titres princiers… ». L’explication crapuleuse des faits par Combat : « Le “fan tan” [30] et les femmes ont causé une rixe. Celle-ci dégénère en bagarre générale, le sang a coulé » ne résiste pas une seconde. Il est vrai que cette explication eût arrangé bien des gens ; une rixe entre indigènes excités par le jeu, l’alcool et les femmes aurait été moins gênante qu’une affaire politique.
Dans son édition du 9 mai, Le Monde pose une question intéressante : « Les témoins à charge ont-ils été l’objet de pressions ? ». « Au moment de l’instruction, un des témoins à charge Tran Hou Hanh fut trouvé porteur d’une liste de noms dactylographiés portant cette mention “Liste des meneurs de la IVe internationale”. Tran Hou Hanh indiqua que le papier lui avait été remis par l’un des chefs de la tendance stalinienne du camp N’Guyen Van Duong avec la consigne de dire aux magistrats que tous les meneurs dont les noms figuraient sur la liste se livrèrent au massacre du 15 mai et qu’ils avaient été vus en train d’y participer. Telle serait la “machination” montée par un comité qui aurait influencé les témoins d’un bout à l’autre de l’instruction ». C’est ce même Duong que, dans une lettre au juge d’instruction le 11 avril 1949, Do Than Ky accusait de « fabriquer des faux témoins ». Les avocats de la défense et en particulier maître Kamoun insistèrent sur le fait que Nguyen Van Duong qui avait été la cheville ouvrière de l’instruction avait été surpris plus d’une fois, au cours de l’audience du 9 mai, « en flagrant délit de mensonge » ; et de conclure : « nous sommes en présence d’une accusation qui peut se traduire par un mot : le néant ».
Il était impossible au tribunal de prouver la participation de tel ou tel individu dans une rixe qui avait eu lieu dans l’obscurité. « Ce qui est curieux, c’est que tant de gens m’aient reconnu, alors que l’affaire s’est déroulée dans l’obscurité », avait beau jeu de déclarer Do Than Ky. Les témoignages à charge provenaient de personnes ayant eu des griefs divers envers les accusés qui s’occupaient du service d’ordre dans le camp. Surtout l’instruction et les débats mirent en lumière que la violence avait pour origine l’attitude des « plaignants ». Enfin, l’accusation s’appropria l’ensemble des victimes comme si, dans cette rixe, les morts et les blessés n’avaient été que d’un seul côté. Ce procès fut l’occasion pour la presse de se pencher sur ce qu’avait été la vie de ces milliers d’Indochinois depuis 1940 et la manière dont ils avaient été maltraités. Pierre Scize dans Le Figaro : « on traita cette main-d’œuvre avec une désinvolture qu’explique mais que n’excuse pas le désordre de l’époque ». L’arrière-fond de l’affaire, le traitement déplorable que les ONS avaient eu à subir pendant des années, explique que les tensions aient pu s’exacerber à ce point, mais il ne s’agissait pas alors de mettre en cause les diverses autorités responsables de cet état de fait.
Quatre accusés furent acquittés, les autres furent condamnés à des peines s’étalant de quatre ans à dix-huit mois couvrant leur détention en préventive. Les charges retenues : complicité de coups mortels, complicité de coups suivis d’incapacité permanente, complicité de coups suivis d’incapacité de plus de vingt jours. Cette affaire traumatisa durablement l’ensemble des gens présents à Mazargues cette nuit-là. Le silence se fit. Des décennies plus tard le malaise était toujours palpable, peu de gens souhaitaient évoquer ces évènements. Contacté par l’auteur à Saigon en 1995, Do Than Ky, après un premier accord de principe, refusa de parler de cette période.
(Carnets du Viêt Nam n° 24 janvier 2010)
4e partie : Rapatriement ou déportation
Les événements de Mazargues avaient considérablement troublé l’ensemble des ONS et le Groupe Trotskyste lui-même. Ces événements allaient se précipiter et modifier profondément la présence des Indochinois en France. En effet, quelques semaines plus tard les autorités de la IVe République organisaient le rapatriement expéditif de plusieurs centaines d’ONS. Le comité de défense des travailleurs vietnamiens dénonçait ainsi ce qu’il faut bien appeler des rafles, organisées le 14 juillet jour de la fête nationale : tout un symbole. « Selon un plan minutieusement établi, des arrestations ont été effectuées simultanément dans les camps situés à Marseille, Sorgues, Montauban, Roanne, Lyon, Belfort, Épinal, Cambrai, Sainte-Livrade, Bias, Romans, Villefranche, Décines, etc … S’inspirant des méthodes de la Gestapo, les forces de police et de gendarmerie opèrent en pleine nuit, à l’insu des populations françaises.
Ils s’acharnèrent sur les travailleurs avec une brutalité révoltante, les frappant et pillant leurs biens, argent, montres, machines à écrire, vivres, cigarettes [31]. » L’historien Philippe Videlier dans son histoire de Décines, (une ville de la banlieue lyonnaise) écrit : « En juillet 1948, un détachement de la 142e CRS intervint en force pour appréhender quelques supposés “ agitateurs vietminh » transférés ensuite à Privas. » « Une descente de police a été opérée dans les deux camps. Elle a permis de trouver deux jeunes femmes qui ont été conduites au Commissariat pour examen de situation », relevait une note de police. Les Indochinois interpellés étaient ouvriers à la S. L. T. « Dans les journées de jeudi et de vendredi, de nombreux travailleurs ont circulé aux abords de la Mairie et du commissariat de Décines présentant une apparence d’inquiétude. Quelques-uns de ces coloniaux se sont présentés pour demander des enseignements au sujet de leurs camarades. […] Avec la voix de l’indignation, un ancien résistant employait des mots durs pour caractériser les opérations d’évacuation : “ ils ont été embarqués dans des camions, même pas avec une valise, par des policiers casqués, comme les Boches faisaient, exactement. Ils ont été embarqués et conduits à Marseille et mis sur un bateau. Vous voyez comme c’est l’Histoire. Des fois, on n’apprend rien des autres”. » [32]
Le comité de défense poursuit : « Les travailleurs vietnamiens arrêtés dans la nuit du 14 juillet et dont le nombre s’élève à près de 400 sont pour la plupart des délégués élus par leurs camarades. Aucun délit ne peut leur être reproché. Ils ne sont l’objet d’aucune poursuite, les mesures dont ils sont les victimes relèvent de l’arbitraire le plus total. […] Le crime que l’on ne leur pardonne pas c’est qu’ils n’ont pas cessé de témoigner une solidarité active envers la lutte menée par le peuple vietnamien tout entier pour son indépendance. C’est qu’ils ne sont pas tombés dans le piège grossier de Bao Dai et du gouvernement fantoche de Xuân. C’est aussi qu’ils se sont donné une organisation exemplaire qui tient en échec toutes les manœuvres de l’administration colonialiste. C’est enfin qu’ils ont également manifesté leur soutien aux luttes des travailleurs français.
Les travailleurs et les démocrates de ce pays ne sauraient laisser s’accomplir des actes aussi criminels. Leur passivité apparaîtrait inévitablement aux yeux du peuple vietnamien et de tous les coloniaux comme une complicité tacite avec le colonialisme. »
Comme en février de la même année, ce sont les plus militants qui sont recherchés pour être « rapatriés » au plus vite. On sait déjà dans les camps que beaucoup se sont retrouvés dans des sortes de camps d’internement à leur arrivée au Viêt Nam. Comme en témoignent les lettres des premiers rapatriés : « Nous sommes arrivés ici le 24 décembre 1946 au Cap Saint-Jacques. Nous y restons un mois environ. Puis c’est le départ vers Tourane. Là, faute de pouvoir nous diriger vers notre province d’origine (Le Nord du Viêt Nam) nous sommes contraints à un travail excessivement pénible […] Le régime, c’est celui de 1943 du temps où nous étions encore en France (sous-entendu sous Vichy). » Beaucoup de témoignages font état de vols lors des rafles et de la « perte » des effets rapportés de France. « Ces bagages et objets personnels nous ne les retrouverons plus. Je n’ai plus de vêtements. Je m’arrête, les larmes voilent les yeux, la colère et l’indignation m’étouffent. Pensez-y après 8, 9 ans de séjour en France me voilà réduit à une telle situation. » [33] Un certain nombre échappe aux rafles car, pour des raisons diverses, ils ont loué des chambres en dehors des camps.
Ces rafles continuent l’année suivante. Pour preuve cette résolution votée le 3 décembre 1949 par les travailleurs vietnamiens de Lyon qui protestent énergiquement à nouveau contre les rafles opérées les 2 et 3 décembre dans diverses villes du Rhône, de l’Allier de la Drôme et de l’Isère. Ou encore cette « Lettre des travailleurs Vietnamiens à leurs amis Montluçonnais » publiée dans un journal local : « Nous sommes heureux d’être rapatriés, mais notre rapatriement n’est qu’une manœuvre du gouvernement français. La présence des CRS interdisant toute fraternisation lors de notre départ de Montluçon en est la preuve. » [34]
Ces bouleversements qui secouent le milieu dans lequel évolue et recrute le Groupe trotskyste vietnamien ont bien entendu des répercussions importantes. Nous avons vu que les expulsions de février 1948 avaient amené à la tragédie de Mazargues, d’autres militants sont expulsés après les rafles de juillet. Parmi eux Chu Van Binh expulsé en 1948 et transféré dans un camp d’internement à Haiphong. Il fut abattu par une patrouille française en 1949 alors qu’il venait de s’évader de ce camp [35]. Il est difficile de savoir ce que devinrent certains militants une fois de retour en particulier dans le Nord.
À partir de fin 1946, quelques courriers d’anciens militants étaient parvenus en France, un fragile contact avait été rétabli. Chose qui avait été difficile parce que, au Viêt Nam, les trotskystes avaient à faire face à la fois à la répression coloniale et à celle des staliniens. En France les militants qui avaient survécu à la guerre ne vivaient plus nécessairement à la même adresse. Les lettres envoyées par les Vietnamiens à leur camarades français (via l’ancienne adresse de l’Étoile nord-africaine de l’algérien Messali Hadj) ne furent jamais en possession de leurs destinataires. Cette anecdote prouve l’étroite collaboration entre les divers mouvements de travailleurs coloniaux héritée de la période du journal Le Paria au début des années 20 et qui se perpétua en 1946 par la publication de la revue La lutte anticolonialiste. En 1949 le Congrès des Peuples coloniaux appelait « au boycott de la guerre d’Indochine ».
Des nouveaux venus
Une fois les relations maritimes rétablies entre la France et l’Indochine, quelques militants rejoignent Paris. C’est le cas de Lu Sanh Hanh, dit Lucien, qui arrive avec une lettre d’accréditation signée René et adressée à Raymond (Molinier ?) et Craipeau (Yvan Craipeau, élu secrétaire général du PCI en 1946). René est le pseudonyme de Nguyên Van Linh, ancien étudiant à Paris en 1926 et compagnon de Ta Thu Thau. Avec d’autres étudiants annamites, ils avaient créé le Groupe Indochinois de la Ligue Communiste, la première organisation de l’opposition de gauche à l’époque [36]. Nguyên Van Linh de retour au Viêt Nam en 1939 participa à la formation de la milice ouvrière des Tramways de Go Vap dans la banlieue de Saigon en août 1945. Il fut assassiné par le Vietminh en 1951. Lucien avait été un des fondateurs de l’organisation à Saigon et un dirigeant du Comité central des comités révolutionnaires de la région Saigon-Cholon en 1945. Il publia en 1947 un texte dans la revue IVe Internationale, « Quelques étapes de la révolution au Nam Bo » [37] qui servit de point de repère important à l’époque sur les événements de 1945. Il repartit en 1954 au Viêt Nam.
Ngô Văn Xuyết avait lui aussi rejoint la France après avoir miraculeusement échappé à la mort à l’automne 1945 [38]. Même si ultérieurement il se détacha politiquement du trotskysme, son apport fut précieux pour le groupe.
En 1948, parmi les étudiants qui furent envoyés en France, un jeune homme de 17 ans le camarade Hugues (N. K. H.) que sa famille souhaitait éloigner de la répression coloniale et qui par la suite se révéla être une recrue de choix. Il connaissait bien la Lutte pour habiter près du siège du journal à Saigon. Il rejoignit le Groupe en France. Son excellente pratique du français le désignait souvent comme interprète. Dang Van Long, amusé, se souvenait : « Lors d’un congrès de la section française ou même de l’Internationale, je ne sais plus, j’avais prononcé un discours en vietnamien, j’apportais le salut fraternelle du Groupe vietnamien aux congressistes. Hugues traduisait. J’ai parlé 5 minutes, mais sa “ traduction ” a duré plus de 20 minutes ! »
Le Groupe vietnamien partie intégrante de la IVe Internationale
Du 2 au 21 avril 1948 se tint à Paris le second congrès de la IVe internationale. Deux ans auparavant, une Conférence Internationale avait réussi à regrouper les militants épars, survivants du cataclysme de la seconde guerre mondiale et nouveaux venus à travers les luttes de la Résistance et de la Libération. Ce congrès réunissait vingt-deux organisations issues de dix-neuf pays d’Europe, d’Amérique du Nord et du Sud, d’Afrique et d’Asie. Le discours d’ouverture prononcé par le Secrétaire de l’Internationale, Michel Raptis, alias Pablo, rappela le sacrifice des militants tombés au cours des dernières années « assassinés par la Gestapo ou la police impérialiste japonaise, le Guépéou ou la terreur stalinienne ». La délégation indochinoise était représentée par deux délégués du Groupe Communiste Internationaliste Vietnamien en France. Le groupe vietnamien, constitué lors du congrès du 28 au 30 juin 1947 était représenté au Comité Exécutif Européen de la IVe Internationale depuis juin 1945. Un autre délégué siégeait avec le statut d’observateur pour le Groupe Octobre de Saigon [39]. Ce statut d’observateur provenait du fait que le camarade Antony, récemment arrivé en France, ne pu prouver qu’il venait bien au nom du Groupe de Saigon (on mesure bien à cet exemple la difficulté des moyens de communications avec les militants du Viêt Nam). « Le camarade Antony affirme qu’il a un mandat du groupe Octobre, mais n’a pu fournir aucun élément à ce sujet, par ailleurs son point de vue n’est pas approuvé par le camarade Lucien (Lu Sanh Hanh) qui appartient au même groupe ; le groupe reconnu en Indochine était le groupe La Lutte de Ta Thu Thau ; en l’absence de renseignements sur l’état des organisations, la commission [des mandats ndlr] propose que le camarade Antony soit présent à titre d’observateur. » [40]
Ce congrès, placé sous le signe du centenaire du Manifeste communiste de Karl Marx et Friedrich Engels, eut pour fonction de réaffirmer les positions fondamentales du marxisme révolutionnaire. Si la nature de l’URSS et du stalinisme fut, bien entendu, débattu, un long rapport de Pierre Franck, l’ancien secrétaire de Léon Trotsky, sur « la lutte des peuples coloniaux et la révolution mondiale » attira particulièrement l’attention des Vietnamiens. « Partant des nouveaux rapports de force entre États capitalistes, ce document soulignait que les États-Unis tendaient à prendre la relève des anciens impérialismes affaiblis devenus incapables de maintenir leur domination sous la forme qu’elle avait eue dans le passé. Il relevait aussi que ces impérialismes, du moins certains d’entre eux, procéderaient à une retraite stratégique dans un assez grand nombre de pays coloniaux où ils substituaient aux formes de domination directe des formes nouvelles de domination indirecte avec l’aide des couches possédantes indigènes auxquelles ils remettaient formellement le pouvoir tout en conservant presque totalement leur suprématie économique. Le congrès saisissait là, dès le début du processus, une orientation des impérialismes dans le domaine colonial qui a reçu plus tard le nom de néo-colonialisme. » [41] C’est bien dans cette optique que le groupe entreprend une campagne contre le fantoche Bao Dai qui, de toute façon, ne bénéficie que de très peu de soutien chez les Vietnamiens de France. Le congrès était à peine terminé que plusieurs dirigeants du PCI se voyaient condamner à des amendes pour « atteinte au moral de l’armée » dans le cadre de la lutte contre l’intervention de l’armée française en Indochine.
Il était dans les intentions des Vietnamiens en France de créer une « puissante section vietnamienne de la IVe Internationale » comme le déclarait un article du journal La Vérité de mai 1947. Tout concordait pour que cette espérance se voie concrétisée. Le poids qu’avait eu La Lutte de Ta Thu Thau avant-guerre et l’influence de la L.C.I. dans le prolétariat de Saigon, l’importance numérique de la section vietnamienne en France donnaient à penser que, au regard de la situation en Indochine, c’était une chose réalisable. La manière dont s’effectua le retour des militants au Viêt Nam, suite aux rafles et à l’internement plus ou moins long qui suivit compliqua la tâche des militants.
La Brigade Octobre chez Tito
L’année 1948 est riche en bouleversement divers. En février, à Prague, le parti communiste se retrouve seul au pouvoir. Le 28 juin 1948, le Kominform [42] publie une résolution condamnant le président yougoslave. Staline ne peut supporter l’indépendance de cet État qui a réussi à se libérer sans l’armée rouge.
Une violente campagne « anti-titiste », qui n’est pas sans rappeler celle des procès de Moscou, va se déclencher. Pourtant comme le rappelait l’historien du PCF Philippe Robrieux « Aux yeux des communistes français en 1945, Tito, c’était Castro au temps de Che Guevara », et en quelques jours Tito devient un « fasciste » un « valet du capitalisme ». Pour la IVe Internationale il est clair que cette brèche dans le bloc des pays de l’Est pourrait être « le début de la destruction du stalinisme. » D’autant plus que les dirigeants yougoslaves ne cessent de vanter les vertus de l’autogestion ; c’est donc une rupture « de gauche » qu’il s’agit de défendre contre les calomnies et les attaques violentes. Une campagne est lancée afin d’envoyer des « brigades de travail » en Yougoslavie pour voir sur place de quoi il retourne. À l’image de la Brigade Commune de Paris, constituée de jeunes de métallurgistes de chez Chausson à Gennevilliers partie l’été 1950 ou celle de Renault Billancourt. Ce mouvement permis d’envoyer environ 2.000 personnes, toute tendances politiques confondues, en Yougoslavie.
Le Groupe vietnamien sera à même d’envoyer la Brigade Octobre composée de 30 intellectuels et anciens ONS encore en France. Au départ 68 personnes étaient inscrites, mais seule une trentaine pu obtenir un passeport [43]. Hoang Khoa Khoi se souvenait avec émotion de ce voyage et des réunions publiques qu’il avait animées : « Le matin nous avons aidé à construire l’université de Zagreb et l’après-midi nous avions des entretiens avec les gens dans les usines, les coopératives ou sur des chantiers. » Hugues se souvient aussi des meetings pour la Vérité en Yougoslavie attaqués à Paris par les énergumènes de l’U.J.R.F. [44] : « Une partie du service d’ordre était composée de Vietnamiens, des anciens ONS dont certains connaissaient les arts martiaux… Certains stals ont dû en garder un cuisant souvenir. » Les trotskystes furent alors accusés par leurs adversaires d’avoir « organisé un guet-apens avec la complicité de la police ». Il n’empêche que la verrière de la Salle des Sociétés savantes fut détruite et les dégâts furent si importants que les travaux de réparation durèrent plusieurs années.
La visite d’une délégation des Vietnamiens de France mais aussi d’une délégation de Chinois d’Outre-Mer eut un certain écho. Tant et si bien que l’hebdomadaire du PCF France Nouvelle les dénonça dans son numéro du 17 juin 1950 sous le titre « Les ignobles procédés de propagande de la clique fasciste de Tito ». Après avoir dénoncé Tito et sa clique comme agence d’espionnage, la preuve en étant corroborée, selon eux, par les aveux de Rajk au procès de Budapest et ceux de Kostov à Sofia (et en attendant ceux de Slansky à Prague l’année suivante) l’hebdo précisait : « Les déclarations provocatrices faites dernièrement par Tanyoug [l’agence de presse yougoslave] sur le voyage en Yougoslavie des “ étudiants démocrates ” de Chine et du Viêt Nam, témoignent également des méthodes fascistes de la propagande titiste. On fait passer à Belgrade pour représentants de la nouvelle Chine et du nouveau Viêt Nam un groupe « d’étudiants » qui ont perdu toute liaison avec leur patrie. Celui qui se rend en Yougoslavie […] se fait, volontairement ou non, le complice des bourreaux des peuples yougoslaves. »
Après la dissolution volontaire du Comité Central des ONS en juin 1950, consécutive au dernier rapatriement des ONS, l’affrontement entre les organisation d’ONS et le Groupe Salut national de Trân Ngoc Danh prit fin ; mais il continua entre trotskystes et staliniens vietnamiens. Le débat s’il n’avait rien perdu de sa vigueur ne donnait plus lieu, après l’affaire de Mazargues, à des violences physiques. L’Union vietnamienne (Liên Viêt) prit la relève du Salut National. Dans le bulletin de l’Union, Nguyên Kach Viên, qui avait collaboré un temps au mouvement des ONS et donc de fait avec les trotskystes avant de rompre avec eux en avril 1949 pour rejoindre le PCF, polémiquait rudement avec ses anciens amis. Sous le titre « Petits bourgeois et révolutionnaires » il écrivait : « Ceux-là [les ONS du Groupe trotskyste] restent à Paris et osent enseigner la révolution à Hô Chi Minh […] ils veulent enseigner la révolution à Thorez ; ils viennent de lire quelques livres et veulent enseigner la révolution à Staline ou à Mao Tsé Toung. » Ce à quoi les intéressés répondaient : « Le socialisme selon Marx devait promouvoir une société où toutes les capacités et aptitudes du peuple peuvent être intégralement développées dans une démocratie totale. Le socialisme à la Staline n’a engendré qu’un régime contraignant, répressif et cruel. Staline considère le pouvoir du prolétariat comme le monopole d’un groupe d’hommes et non pas la démocratie démocratique des masses. »
Soutien critique au Vietminh
Dans la guerre de reconquête qui avait lieu au Viêt Nam il était impératif de soutenir la lutte pour l’indépendance quels qu’en soient les dirigeants. Cependant pour le Groupe il était hors de question de soutenir sans réserve Hô Chi Minh. Le point principal de divergences était déjà apparu en 1946 lorsque le Comité central des travailleurs vietnamiens avait apporté son « soutien critique » au gouvernement vietnamien. Pour Nguyên Khach Viên le soutien au gouvernement Hô Chi Minh devait être total et même « aveugle ». Au mot d’ordre des travailleurs des camps, « Soutien au gouvernement de la Résistance », il aurait voulu substituer celui-ci : « Soutien au gouvernement dirigé par Hô Chi Minh ».
Les militants trotskystes vietnamiens et français participèrent à la lutte conte la « sale guerre » soit au nom de leur organisation respective, soit dans le cadre de structures unitaires comme les Comités pour la libération d’Henri Martin [45]. À la signature des accords de Genève des journaux comme l’Union vietnamienne (Liên Viêt) et Le Secours Populaire (Cuu Tê Binh Dân) saluèrent « avec enthousiasme ces accords et déclarèrent qu’ils ont apporté un succès total au Viêt Nam et ce, grâce au soutien inconditionnel de la Chine et de l’Union Soviétique, quoique le problème de l’unification ne soit pas encore résolu, il le sera certainement par l’organisation d’un référendum ». Ce en quoi ils étaient au diapason de la presse communiste orthodoxe. Le Groupe troskyste et l’Association des travailleurs vietnamiens en France avaient un tout autre jugement : « Grâce à la victoire de Diên Biên Phu, les accords de Genève ont apporté un certain nombre de succès importants pour le Viêt Nam. Au lieu d’obtenir des succès encore plus grands proportionnés à Diên Biên Phu, le Viêt Nam a subi les pressions des représentants de l’Union Soviétique et de la Chine qui, en défendant leurs intérêts nationaux ont poussé les représentants du Viêt Nam à faire des concessions notamment sur le problème de la réunification et sur le délai du référendum. Sur ce point, on ne peut pas croire que les autorités du Sud Viêt Nam respecteront le délai fixé. Le peuple doit être vigilant et une seconde guerre ne sera sans doute pas évitable. ». Une analyse, partagée à l’époque avec plus d’un commentateur politique (et avérée fondée depuis), mais qui valait à l’époque l’épithète de « provocateur belliciste » !
Une histoire sans fin
Le 24 avril 1954, le camarade Hugues devenait gérant de la société Typo-Lino Service (rue du Vide Gousset à Paris 2e), société au capital de 2 millions de francs. Bien entendu, le jeune saigonnais n’avait pas fait fortune depuis son arrivée en France. Cette société s’était constituée avec l’argent de la IVe Internationale et du Groupe vietnamien auprès duquel cotisaient des centaines de travailleurs, 512 exactement avant le rapatriement des ONS. À ses cotés Tran Van Sam, un ancien ONS linotypiste, chargé depuis longtemps de l’impression des tracts et revues [46]. Cette imprimerie allait jouer un rôle important durant la guerre d’Algérie. Le Secrétariat Unifié de la IVe Internationale apportait un soutien politique et concret aux nationalistes algériens. « Le jour nous éditions des journaux et des brochures pour “ la propagation de la Foi ”, le soir en heures supplémentaires nous faisions des faux papiers pour les Algériens, nous imprimions des tracts ou des journaux, tout ce qu’il fallait pour leur lutte clandestine. Nous n’étions pas les seuls bien sûr, mais la police ne nous a jamais trouvés ! C’est pour ça que nous ne sommes même pas répertoriés dans le livre Les porteurs de valises d’Hervé Hamon et Patrick Rotman. Mais contrairement à Pablo nous n’avons jamais fait de fausse monnaie », ajoute-t-il en riant ! [47]
(Carnets du Viêt Nam n° 25 avril 2010)
5e partie : Le reflux des années 50
Le Groupe trotskyste vietnamien s’était développé au sein de l’immigration forcée des ONS et des tirailleurs indochinois. Le retour massif de ceux-ci asséchait donc, en France, leur « base de masse » pour reprendre une expression militante. Dès la constitution du Groupe, il était clair qu’outre la défense des ONS en France, à travers la constitution d’organismes adéquats et pluralistes [48], la tâche spécifique du Groupe était la constitution, au Viêt Nam même, d’une puissante section vietnamienne de la IVe Internationale, qui renouerait avec la tradition du groupe La Lutte de Tha Thu Tau à la fin des années 30.
Dans une lettre du 17 janvier 1955, le Secrétariat International (S.I.), adressait « aux camarades vietnamiens résidant encore en France » un courrier dans lequel il les invitait à rejoindre au plus tôt le pays « à la demande des membres de la section résidant au Vietnam et qui demandaient le rapatriement immédiat de la totalité des membres séjournant encore en France. Le S.I. trouve cette demande justifiée et en accord complet avec ses propres vues sur la question. Le séjour prolongé de certains camarades membres de la section en France ne peut se justifier que dans le cadre où il s’agit de camarades ayant une fonction à remplir auprès de l’Internationale ou à assurer une meilleure liaison entre elle et la section.
Le S.I. a déjà fixé ces cas à trois à savoir les camarades Robert, François [49] et Hugues auxquels des missions précises, dans le cas précisé, sont actuellement confiées.
À une étape ultérieure, même ces trois camarades doivent êtres rapatriés.
Pour tous les autres camarades le S.I. demande que des dispositions soient prises dès maintenant (souligné dans le texte) afin qu’ils puissent être rapatriés au plus tôt, un premier groupe au moins sinon la totalité des camarades devant partir en mars prochain au plus tard.
Les camarades qui croient avoir des raisons valables de prolonger leur séjour en France doivent fournir ces raisons devant une délégation du S.I. qui se tient dès maintenant à leur disposition.
Le S.I. demande à la direction du groupe en France de communiquer cette lettre à tous les membres du groupe et de prendre des mesures pour son application immédiate.
La place de tous les militants trotskystes vietnamiens est là où s’accomplit maintenant la révolution vietnamienne et où un champ immense et exaltant existe pour leur activité révolutionnaire et l’avenir de l’Internationale.
Le S.I. a demandé d’autre part à la direction du groupe d’organiser une ultime préparation idéologique et politique des camarades en instance de départ, à laquelle il participera lui-même […] ».
Scission de la IVe Internationale
Cette lettre intervient dans un moment assez particulier de l’histoire de la IVe Internationale, celui qui suivit la scission de 1952 [50]. Au début des années 50, alors que le monde semblait être à la veille d’une troisième guerre mondiale [51], sous l’égide de Michel Pablo alors secrétaire général de l’Internationale, une nouvelle tactique fut préconisée. Face à un conflit armé mondial, il ne s’agissait plus de construire de petites sections « sans prise sur le mouvement réel des masses », mais de rejoindre les principaux partis existants, communistes ou social-démocrates selon les pays, afin d’y développer, en leur sein, une orientation révolutionnaire. Cette tactique fut appelée « entrisme sui generis », ou entrisme à long terme, étant bien entendu que la Quatrième Internationale conservait son identité politique et sa propre presse de manière autonome. Il semblait alors logique de considérer que la politique menée par les directions des différents partis communistes se trouverait contestée par des pans entiers de ces partis qui rejoindraient alors un parti plus révolutionnaire. Majoritaire au sein de l’Internationale, mais minoritaire en France, cette tactique d’entrisme fut aussi partagée par le groupe trotskyste vietnamien, bien qu’une minorité de celui-ci le refusât.
Au Viêt Nam donc, et en particulier dans le Nord, des militants trotskystes de retour de France adhérèrent au Lao Dong, le Parti des Travailleurs. De toute façon l’existence d’une organisation indépendante publique était absolument inenvisageable dans les conditions de l’époque. À ce jour et selon les informations en notre possession, il est absolument impossible de savoir ce que devinrent ces militants. Dans le Sud, la plupart des militants avaient refusé cet entrisme et se lancèrent dans un travail syndical à Saigon qui semble avoir connu quelques succès, en particulier dans les transports.
Un candidat « trotskyste » désavoué à Saigon
Dans la grande ville du Sud, qui avait vu les succès de La Lutte et de Tha Thu Tau, une liste « trotskyste » avait, début 1953, remporté une victoire aussitôt dénoncée par le Secrétariat de la IVe Internationale dans les colonnes du mensuel La Vérité des Travailleurs de février 1953 : « Plusieurs journaux ont fait état à l’occasion des élections municipales au Vietnam de la victoire remportée par la liste du candidat « trotskyste » Nguyên Dan Thang à Saïgon.
Le Secrétariat […] déclare que le nommé Nguyên Dan Thang (surnommé Phan Tuan Triet) avait séjourné en France entre 1939 et 1948 n’a aucun rapport avec la section vietnamienne de la IVe Internationale fondée par Tha Thu Tau. La section vietnamienne […] a, à plusieurs reprises, dénoncé dans sa presse les relations douteuses de cet individu. Exploitant habilement le prestige toujours énorme à Saigon du leader trotskyste Tha Thu Tau, qui a toujours lutté jusqu’à son assassinat en 1945 par les staliniens, pour une indépendance réelle du Vietnam et l’avènement d’un véritable gouvernement socialiste dans ce pays, ainsi que la clandestinité complète dans laquelle l’impérialisme et le gouvernement de Bao Daï maintiennent la section vietnamienne de la IVe Internationale, le nommé Nguyen Dan Thang a pu polariser un grand nombre de voix. Ces voix proviennent d’éléments qui voulaient à la fois protester contre l’impérialisme, contre le régime réactionnaire de Bao Dai et contre les agissements bureaucratiques des staliniens vietnamiens. » Là encore, l’état des recherches ne permet pas d’en savoir plus, mais il est important de noter qu’à Saigon, sept ans après l’assassinat de Tha Thu Tau et ses camarades, de multiples suffrages se portent encore sur un candidat se réclamant (à tort ou à raison) de lui et de son combat pour un socialisme démocratique.
Un certain nombre de militants, pour diverses raisons, ne suivirent pas la directive du S.I. et restèrent en France. Dans l’ensemble, soit ils avaient « raté » le dernier bateau qui, dans le cadre du rapatriement, pouvait les ramener gratuitement au Viêt Nam, soit mariés et ayant fondé une famille, ils ne souhaitaient pas l’exposer aux dangers d’un pays en guerre.
Pour la réhabilitation de Tha Thu Tau et de ses camarades
Après la mort de Staline en 1953 et le rapport Khrouchtchev en 1956 qui critiquait les crimes du stalinisme, un vent de relative libéralisation souffla dans les « démocraties populaires ». Khrouchtchev vint lui-même à Belgrade en mai 1955 pour exprimer des excuses publiques aux communistes yougoslaves et y signer une déclaration promettant des rapports fraternels et égalitaires. La réhabilitation des « titistes » exécutés ou emprisonnés au tournant des années 1950 à Budapest, Prague, Sofia ou Varsovie s’ensuivit. En Chine et au Viêt Nam, la Campagne des cent fleurs promettait une plus grande liberté d’expression [52]. C’est dans ce contexte qu’une « lettre des travailleurs vietnamiens en France » fut envoyée au gouvernement Hô Chi Minh. « Le VIe Congrès annuel de l’Association des travailleurs vietnamiens en France s’est tenu à Paris les 6 et 7 octobre 1956. Après avoir pris connaissance des mesures de démocratisation réalisées dans plusieurs pays des Démocraties Populaires et de la réhabilitation des militants et leaders ouvriers injustement calomniés, emprisonnés, voire exécutés, s’adresse au Gouvernement de la République Démocratique du Viêt Nam et à son président Hô Chi Minh, afin de leur demander de fournir tous les éclaircissements sur les conditions dans lesquelles Ta Thu Tau, Phan Van Hùm, Trân Van Trach, leaders révolutionnaires trotskystes, Hoàng Dôn Vân, dirigeant syndicaliste, ancien ministre du Travail du gouvernement Hô Chi Minh et de nombreux autres militants révolutionnaires ont été exécutés sans jugement dans les années 1945-46-47-48 et 49. À l’exemple de ce qui a été décidé en Pologne, en Hongrie, en Bulgarie… la mémoire de ces militants doit être réhabilitée. »
Un mois après cette demande les chars soviétiques entraient à Budapest, la « libéralisation » avait très vite trouvé ses limites. Bien entendu, il n’y eut jamais de réponse à cette lettre.
Nous avons indiqué plus haut que, lors de la guerre d’Algérie les Vietnamiens de la IVe avaient organisé une imprimerie qui fournissait du matériel aux militants du FLN algérien. Toujours à la pointe du « combat anti-impérialiste » les militants trotskystes furent, malgré leur petit nombre, très actifs pour mener la lutte contre la guerre d’Algérie et aider activement le FLN, tant et si bien que Michel Pablo fut un temps, après 1962, conseiller du président Ben Bella à Alger [53]. Une nouvelle génération arrivait à la politique à travers ce combat. Comme pour signifier ce passage d’un temps à un autre, Natalia Sedova, la veuve de Trotsky, s’éteignait le 26 janvier 1962 à Paris. Hoang Khoa Khoi, qui comptait parmi ses amis intimes, se souvenait avec plaisir de ses discussions et de l’émotion que lui procurait la compagnie de cette vieille dame, « comme si à travers elle, on touchait à la révolution d’Octobre 1917 ».
À nouveau le Viêt Nam
Malgré une presse aux moyens limités (un seul mensuel de 8 à 12 pages et un trimestriel plus théorique) le Viêt Nam était régulièrement présent dans les colonnes de la section française de la IVe Internationale dès 1963 [54]. Certains articles sont écrits par Luu Thanh Kiem. Le parcours de ce militant est assez atypique au sein du groupe. Très jeune, il adhère à la Jeunesse d’Avant-garde révolutionnaire (Thanh niên Tiền phong) dont le rôle fut décisif pour porter au pouvoir en 1945 le Comité exécutif du Nam Bo. « Quand la France déclencha la guerre de reconquête coloniale, Kiem gagna le maquis où il se battit deux ans. Mais il y trouva – étonnante manifestation de la vitalité des germes révolutionnaires dans des conditions qui peuvent paraître assez contraires – des œuvres de Trotsky qui lui éclairèrent tous les problèmes d’un nouveau jour et décidèrent de son existence. Son trotskysme candide entraînant la suspicion et l’hostilité des staliniens qui étaient à ses côtés, il regagna la ville où il rejoignit les rangs de la IVe internationale. Après les accords de Genève, il vint en France achever des études d’ingénieur. » [55] Malheureusement Luu Thanh Kiem décéda début 1966 à l’âge de 35 ans. Mais déjà l’ensemble de ses camarades s’activaient pour lutter contre l’intervention américaine au Viêt Nam et pour la victoire du FNL.
(Carnets du Viêt Nam n° 26 juillet 2010)
Fin : du « Viêt Nam héroïque » au Ðôi mói
Au début des années 60 le Viêt Nam refait les gros titres de la presse. Les exactions du régime de Ngo Dinh Diêm contre toute opposition, même « neutraliste », débouchent ensuite sur les violences contre les Bouddhistes. [56]. Renversé par un triumvirat militaire avec la bénédiction des la CIA, le Sud Viêt Nam n’arrive pas à trouver la moindre stabilité politique. à partir de 1965 les USA interviennent de manière massive pour éviter la chute d’un pouvoir moribond. Des centaines de milliers de GI’s sont envoyés au Sud du 17e parallèle tandis qu’au-delà commence une « escalade » de bombardements intensifs encore jamais vu dans l’histoire de l’Humanité.
Dans la presse de la IVe Internationale en France, bien limitée à l’époque (un mensuel et une trimestriel), le Viêt Nam est bien entendu une des préoccupations essentielles. Il devient clair, dès le départ, que cette partie du monde va devenir le lieu de confrontation majeur entre « l’impérialisme et le camp socialiste ». Il est tout aussi clair que la coexistence pacifique prônée par l’Union Soviétique depuis 1956 sera mise à mal, en particulier, à partir du moment où le Nord Viêt Nam, territoire socialiste, sera sévèrement bombardé. De multiples critiques s’élèvent alors sur l’attitude frileuse du mouvement communiste officiel qui ne parle que de Paix au Viêt Nam. Se dégage alors, sur sa gauche, un mouvement qui espère plutôt que FNL Vaincra ! Lors d’un discours en 1967 à la Tricontinentale [57] Che Guevara résumait avec éloquence un sentiment de plus en plus partagé « Il y a une pénible réalité : le Viet Nam, cette nation qui incarne les aspirations, les espérances de victoire de tout un monde oublié, est tragiquement seul. La solidarité du monde progressiste avec le peuple du Viet Nam ressemble à l’ironie amère qui signifiait l’encouragement de la plèbe pour les gladiateurs du cirque romain. Il ne s’agit pas de souhaiter le succès à la victime de l’agression, mais de partager son sort, de l’accompagner dans la mort ou dans la victoire. Si nous analysons la solitude vietnamienne, nous sommes saisis par l’angoisse de ce moment illogique de l’humanité.
L’impérialisme américain est coupable d’agression : ses crimes sont immenses et s’étendent au monde entier. Cela nous le savons, messieurs ! Mais ils sont aussi coupables ceux qui, à l’heure de la décision, ont hésité à faire du Viet Nam une partie inviolable du territoire socialiste ; ils auraient effectivement couru les risques d’une guerre à l’échelle mondiale, mais ils auraient aussi obligé les impérialistes américains à se décider. Ils sont coupables ceux qui poursuivent une guerre d’insultes et de crocs-en-jambe, commencée il y a déjà longtemps par les représentants des deux plus grandes puissances du camp socialiste. Posons la question pour obtenir une réponse honnête : Le Viet Nam est-il oui ou non isolé, se livrant à des équilibres dangereux entre les deux puissances qui se querellent ? Comme ce peuple est grand ! Comme il est stoïque ! Et quelle leçon sa lutte a représenté pour le monde ! ».
Hô Hô Hô Chi Minh !! Che Che Guevara !!
Les maigres forces de la IVe Internationale sont mises à contribution pour initier ou amplifier le mouvement de solidarité avec le Viêt Nam en lutte. La première manifestation européenne contre les guerres impérialistes a eu lieu à Liège, le 15 octobre 1966. Le 30 novembre 1966, à l’occasion de ses « Six Heures pour le Viêt Nam », à la Mutualité à Paris se créait Le Comité Viêt Nam National. Des militants mirent en place des réseaux clandestins d’appui aux déserteurs américains basés en Allemagne, d’autres participèrent au Tribunal Russel [58]… Une coordination permanente constituée lors de la conférence de Bruxelles, le 11 septembre 1967 assura la préparation de la manifestation internationale des 17-18 février 1968 à Berlin. C’est au cours de cette manifestation (très médiatisée ultérieurement comme le point de départ de mai 68 en Europe) qu’apparut le slogan Hô Hô Hô Chi Minh, Che Che Guevara (qu’il convenait de scander en sautillant). En réunissant ces deux figures du combat anti-impérialiste, il s’agissait de signifier que la lutte était mondiale et, par là même, recréer un sentiment d’internationalisme. Toutefois pour les Vietnamiens du Groupe trotskyste en France s’il ne faisait aucun doute que la question du Viêt Nam était centrale, la mise en avant de l’Oncle Hô posait problème. Hoang Khoa Khoï se souvenait « j’ai écrit au bureau politique de la Ligue Communiste et à Alain Krivine pour dire que si Che Guevara était un révolutionnaire sans tâche il n’en n’était pas de même pour Hô Chi Minh qui a fait assassiner des révolutionnaires lors de la Révolution d’août 1945. Ce slogan en mettant sur le même plan un révolutionnaire authentique et un stalinien non repenti créait une confusion regrettable et entraîna bien des illusions ». En fait, la question du slogan recouvrait les discussions sur la nature politique du Parti communiste vietnamien et de sa direction. Certains pensaient qu’en faisant front à l’impérialisme américain et par là même en s’opposant à la coexistence pacifique, les dirigeants vietnamiens, tout en restant staliniens, avaient trouvé le chemin pour devenir des dirigeants révolutionnaires a contrario de tous les partis communistes qui s’étaient fourvoyés. Cette analyse (très schématique ici faute de place) découlait d’un certain optimisme politique que la période, aux alentours de l’année 1968 avec ses multiples explosions révolutionnaires dans le monde, rendait plausible. Elle se nourrissait aussi d’un postulat longtemps espéré que de « larges pans de militants des partis communistes, dans le feu de l’action, allaient rompre avec le communisme orthodoxe et rejoindre les révolutionnaires ». L’arrivée à la vie politique de nombreux jeunes se faisaient à la lumière des luttes anti-impérialistes dans le monde et non en référence aux luttes de l’ancienne opposition de gauche. Il est significatif que le premier numéro du journal des JCR (Jeunesses Communistes Révolutionnaires crée en 1966 après l’exclusion des étudiants contestataires de l’Union des étudiants communistes) comporte en éditorial un texte de Lê Duan alors premier secrétaire du PC vietnamien.
Entre optimisme politique et nécessité de la solidarité effective avec le Viêt Nam combattant (qui fut une des tâches centrales de la IVe Internationale durant des années), toute critique « orthodoxe » sur la nature du PC. vietnamien était pour le moins mal comprise ou suspecte de tiédeur révolutionnaire pour une majorité de militants. [59] Il fallut attendre la fin de la guerre pour que, à la lumière des évènements, il devint évident que la direction vietnamienne, pour victorieuse et héroïque qu’elle fut, restait alignée sur l’Union soviétique et instaurait un régime qui lui était proche.
A l’heure de la Glasnost : Chroniques vietnamiennes
En novembre 1986, le groupe trotskyste vietnamien en France (membre de la L.C.R.) commence la publication de la revue trimestrielle Chroniques Vietnamiennes. Cette publication faisait suite à l’arrêt de Nghiên Cuu jusqu’alors édité en vietnamien par le Groupe. Animée par Hoang Khoa Khoi, Dang Van Long, et quelques autres, cette publication en français avait pour principale ambition de s’adresser d’abord à la seconde génération des Vietnamiens de France qui souvent ignorait ou maîtrisait mal la langue de leurs parents. Mais aussi aux « anciens des mouvements de solidarité…/… qui, en criant FNL Vaincra, étaient persuadés que la victoire entraînerait l’éclosion d’une société plus juste…/… Tout en soutenant de toutes nos forces le combat anti-impérialiste du PCV jusqu’en 1975, nous n’avions pas toutes ces illusions partagées par la plupart de nos camarades français. La société qui s’édifie sous nos yeux est une copie conforme des sociétés soviétique, bulgare ou polonaise ». Cette publication intervint alors qu’en Union Soviétique Mikhaïl Gorbatchev et son équipe avaient initié, depuis l’année précédente, la glasnost (transparence) et la perestroïka (reconstruction). Ces initiatives pour libéraliser le système laissent à penser que ces changements en cours pourraient bien se produire dans les pays frères dont le Viêt Nam. Tout en suivant de près et en commentant l’actualité du Viêt Nam (on note à la lecture des numéros une réelle connaissance de la société via certains correspondants sur place), la revue s’attache à faire connaître l’histoire du trotskysme vietnamien et son implication dans le mouvement des travailleurs indochinois alors quasiment inconnu en France. En 1988 un dossier complet apportait bien des précisions sur le sujet ainsi que sur l’itinéraire particulier du Dr Nguyễn Khắc Viện. Cet intellectuel vietnamien rénovateur au soir de sa vie avait séjourné en France de 1937 à 1963. Passant d’un nationalisme étroit (il avait accepté avec d’autres étudiants l’offre faite par l’Allemagne nazie d’un voyage d’étude dans le Reich en 1943) au stalinisme le plus servile après avoir, un moment, collaboré avec les trotskystes investis dans le mouvement des ONS.
En novembre 1988, Dang Van Long directeur de le revue écrivait à Claude Evin ministre de la Santé et de la Sécurité sociale et à Michel Charasse alors ministre du budget afin d’attirer leur attention sur le sort des Vietnamiens anciens ONS. Tous avaient cotisé à la Sécurité sociale durant leur séjour en France, ceux restés en France bénéficiaient normalement de leur retraite mais pas ceux retournés au Viêt Nam. Un comité de soutien aux anciens travailleurs et tirailleurs vietnamiens en France fut créé, mais ne put obtenir satisfaction. Il restait alors quelques milliers d’anciens ONS au Viêt Nam susceptible d’obtenir une retraite mensuelle de 250 francs (38 euros) une somme non négligeable au regard du marasme économique de l’époque.
Dans un numéro hors série une partie des mémoires de Hoàng Văn Hoan Une goutte d’eau dans l’océan fut traduit en français. Hoàng Văn Hoan ami personnel d’Hô Chi Minh, co-fondateur du PCI et ancien ambassadeur à Pékin fut un partisan de la ligne maoïste durant de nombreuses années. Mis sur la touche après la mort de Hô Chi Minh il critiqua la politique contre la minorité chinoise Hoa en 1979, puis se réfugia à Pékin d’où il dénonça la clique révisionniste de Hanoi.
La revue suivit de près le réveil des intellectuels vietnamiens qui semblait vouloir se dessiner à la fin des années 80. Une campagne pour la libération de Dương Thu Hương fut lancée conjointement par les revues Doan Ket et Chroniques Vietnamiennes lorsque l’écrivain fut emprisonnée huit mois en 1991 après avoir été expulsée du Parti communiste en 1989 et exclue de l’Union des écrivains en 1990. La pétition connut un certain succès dans les milieux intellectuels.
Un nouveau dossier pour la réhabilitation des trotskystes vietnamiens assassinés par le Viêt Minh en 1945 eut moins de succès. En 1990, le colonel Bùi Tín responsable du journal du Parti communiste Nhân Dân, désabusé par la politique suivie depuis la Libération en 1975 profita de sa présence en France (invité à la Fête de l’Humanité) pour demander l’asile politique. Trop « rouge » alors pour les associations de réfugiés vietnamiens, il trouva refuge durant des mois chez Dang Van Long l’ancien ONS devenu l’historien du mouvement à travers ses ouvrages. Non seulement la disparition de l’Union soviétique et du « camp socialiste » n’entraîna pas la disparition du système en vigueur au Viêt Nam (ni celui de la Chine) mais l’introduction de l’économie de marché par la croissance qu’elle généra, légitima le pouvoir en place. La plupart des « dissidents » issus du Parti communiste, une fois à l’étranger, se tournèrent vers un anti-communisme primaire sans doute plus confortable que la recherche d’une critique de gauche du modèle stalinien. Hoang Khoa Khoi n’était pas vraiment étonné de ce revirement « la plupart des anciens staliniens, surtout au Viêt Nam, n’ont pas une culture marxiste suffisante pour analyser les problèmes d’un point de vue matérialiste. Dans leur critique du système, ils jettent le bébé avec l’eau du bain comme aurait dit Lénine. Trop souvent, et faute d’une réelle boussole marxiste, une juste colère contre les méfaits du stalinisme a été exploitée à des fins étrangères au socialisme ». Beaucoup de Vietnamiens étaient en fait plus nationalistes que communistes. Pour un nationaliste la notion de classe n’existe pas et encore moins la lutte des classes, il n’est guère étonnant alors qu’ils basculent de manière si extrême ».
Parallèlement à la revue, le petit groupe, s’employa à traduire et à diffuser les œuvres fondamentales de Trotsky et à les introduire au Viêt Nam même. Une dizaine de titres furent ainsi édités ainsi qu’un ouvrage de Nguyên Van Liên, un ancien ONS , sur Lénine sa vie et son œuvre et 3 tomes sous le titre : « Dossier des Trotskistes Vietnamiens en France ».
Dang Van Long, l’autodidacte, après un roman publié à Hanoi en 1996 (Linh tho ONS) s’était attaché à la publication d’un énorme ouvrage de 611 pages intitulé Nguoi Viêt o Phap 1939-1952 (Les travailleurs indochinois en France 1939-1952) [60].
A l’automne 1997 un dernier numéro des Chroniques Vietnamiennes parut avec le récit de l’arrestation des « révisionnistes anti-parti » dont Vũ Thư Hiên fit le récit dans son livre La nuit en plein jour. La revue s’arrêta faute d’avoir trouvé une relève suffisante.
Le 26 septembre 2004, à Paris, se tenait une réunion publique pour commémorer le 60e anniversaire de la création de la Délégation Générale des Indochinois. à la tribune Hoàng Dôn Tri qui évoqua avec émotion son ancien professeur Ta Thu Thau au côté de Hoang Khoa Khoi et Nguyên Van Lièn ainsi que Ngo Van Xuyêt qui fut témoin et acteur de révolution d’Août 1945 à SaIgon. Khoi évoqua le mouvement des ONS et le rôle important que jouérent les trotskystes dans l’organisation des différentes structures qui se mirent en place. [61] Il souligna l’importance qu’avait la démocratie dans la lutte et dans les formes de représentation de la grande masse des travailleurs. Ce faisant il affirmait que des méthodes démocratiques dans la lutte anticipaient sur le degré de démocratie d’une société à venir, tandis que la coercition et le mensonge conduisaient invariablement au totalitarisme.
(Carnets du Viêt Nam n° 27 octobre 2010)
[Photo]
Réunion publique le 26 septembre 2004, à Paris pour commémorer le 60e anniversaire de la constitution de la Délégation Générale des Indochinois en France
de gauche à droite :
Ngo Van Xuyet,
Dang Tien (modérateur)
Hoang Khoa Khoï,
Nguyên Van Liên,
Hoàng Dôn Tri